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Mais, pour qu’elle devienne un habitus, la logique des races doit être couplée à la logique du profit, à la politique de la force et à l’instinct de corruption – définition exacte de la pratique coloniale. L’exemple de la France montre, de ce point de vue, le poids de la race dans la formation de la conscience d’empire et l’immense travail qu’il fallut déployer pour que le signifiant racial – qui est inséparable de tout schéma colonial – pénètre à l’intérieur des fibres molles de la culture française.

L’on ne soulignera jamais assez la complexité et l’hétérogénéité de l’expérience coloniale. D’une époque à l’autre et d’un pays à l’autre, les variations furent remarquables. Ceci dit, le signifiant racial fut une structure primordiale et même constitutive de ce qui allait devenir le projet impérial.

Et s’il y a une subjectivité des rapports coloniaux, sa matrice symbolique et sa scène originaire sont bel et bien la race. Prenons le cas de la France. La conscience d’empire fut le résultat d’un investissement politique et psychique singulier dont la race fut à la fois la monnaie d’échange et la valeur d’usage. Vers la fin des années 1870, la France, consciemment, entreprend de transformer le corps politique de la nation en une structure politique d’empire. À l’époque, ce processus revêt une double dimension.

D’une part, il s’agit d’assimiler les colonies dans le corps national en

traitant les peuples conquis à la fois en « sujets » et, éventuellement, en

« frères ».

D’autre part, il s’agit de mettre progressivement en place un ensemble de dispositifs grâce auxquels le Français ordinaire est amené, parfois sans s’en rendre compte, à se constituer comme sujet raciste tant dans son regard, ses gestes, ses comportements que son discours. Ce processus s’étale sur une durée relativement longue. Il s’appuie en particulier sur une psycho-anthropologie dont la fonction est la classification raciale du genre humain.

Cette classification est soutenue par les théories de l’inégalité entre les races et, dans une moindre mesure, par la validation de pratiques eugénistes.

Cette classification trouve son point d’effervescence dans les formes que prennent les guerres de conquête et les brutalités coloniales d’une part, puis, dans les années 1930 en particulier, dans l’antisémitisme40. Au tournant du

XIXe siècle, la formation de la conscience raciste, l’accoutumance au racisme, est l’une des pierres d’angle du processus de socialisation citoyenne. Fonctionnant comme une surcompensation face au sentiment d’humiliation nationale provoqué par la défaite devant la Prusse en 1870, elle est l’une des étoffes, sinon l’une des matières de la fierté nationale et de la culture patriotique. Connue sous le terme d’« éducation coloniale des Français », cette entreprise présente la colonisation comme la voie de passage vers un nouvel âge de virilité41. La colonie est, quant à elle, le lieu d’exaltation de la puissance où se retrempe l’énergie nationale. Cette entreprise exigea des efforts colossaux de la part de l’État et des milieux d’affaires. Elle ne visait pas seulement à légitimer et à promouvoir le projet impérial. Elle avait aussi pour but de cultiver et de disséminer les réflexes et l’ethos racialiste, nationaliste et militariste qui en étaient les éléments constitutifs., paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930), PUF, Paris, 2006 ; et Races, racisme et antiracisme dans les années 1930, PUF, Paris, 2007., Cornell University Press, Ithaca, NY, 2006.

Déjà à partir de 1892 s’esquisse un vaste mouvement que l’on pourrait appeler le national-colonialisme. Le mouvement national colonialiste français rassemble l’ensemble des familles politiques de l’époque, des républicains du centre aux radicaux, des boulangistes et des monarchistes aux progressistes. Il compte en son sein des avocats, hommes d’affaires et hommes d’Église, des journalistes et des soldats, une nébuleuse

d’organisations, d’associations et de comités qui, s’appuyant sur un réseau de journaux, périodiques et bulletins, de sociétés dites savantes, cherchent à donner politiquement et culturellement une voix forte et expressive à l’idée coloniale42. La grande nervure de ce projet impérial est la différence raciale.

Cette grande nervure prend corps dans un ensemble de disciplines telles que l’ethnologie, la géographie ou la missiologie. À son tour, la thématique de la différence raciale fait l’objet d’une normalisation au sein de la culture de masse à travers l’établissement d’institutions telles que les musées et les zoos humains, la publicité, la littérature, les arts, la mise en place d’archives, la dissémination de récits fantastiques relayés par la presse populaire (cas du Journal Illustré, de L’Illustration, du Tour du Monde, des suppléments illustrés du Petit Journal et du Petit Parisien), la tenue d’expositions internationales., vol. 14, no 1, 1971, p. 99-128 ; Raoul GIRARDET, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962, La Table ronde, Paris, 1972.

Des générations de Français ont été exposées à cette pédagogie de l’accoutumance au racisme. Pour l’essentiel, elle repose sur le principe selon lequel le rapport aux Nègres est un rapport de non-réciprocité. Et cette non-réciprocité est justifiée par la différence de qualité entre les races. La thématique de la différence de qualité entre les races est alors inséparable de la vieille thématique du sang dont on sait qu’elle avait été utilisée autrefois pour asseoir les privilèges de la noblesse. Cette fois, elle est redéployée par le projet colonial. L’on est alors persuadé que c’est avec du sang blanc que se crée la civilisation de l’avenir. Tous les peuples qui ont accepté le croisement des races seraient tombés dans l’abjection. Le salut réside dans la séparation absolue des races. Les multitudes nègre et jaune sont prolifiques – encombrant troupeau qu’il faut déporter ailleurs ou, comme certains s’efforceront de le faire valoir plus tard, dont les mâles doivent, à la limite, être stérilisés43. L’on rêve également du jour futur où l’on pourra fabriquer de la vie, obtenir ce que l’on aura décidé d’obtenir comme être vivant au choix. Le projet colonial se nourrit d’une forme inédite de raciologie dont l’une des pierres angulaires est le rêve de bouleversement des règles de la vie et, en fin de compte, la possibilité de création d’une race de géants., Félix Alcan, Paris, 1919.

Le thème de la différence de qualité entre les races est vieux44. Il parasite et traverse la culture au cours du dernier quart du XIXe siècle. Mais c’est dans les années 1930 qu’il devient banal, au point de relever du sens commun45. Il nourrit alors les peurs au sujet de la dépopulation, de l’immigration de la « greffe raciale », voire les fantasmes concernant la possibilité d’un impérialisme asiatique46. Les routes vicinales par lesquelles ont cheminé et l’idée coloniale et l’ethos raciste qui en était le corollaire sont multiples. L’une d’elles est le pouvoir scolaire. Pierre Nora range, par exemple, le Petit Lavisse parmi ses « lieux français de la mémoire », au même titre que Le Tour de France par deux enfants (1887) de « G. Bruno » (pseudonyme d’Augustine Fouillée) et À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Dans le Petit Lavisse en particulier, le discours républicain est trempé aux valeurs nationalistes et militaristes47. Système éducatif et système militaire communiquent bien avant l’adoption des lois Ferry de 1881-1882 rendant obligatoire la scolarité. Les écoliers sont éduqués pour devenir des citoyens-soldats. Pédagogie citoyenne et pédagogie coloniale se déploient sur fond d’une crise de la masculinité et d’apparent désarmement moral. Dès les années 1880 en effet, tous les écoliers d’une dizaine d’années durent étudier l’œuvre coloniale de leur pays à partir de manuels d’histoire (Augé et Petit en 1890 ; Cazes en 1895 ; Aulard et Debidour en 1900 ; Calvet en 1903 ; Rogie et Despiques en 1905 ; Delagrave en 1909 ; Lavisse)48. À ce schéma prescriptif de régularités s’ajoute la littérature pour la jeunesse (cas de l’œuvre de Jules Verne, des périodiques illustrés tels que Le Petit Français Illustré, Le Petit Écolier, Le Saint-Nicolas, Le Journal de la Jeunesse, L’Alliance Française Illustrée et ainsi de suite)., no 42, 1996, p. 106-125., Cambridge University Press, Cambridge, 2001., Pierre Bossuet, Paris, 1930 ; Arsène DUMONT, Dépopulation et civilisation. Étude démographique, Lecrosnier et Babé, Paris, 1890 ; Paul LEROY-BEAULIEU, La Question de la population, Félix Alcan, Paris, 1913., vol. 18, no 1, 2007, p. 31-57. Catherine COQUERY-VIDROVITCH (dir.), L’Afrique occidentale au temps des Français. Colonisateurs et colonisés, 1860-1960, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », Paris, 1992, p. 49-56.

Dans tous ces ouvrages, l’Africain est présenté non seulement comme un enfant, mais comme un enfant idiot, la proie d’une poignée de roitelets, potentats cruels et acharnés. Cette idiotie est la conséquence d’un vice

congénital à la race noire. La colonisation est une manière d’assistance, d’éducation et de traitement moral de cette idiotie. Elle est aussi un antidote à l’esprit de cruauté et au fonctionnement anarchique des « peuplades indigènes ». De ce point de vue, elle est un bienfait de la civilisation. Elle est la règle de traitement général de l’idiotie des races prédisposées à la dégénérescence. C’est ce qui, en 1925, fait dire à Léon Blum lui-même :

« Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l’industrie49. » Les colons sont, non des maîtres cruels et avides, mais des guides et des protecteurs. Les troupes françaises sont héroïques et intrépides. Elles enlèvent aux esclaves les colliers qui emprisonnent leur cou et les cordes qui lient leurs jambes. Ces pauvres gens qui viennent d’être délivrés sont si joyeux qu’ils font des cabrioles – ce qui prouve bien que la France est bonne et généreuse pour les peuples qu’elle soumet. C’est ce qu’affirmait par exemple aussi Jean Jaurès en 1884 : « Nous pouvons dire à ces peuples sans les tromper que […] là où la France est établie, on l’aime ; que là où elle n’a fait que passer, on la regrette ; que partout où sa lumière resplendit, elle est bienfaisante ; que là où elle ne brille pas, elle a laissé derrière elle un long et doux crépuscule où les regards et les cœurs restent attachés50. », brochure de l’Alliance française, association nationale pour la propagation de la langue française dans les colonies et à l’étranger, Imprimerie Pezous, Albi, 1884, p. 9.

À première vue, les raisons avancées pour justifier le colonialisme étaient d’ordre économique, politique, militaire, idéologique ou humanitaire : conquérir des terres nouvelles afin d’y installer l’excédent de notre population ; trouver de nouveaux débouchés pour les produits de nos fabriques et de nos mines et des matières premières pour nos industries ; planter l’étendard de la « civilisation » parmi les races inférieures et sauvages et percer les ténèbres qui les enveloppent ; assurer, par notre domination, la paix, la sécurité et la richesse à tant de malheureux qui jamais auparavant ne connurent ces bienfaits ; établir sur des sols encore infidèles une population laborieuse, morale et chrétienne en répandant l’Évangile chez les païens ou encore détruire par le commerce l’isolement que le paganisme engendre. Mais toutes ces raisons mobilisaient

simultanément le signifiant racial. Au demeurant, celui-ci ne fut jamais considéré comme un facteur subsidiaire. Dans l’argumentaire colonial, la race apparaît toujours à la fois comme une matrice matérielle, une institution symbolique et une composante psychique de la politique et de la conscience d’empire. Dans la défense et l’illustration de la colonisation, aucune justification n’échappe a priori au discours général sur ce que l’on désigne à l’époque comme les qualités de la race.

Il en est ainsi parce que, notamment à la fin du XIXe siècle et au début du

XXe siècle, prévaut en Occident un système d’interprétation du monde et de l’histoire qui fait de cette dernière une lutte à mort pour l’existence. Comme l’indiquent en particulier nombre d’écrits publiés par exemple dans les années 1920 par des essayistes plus ou moins connus, l’époque est en effet traversée par un pessimisme racial radical, au sein d’une culture hantée par l’idée de dégénérescence, cet envers du darwinisme social51. Certes, ces idées sont également contestées et combattues. Mais nombreux sont ceux qui croient fermement que cette lutte pour la vie oppose des groupes humains, des peuples ou des races porteuses de caractéristiques supposées stables et dotées d’un patrimoine biologique propre qu’il importe de défendre, de protéger et de préserver intact. Cette croyance n’est pas seulement le fait d’individus privés. Elle est une dimension cardinale de la politique coloniale des États européens et de la manière dont ils conçoivent le droit de guerre contre les peuples et entités politiques non européens., G. Flicker, Paris, 1921 ; ou encore Maurice MURET, Le Crépuscule des nations, Payot, Paris, 1925.

Comme l’explique à l’époque Paul Leroy-Beaulieu, l’ordre colonial est une manière d’entériner les rapports de force issus de cette lutte. La colonisation, affirme-t-il, « est la force expansive d’un peuple, c’est sa puissance de reproduction, c’est sa dilatation et sa multiplication à travers les espaces ; c’est la soumission de l’univers ou d’une vaste partie à sa langue, à ses mœurs, à ses idées et à ses lois52 ». L’ordre colonial repose sur l’idée selon laquelle l’humanité est divisée en espèces et sous-espèces que l’on peut différencier, séparer et classer hiérarchiquement. Tant du point de vue de la loi qu’en termes d’arrangements spatiaux, ces espèces et sous-espèces doivent être tenues à distance les unes des autres. Le Précis de législation et d’économie coloniales d’Alexandre Mérignhac (publié en

1912 et réédité en 1925) est aussi explicite. Coloniser, y lit-on, « c’est se mettre en rapport avec des pays neufs, pour profiter des ressources de toute nature de ces pays […]. La colonisation est donc un établissement fondé dans un pays neuf par une race à civilisation avancée, pour réaliser le […]

but que nous venons d’indiquer53 ». Aussi, dire de l’État colonial qu’il fonctionne par étatisation du biologique n’est guère une exagération., Guillaumin, Paris, 1874, p. 605-606., Sirey, Paris, 1912, p. 205.