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Par ailleurs, corps, chair et viande forment un tout indissociable. Le corps n’est corps que parce qu’il est potentiellement une matière à viande, qui se mange : « Le soldat s’immobilisa comme un poteau de viande kaki », raconte Sony Labou Tansi2. Et de décrire cette scène au cours de laquelle repas et sacrifice ne font plus qu’un : « Le Guide Providentiel retira le couteau [de la gorge de la loque-père] et s’en retourna à sa viande […] qu’il coupa et mangea avec le même couteau ensanglanté » avant de se lever et de roter bruyamment3. Ce passage constant entre le corps du supplicié, sa chair, son sang et la viande du repas nous éloigne considérablement d’une simple fête. Il s’agit, ici, de verser le sang, d’ouvrir des plaies, d’infliger des blessures4. Au demeurant, pour la tranquillité du pouvoir, « tuer de temps

en temps5 » ne relève-t-il pas de la nécessité même ? Dans ce cas, l’ennemi est conduit à poil devant le Guide Providentiel : « Tu vas le dire ou bien je te mangerai cru6. » Manger cru requiert une destruction systématique du corps : « Il se mit à tailler à coups aveugles le haut du corps de la loque-père, il démantela le thorax, puis les épaules, le cou, la tête ; bientôt il ne restait plus qu’une folle touffe de cheveux flottant dans le vide amer, les morceaux taillés formaient au sol une sorte de termitière, le Guide Providentiel les dispersa à grands coups de pied désordonnés avant d’arracher la touffe de cheveux de son invisible suspension ; il tira de toutes ses forces, d’une main d’abord, puis des deux, la touffe céda et, emporté par son propre élan, le Guide Providentiel se renversa sur le dos, se cogna la nuque contre les carreaux7… »

Le corps reçoit une nouvelle forme, mais par le biais de la destruction des formes précédentes : « Beaucoup de ses orteils étaient restés dans la chambre de torture, il avait d’audacieux lambeaux à la place des lèvres et à celle des oreilles deux vastes parenthèses de sang mort, les yeux avaient disparu dans le boursouflement excessif du visage, laissant deux rayons de lumière noire dans deux grands trous d’ombre. On se demandait comment une vie pouvait s’entêter à rester au fond d’une épave que même la forme humaine avait fui. Mais la vie des autres est dure. La vie des autres est têtue8. » Le Guide mange de la viande saignante à laquelle l’on a pris soin d’ajouter de l’huile, du vinaigre et trois doses d’un alcool local. Ses questions sont formulées sous la forme d’un rugissement. Les instruments privilégiés sont des ustensiles de table : « La fourchette avait touché l’os, le docteur sentit la douleur s’allumer puis s’éteindre, puis s’allumer, puis s’éteindre. La fourchette s’enfonça dans les côtes, inscrivant la même onde de douleur9. »

Mais qu’est-ce qu’une loque sinon ce qui a été, mais désormais n’est plus rien sinon une figure dégradée, abîmée, méconnaissable, endommagée, une entité ayant perdu son authenticité, son intégrité ? La loque humaine, c’est ce qui, tout en présentant ici et là des apparences humaines, est si défiguré qu’il est à la fois en deçà de l’humain et en dedans. C’est l’infrahumain. On reconnaît la loque à ce qui reste de ses organes – la gorge, le sang, la respiration, le ventre du plexus à l’aine, les tripes, les yeux, les paupières.

La loque humaine n’est cependant pas sans volonté. En elle, il ne reste pas

que des organes. Il reste aussi la parole, dernier souffle d’une humanité saccagée, mais qui, jusqu’à la porte de la mort, refuse d’être réduite à un amas de viande, de mourir d’une mort dont elle ne veut pas : « Je ne veux pas mourir cette mort10. »

La loque ayant procédé à la rétention de la parole, l’on passe à la dissection : « La loque-père fut bientôt coupée en deux à la hauteur du nombril. » Après avoir été sectionné, le corps ouvre ses mystères caverneux. Les tripes font leur apparition. Puis l’organe de la parole, la bouche, est littéralement « saccagé11 ». Il n’y a plus de corps en tant que tel ou en tant qu’unité intrinsèque. Il y a désormais un « bas du corps » et un

« haut du corps ». Mais, même coupé en deux, le supplicié continue de proférer un refus. Il n’arrête pas de répéter la même phrase : « Je ne veux pas mourir cette mort. »

La transformation du corps en viande exige une forte dépense d’énergie.

L’autocrate doit éponger la sueur et se reposer. Donner la mort est un acte qui fatigue même lorsqu’il est entrecoupé de plaisirs : fumer un cigare. Ce qui enrage le meurtrier, c’est l’obstination de sa victime à ne pas « prendre la mort » qui lui est donnée et à en vouloir à tout prix une autre, celle qu’il se sera donnée lui-même. Le supplicié refuse au pouvoir le pouvoir de lui donner la mort de son choix : « Il se mordait […] la lèvre inférieure, une violente rage lui gonflait la poitrine, faisant tournoyer ses petits yeux serrés au hasard du visage. L’instant d’après, il parut plus calme, tourna longuement autour du haut du corps suspendu dans le vide, considéra avec un début de compassion cette boue de sang noire qui en goudronnait la base12. » Le pouvoir peut donner la mort. Encore faut-il que le supplicié accepte de la recevoir. Car, pour véritablement mourir, encore faut-il accepter non seulement le don de la mort, mais encore la forme du mourir.

Le donneur de mort, par opposition au préposé à la mort, est dès lors confronté aux limites de sa volonté. Il doit expérimenter plusieurs outils de la mort : des armes à feu, des sabres, du poison (une mort au champagne), égaliser mort et plaisir, passer de l’univers de la viande à celui des liqueurs – la mort comme un moment d’ivresse.

Le monde nocturne est dominé par des forces antagonistes engagées dans un conflit total. À chaque force toujours s’oppose une autre capable de défaire ce que la première a noué. On reconnaît le pouvoir à sa capacité de

s’introduire dans ses sujets, de les « monter », de prendre possession d’eux, y compris de leur corps et surtout de leur « double ». Cette prise de possession fait du pouvoir une force. Il est du principe de la force de déloger le moi de celui qui est assujetti à cette force, de prendre la place de ce moi et d’agir comme si elle était la maîtresse de ce moi, de son corps et de son double. De ce point de vue, la force est ombre. Et d’abord l’ombre d’un mort que l’on a domestiqué et que l’on a asservi. Le pouvoir est esprit de mort, ombre d’un mort. En tant qu’esprit du mort, il cherche à voler la tête de ses sujets – de préférence d’une manière telle qu’ils ignorent tout de ce qui leur arrive ; tout ce qu’ils voient, ce qu’ils entendent, ce qu’ils disent et ce qu’ils font.

A priori, il n’y a aucune différence entre la volonté du pouvoir nocturne et la volonté des morts. Le pouvoir nocturne doit son existence et sa continuité à une série de transactions avec des morts dont il se fait le vaisseau et qui, en retour, sont transformés en vaisseaux de sa volonté. Cette volonté consiste, avant tout, à savoir qui est son ennemi. « Tu connaîtras ton ennemi et tu vaincras ton frère, parent et rival en excitant contre eux de terribles forces maléfiques » – telle est sa devise. Pour ce faire, le pouvoir nocturne doit constamment donner à manger aux esprits des morts, véritables chiens errants qui ne se contentent pas de n’importe quel petit morceau d’aliment, mais exigent des morceaux de viande et d’os. De ce point de vue, le pouvoir nocturne est une force habitée par l’esprit du mort.

En même temps, cette force s’efforce de se rendre maîtresse de l’esprit du défunt qui le possède et avec lequel il a conclu un pacte.

Cette question du pacte avec les morts, de l’appropriation d’un mort ou encore de l’esprit de l’autre monde est, dans une très large mesure, la question centrale de l’histoire de l’esclavage, de la race et du capitalisme.

Le monde de la traite des Nègres est la même chose que le monde de la chasse, de la capture, de la cueillette, de la vente et de l’achat. Il est le monde de l’extraction brute. Le capitalisme racial est l’équivalent d’une vaste nécropole. Il repose sur le trafic des morts et des ossements humains.

Évoquer et convoquer la mort exige que l’on sache disposer des restes ou des reliques du corps de ceux que l’on a tués en captant leur esprit. Ce processus de capture et d’assujettissement des esprits et des ombres de ceux que l’on a tués constitue, à proprement parler, le travail du pouvoir nocturne. Car il n’y a de pouvoir nocturne que là où l’objet et l’esprit du

mort qui est à l’intérieur de l’objet ont été la cible d’une appropriation en bonne et due forme. Cet objet, ce peut être de petits morceaux de son crâne, la phalange de son petit doigt, n’importe quel autre os de son squelette.

Mais, de manière générale, les ossements du mort doivent être amalgamés avec des morceaux de bois, des écorces d’arbres, des plantes, des pierres, des restes d’animaux. L’esprit du mort doit investir ces objets amalgamés, bref, vivre dans ces objets pour que le pacte puisse être consommé et pour que les puissances invisibles puissent être actionnées.