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L’on vient de montrer que, derrière une certaine rhétorique de la différence culturelle, s’est en fait poursuivi un travail politique de sélection dans une mémoire qui se voudrait ordonnée autour du double désir de souveraineté et d’autonomie. Paradoxalement, ce travail n’a fait que renforcer chez les Nègres le ressentiment et la névrose de la victimisation.

Comment reprendre, à nouveaux frais, l’interrogation sur la différence nègre entendue cette fois non pas comme un geste de ressentiment et de nostalgie, mais comme un geste d’autodétermination ? Cette interrogation neuve peut-elle se faire sans une critique de la mémoire et de la tradition, c’est-à-dire un effort conscient visant à discerner ce qui, dans la différence, offre des possibilités créatrices ou recréatrices ?

Telle est la question que pose, dès 1885, Alex Crummel. Il la pose dans les termes d’une possible politique du futur, du « temps qui vient » (the time to come)48. Le temps qu’il a à l’esprit est une catégorie à la fois politique et existentielle. D’après Crummel, le point de départ d’une pensée du « temps qui vient » est la reconnaissance du fait que l’on ne peut vivre dans le passé.

Le passé peut servir de motif d’inspiration. L’on peut apprendre du passé.

Mais les concepts moraux de devoir et de responsabilité ou encore d’obligation découlent directement de notre entendement du futur. Le temps du futur est celui de l’espérance. Le présent est le temps du devoir.

Crummel reproche aux Nègres de modeler excessivement leur conduite sur les « enfants d’Israël ». « Longtemps après leur exode et leur libération de la servitude, longtemps après la défaite du Pharaon, ils auraient dû fixer leurs yeux sur la Terre promise et aspirer à la liberté. Ils n’arrêtèrent pas d’avoir les yeux tournés en arrière, vers l’Égypte », affirme-t-il. Il qualifie de « morbide » toute économie du souvenir qui pousse le sujet à transformer en demeure « des choses répugnantes » ; à « s’attacher à ce qui est sombre et triste », toutes choses qui conduisent à la dégénérescence. Ce que dévoile un tel attachement, poursuit-il, c’est l’appétit pour la mort.

À cette mémoire qui se déploie dans les termes d’un irrépressible appétit pour la mort, il oppose deux types de capacités et de pratiques : l’espérance et l’imagination. Crummel introduit une distinction entre la mémoire de l’esclavage et l’appel permanent à un passé de malheur et de dégradation.

Le passage de la servitude à la liberté n’exige pas seulement un traitement subtil de la mémoire. Il requiert aussi une refonte des dispositions et des goûts. La reconstruction de soi au sortir de la servitude implique par conséquent un énorme travail sur soi. Ce travail consiste à inventer une nouvelle intériorité49.

Fabien Eboussi Boulaga propose, quant à lui, de relire la différence à la fois comme mémoire vigilante, modèle d’identification critique et modèle utopique50. La différence nègre, en soi, ne constitue ni un geste d’innocence, ni un geste d’autodétermination. En tant que mémoire, il s’agit d’une différence qui a été vaincue et humiliée. Au fond, c’est une différence dont certaines composantes ont fait l’objet d’une perte irrémédiable. Ces composantes ne pourront jamais être recouvrées. Elles ne peuvent faire que l’objet d’une évocation. Cette fonction d’évocation pourrait être une fonction de délivrance – à la condition qu’elle ne s’égare point dans la nostalgie et la mélancolie. Il y a, dans toute différence, des aspects internes qui l’exposent à être violée ou, pour reprendre les termes d’Eboussi Boulaga, « appellent l’attentat51 ». Il y a des manières d’en appeler à la différence qui s’apparentent au consentement à l’asservissement, tout comme il n’y a aliénation que là où, en plus de la contrainte, l’on succombe à la séduction. Certaines formes de la différence portent en elles leurs propres germes de mort, leur finitude. Il y a donc un paradigme négatif de la différence dans la mesure où cette dernière ouvre la porte aux forces de la déshumanisation. Et il n’y a, a priori, aucune raison de s’y attacher aveuglément.

Traitant par ailleurs de la « tradition », Eboussi Boulaga fait valoir que la fonction de vigilance est celle qui permet d’empêcher la répétition. « La mémoire vigilante se pose pour se libérer de la répétition de l’aliénation de l’esclavage et de la colonisation », c’est-à-dire « la domestication de l’homme, sa réduction à la condition d’objet », le dépouillement de son monde, « jusqu’à ce qu’il se renie ou se détruise lui-même, étranger à sa terre, à sa langue, à son corps, de trop dans l’existence et l’histoire »52.

D’autres modalités de la différence se traduisent soit par le rejet, soit par la fétichisation de tout ce qui est étranger, voire, dans certains cas, la retraduction de toute nouveauté dans des termes anciens – ce qui permet de la nier ou de la neutraliser. D’autres instances de la différence négative ont trait à la désertion de responsabilité, à la culpabilisation de tout autre que soi-même, à l’imputation permanente de la servitude initiale à la seule action des forces externes et à la décharge de ses pouvoirs propres. Ceci dit, Eboussi ne récuse pas la différence en soi. Pour lui, la reconnaissance de l’existence de ce qui n’est pas soi, ou qui ne se ramène pas à soi, va nécessairement de pair avec le geste de séparation à part des autres et d’identification à soi. Il existe un moment d’autonomie par rapport aux autres êtres humains qui n’est pas, par principe, un moment négatif. À cause des vicissitudes de l’histoire, un tel moment, bien vécu, permet au Nègre de se redécouvrir comme source autonome de création, de s’attester comme humain, de retrouver sens et fondement à ce qu’il est et à ce qu’il fait53. D’autre part, la différence positive est ouverture sur le futur. Elle renvoie non à une apologétique, mais à la reconnaissance de ce que chacun, comme humain, fait dans l’œuvre de constitution du monde. Dans tous les cas, la destruction des différences et le rêve d’imposition d’une langue unique à tous sont voués à l’échec. L’unité n’est jamais que l’autre nom de la multiplicité et la différence positive ne peut être qu’une différence vivante et interprétante54. Elle est fondamentalement une orientation vers le futur.

Il reste à déconstruire la tradition elle-même qui, souvent, sert de contrepoint au discours sur la différence en en révélant le caractère inventé.

Selon ce point de vue, l’Afrique en tant que telle – et l’on devrait ajouter le Nègre – n’existe qu’à partir du texte qui la construit comme la fiction de l’autre55. C’est à ce texte que l’on accorde ensuite une puissance structurante, au point où le soi qui prétend parler d’une voix authentiquement sienne encourt toujours le risque de ne jamais s’exprimer qu’à partir d’un discours préconstitué, qui masque le sien propre, le censure ou l’oblige à l’imitation. En d’autres termes, l’Afrique n’existe qu’à partir d’une bibliothèque coloniale qui s’immisce et s’insinue partout, y compris dans le discours qui prétend la réfuter, au point où, en matière d’identité, de tradition ou d’authenticité, il est sinon impossible du moins difficile de distinguer l’original de sa copie, voire de son simulacre. Tel étant le cas,

l’on ne saurait problématiser l’identité nègre qu’en tant qu’identité en devenir. Dans cette perspective, le monde ne constitue plus, en soi, une menace. Il apparaît, au contraire, comme un vaste réseau d’affinités56. Il n’existe pas d’identité nègre comme il existe des Livres révélés. Il y a une identité en devenir qui se nourrit à la fois des différences entre les Nègres tant du point de vue ethnique, géographique que linguistique et des traditions héritées de la rencontre avec le Tout-Monde.