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Au cœur de cette tragédie se trouve la race. Dans une large mesure, la race est une monnaie iconique. Elle apparaît au détour d’un commerce – celui des regards. C’est une monnaie dont la fonction est de convertir cela que l’on voit (ou cela que l’on choisit de ne point voir) en espèce ou en

symbole au sein d’une économie générale des signes et des images que l’on échange, qui circulent, auxquelles on attribue ou non de la valeur, et qui autorisent une série de jugements et d’attitudes pratiques. De la race, on peut dire qu’elle est à la fois image, corps et miroir énigmatique au sein d’une économie des ombres dont le propre est de faire de la vie elle-même une réalité spectrale. Fanon l’avait compris, qui montra comment, à côté des structures de coercition qui président à l’arrangement du monde colonial, ce qui constitue la race est d’abord une certaine puissance du regard qu’accompagne une forme de la voix et, éventuellement, du toucher.

Si le regard du colon me « foudroie » et m’« immobilise », et si sa voix me

« pétrifie », c’est parce que ma vie n’a pas le même poids que la sienne, soutient-il34. Racontant ce qu’il appelait l’« expérience vécue du Noir », il analyse la façon dont une certaine manière de distribution du regard finit par créer son objet, par le fixer et par le détruire, ou encore par le restituer au monde, mais sous le signe de la défiguration ou du moins d’un « autre moi », un moi objet, ou encore un être-en-écart. Une certaine forme de regard a en effet le pouvoir de bloquer l’apparition du tiers et son inclusion dans la sphère de l’humain : « Je voulais tout simplement être un homme parmi d’autres hommes35. » « Et voici que je me découvrais objet au milieu d’autres objets », écrit-il36. Comment, du désir d’être une personne humaine comme les autres, en arrive-t-on à la prise de conscience du fait qu’on n’est que ce que l’autre a fait de nous – son objet ? « Et puis il nous fut donné d’affronter le regard blanc. Une lourdeur inaccoutumée nous oppressa. Le véritable monde nous disputait notre part » d’humanité, poursuit-il37.

Le litige concernant la part d’humanité du « tiers », tel est en dernier ressort la matière du racisme colonial. Le premier objet de fixation de cette dispute est le corps. Chez Fanon, l’apparition du tiers dans le champ du racisme s’effectue d’abord sous la forme d’un corps. Autour de ce corps

« règne une atmosphère d’incertitude38 ». Très vite, le corps devient un poids – le poids d’une « malédiction », celle qui en fait le simulacre du néant et de la précarité. Avant même que de paraître, ce corps a déjà été mis en procès : « Je croyais avoir à construire un moi », mais « le Blanc […]

m’avait tissé de mille détails, anecdotes, récits »39. Le corps est ensuite une forme apparemment informe qui suscite surprise, effroi et terreur : « “Tiens, un nègre !” […] “Maman, regarde le nègre, j’ai peur !” » Il n’existe plus

que par son arraisonnement et son assignation dans un écheveau de significations qui le dépassent : « J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. » Pour que le Nègre soit vu et pour qu’il soit identifié comme tel, un voile doit donc avoir été posé, au préalable, sur son visage et en avoir fait un visage « d’où toute humanité a fui40 ». Sans ce voile, il n’y a pas de Nègre. Le Nègre est une ombre au sein d’un commerce des regards. Ce commerce a une dimension ténébreuse, quasi funéraire tant il exige, pour son fonctionnement, élision et cécité.

Voir n’est pas la même chose que regarder. L’on peut regarder sans voir.

Et il n’est pas certain que ce que l’on voit soit effectivement ce qui est.

Regarder et voir ont en commun de solliciter le jugement, d’enserrer ce qu’on voit ou celui qu’on ne voit pas dans d’inextricables réseaux de sens – les faisceaux d’une histoire. Dans la distribution coloniale du regard, il y a toujours soit un désir d’objectification ou d’effacement, soit un désir incestueux41, soit un désir de possession, voire de viol. Mais le regard colonial a aussi pour fonction d’être le voile même qui cache cette vérité.

Le pouvoir en colonie consiste donc, fondamentalement, en pouvoir de voir ou de ne pas voir, d’être indifférent, de rendre invisible ce que l’on ne tient pas à voir. Et s’il est vrai que « le monde est cela que nous voyons42 », alors on peut dire que, en colonie, est souverain qui décide de qui est visible et de qui doit rester invisible.

La race n’existe donc que par « cela que nous ne voyons pas ». Au-delà de « cela que nous ne voyons pas », il n’y a point de race. Le (pou)voir racial s’exprime d’abord dans le fait que celui que nous choisissons de ne point voir et de ne point entendre ne saurait exister ou parler pour lui-même. À la limite, il faut le faire taire. Dans tous les cas, sa parole est indéchiffrable ou, à tout le moins, inarticulée. Il faut que quelqu’un d’autre parle en son nom et à sa place pour que ce qu’il prétend dire fasse pleinement sens dans notre langue. Comme l’avait bien montré Fanon et, avant lui, W.E.B. Dubois, celui-là qui est dépossédé de la faculté de parler pour lui-même est contraint à toujours se penser sinon comme un « intrus », du moins à ne jamais apparaître dans le champ social que sous la forme d’un « problème ».

La race est également l’expression d’un désir de simplicité et de transparence – le désir d’un monde sans surprises, sans draperie, sans

formes complexes. Elle est l’expression de la résistance à la multiplicité.

Elle est finalement un acte d’imagination en même temps qu’un acte de méconnaissance. C’est tout cela qui est ensuite déployé dans des calculs de puissance et de domination dans la mesure où la race n’excite pas seulement la passion, elle échauffe aussi le sang et mène à des gestes monstrueux. Mais tenir la race pour une simple « apparence » ne suffit pas.

Elle n’est pas seulement une fiction régulatrice ou un ensemble plus ou moins cohérent de falsifications ou de non-vérités. La force de la race dérive précisément du fait que, dans la conscience raciste, l’apparence est la véritable réalité des choses. En d’autres mots, ici, l’apparence n’est pas le contraire de la « réalité ». Comme dirait Nietzsche, « l’apparence est la réalité43 ».

Le racisme colonial tire enfin ses origines dans ce que Fanon appelle tantôt l’« inquiétude sexuelle », tantôt la « jalousie sexuelle ». Si l’on veut comprendre psychanalytiquement la situation raciale ressentie par des consciences particulières, il faut, dit-il, « attacher une grande importance aux phénomènes sexuels44 ». Plus précisément, l’origine archaïque du racisme et de la négrophobie, son objet vacillant, c’est la peur de l’hallucinante puissance sexuelle supposée du Nègre. Pour la majorité des Blancs, affirme-t-il, le Noir représente l’instinct sexuel non éduqué. « Le Blanc qui déteste le Noir, se demande-t-il, n’obéit-il pas à un sentiment d’impuissance ou d’infériorité sexuelle ? L’idéal étant une virilité absolue, n’y aurait-il pas un phénomène de diminution par rapport au Noir, ce dernier perçu comme un symbole pénien ? Le lynchage du Nègre, ne serait-ce pas une vengeanserait-ce sexuelle45 ? » Ce phénomène n’est cependant pas spécifiquement colonial. Le lynchage des hommes noirs dans le Sud des États-Unis au temps de l’esclavage et au lendemain de la proclamation d’émancipation (1862-1863) trouve en partie son origine dans le désir de les castrer. Pris d’angoisse au sujet de son propre potentiel sexuel, le petit Blanc raciste et le planteur sont saisis de terreur à la pensée du « glaive noir » dont ils redoutent non seulement le volume supposé, mais aussi l’essence pénétrative et assaillante. Dans le geste obscène du lynchage, l’on cherche donc à protéger la pureté supposée de la femme blanche en tenant le Noir à hauteur de sa mort. On veut l’amener à contempler l’obscurcissement et l’extinction de ce que, dans la fantasmagorie raciste,

l’on tient pour son « soleil sublime », son phallos. La déchirure de sa masculinité doit passer par la transformation de ses avoirs virils en champ de ruines – leur séparation d’avec les puissances de la vie. C’est parce que, comme le dit Fanon, dans cette configuration, le Nègre n’existe pas. Ou plutôt, le Nègre est avant tout un membre.

Pour Fanon, doter le Nègre d’une puissance sexuelle qu’il n’a pas participe d’une double logique : la logique de la névrose et celle de la perversité, à la manière d’un acte sadomasochiste. L’hallucination spéculaire au centre de laquelle se trouve le phallus nègre manifesterait, en réalité, le trouble de l’inceste qui habiterait toute conscience raciste. Elle serait en outre la manifestation d’une nostalgie : celle des « époques extraordinaires de licence sexuelle, de scènes orgiaques, de viols non sanctionnés, d’incestes non réprimés46 ». Projetant ses fantasmes sur le Nègre, le raciste se comporterait comme si le Nègre dont il construit l’imago existait vraiment, l’aliénation commençant vraiment lorsque le Nègre, en retour, reproduit fidèlement cette imago comme si elle était non seulement vraie, mais comme s’il en était l’auteur. Mais ce que vise symboliquement le racisme, c’est bel et bien la castration, ou encore l’anéantissement du pénis, symbole de la virilité. « C’est dans sa corporéité que l’on atteint le nègre », précise Fanon. Le paradoxe est que, dans ce geste, « on n’aperçoit plus le nègre, mais un membre : le nègre est éclipsé.

Il est fait membre. Il est pénis47 ».