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Une dimension centrale de cette économie nocturne a trait au phénomène de la multiplicité et de l’excédent. De fait, au sein de cette économie, ce que l’on nomme le réel est par définition dispersif et elliptique, fugace et mouvant, essentiellement ambigu. Le réel est composé de plusieurs couches, de plusieurs nappes, de plusieurs enveloppes. On ne peut jamais le saisir – chose peu aisée – que par petits bouts, provisoirement, à partir d’une multiplicité de plans. Arriverait-on à le saisir, on ne peut jamais le reproduire ou le représenter ni en entier, ni fidèlement. Au fond, il y a toujours un excédent du réel auquel ne peuvent accéder que ceux et celles qui sont dotés d’extra-capacités.

D’autre part, le réel ne se prête que rarement à la mesure précise et au calcul exact. Le calcul est, par principe, un jeu de probabilités. Dans une large mesure, c’est le hasard qu’il s’agit de calculer. On additionne, on soustrait, on multiplie, on divise. Mais surtout on évoque, on convoque, on fait tenir le tout le long d’une ligne fugitive et elliptique, en zigzags, interprétante, tantôt courbe, tantôt pointue – la divination. La rencontre avec le réel ne peut jamais être que fragmentaire, hachée, éphémère, faite de discordances, toujours provisoire et chaque fois à reprendre. Par ailleurs, il n’y a pas de réel – et donc de vie – qui ne soit en même temps spectacle,

théâtre et dramaturgie. L’événement par excellence est toujours flottant.

L’image ou encore l’ombre n’est pas une illusion mais un fait. Son contenu excède toujours sa forme. Un régime d’échange existe entre l’imaginaire et le réel si toutefois une telle distinction a un sens. Car, au fond, l’un sert à produire l’autre. L’un s’articule à l’autre, peut être converti en l’autre et vice versa.

Le noyau véritable du réel est une sorte de réserve, de surplus situé dans un ailleurs, un devenir. Il y a toujours une surcharge, des possibilités d’ellipse et de décrochage et ce sont ces facteurs qui rendent possibles les états orphiques, que ceux-ci soient atteints par le biais de la danse et de la musique, de la possession ou de l’extase. La vérité se trouve dans cette réserve et ce surplus ; dans cette sursaturation et cette ellipse – choses auxquelles l’on n’accède qu’en déployant une fonction de voyance qui n’est pas la même chose que la fonction visuelle en tant que telle.

La voyance consiste à déchiffrer les miroitements du réel et à les interpréter selon qu’ils s’effectuent à la surface des choses ou dans leur sous-sol ; et selon qu’ils renvoient à leurs quantités ou à leurs qualités. Tout cela ne s’explique que par rapport au mystère fondamental qu’est finalement la vie. La vie est un mystère parce qu’au bout du compte elle est faite de nœuds. Elle est le résultat du montage de choses aussi bien secrètes que manifestes, d’un ensemble d’accidents que seule la mort signe et parachève dans un geste qui tient à la fois de la récapitulation et du surgissement ou encore de l’émergence. D’où son statut fondateur. En tant qu’opération de récapitulation, la mort ne se situe pas seulement à la fin de la vie. Au fond, le mystère de la vie, c’est la « mort dans la vie », la « vie dans la mort », cet entrelacement qui est le nom même du pouvoir, du savoir et de la puissance. Les deux instances (la force de vie et la puissance que procure le savoir de la mort) ne sont pas séparées. L’une travaille l’autre, est travaillée par l’autre, et la fonction de voyance consiste à rendre ce travail réciproque à la clarté du jour et de l’esprit – condition essentielle pour parer à la menace de dissipation de la vie et de dessiccation du vivant.

La vie jaillit donc de la scission, du dédoublement et de la disjonction. La mort aussi, dans son inévitable clarté, qui elle-même s’apparente également à un commencement de monde – jaillissement, émergence et surgissement.

Face à un réel qui se caractérise par sa multiplicité et son pouvoir changeant et presque illimité de polymorphie, en quoi consiste la

puissance ? Comment s’obtient-elle et se conserve-t-elle ? Quels sont ses rapports avec la force et la ruse ? La puissance s’obtient et se conserve grâce à la capacité de nouer des relations changeantes avec le demi-monde des silhouettes ou encore le monde des doubles. Est puissant celui ou celle qui sait danser avec les ombres, et qui sait tisser des rapports étroits entre sa propre force vitale et d’autres chaînes de forces toujours situées dans un ailleurs, un dehors au-delà de la surface du visible. Il n’est pas possible d’enclore le pouvoir dans les limites d’une forme unique et stable puisqu’il est dans sa nature même de participer de l’excédent. Tout pouvoir, par principe, n’est pouvoir que de par ses capacités de métamorphose.

Aujourd’hui lion, demain buffle ou phacochère, et le surlendemain éléphant, panthère, léopard ou tortue. Ceci étant, les véritables maîtres du pouvoir et les détenteurs de la vérité sont ceux qui savent remonter ce cours de l’ombre qui appelle, que l’on doit embrasser et traverser dans le but justement de devenir autre, se multiplier, être sans cesse en mouvement.

Avoir du pouvoir, c’est donc savoir donner et recevoir des formes. Mais c’est aussi savoir se déprendre des formes données, changer tout en restant le même, épouser des formes de vie inédites et rentrer chaque fois dans des rapports nouveaux avec la destruction, la perte et la mort.

Le pouvoir est aussi corps et substance. De prime abord, il est un corps-fétiche et, à ce titre, un corps-médecine. En tant que corps-corps-fétiche, il exige d’être autant vénéré que nourri. Le corps du pouvoir n’est fétiche que parce qu’il participe du corps de quelqu’un d’autre, de préférence un mort autrefois doté de puissance et dont il aspire à revêtir le double. De ce point de vue, il est, du moins sur son versant nocturne, un corps-cadavre. Il est également un corps-parure – un corps-ornement, un corps-décor. Des reliques, des couleurs, des concoctions et autres « médicaments » lui octroient sa force germinative (des fragments de peau, un bout de crâne ou d’avant-bras, des ongles et des mèches de cheveux, de précieux fragments de cadavres d’anciens souverains ou d’ennemis farouches). Le pouvoir est pharmacie de par sa capacité à transformer les ressources de la mort en force germinative – la transformation et la conversion des ressources de la mort en capacité de guérison. Et c’est à ce double titre de force vitale et de principe de mort qu’il est à la fois révéré et redouté. Mais la relation entre le principe vital et celui de mort est fondamentalement instable. Dispensateur

de fertilité et d’abondance, le pouvoir doit être en pleine possession de sa puissance virile.

C’est l’une des raisons pour lesquelles il est au centre d’un vaste réseau d’échange de femmes et de clients. Mais, par-dessus tout, il doit être capable de tuer. Au fond, on le reconnaît autant par sa capacité à engendrer que par celle, équivalente, de transgression – qu’il s’agisse de la pratique symbolique ou réelle de l’inceste et du viol, de l’absorption rituelle de la chair humaine ou de la capacité à dépenser sans réserve. Dans certains cas, tuer de ses propres mains une victime humaine est la condition primaire de tout rituel de régénération. D’autre part, pour se maintenir, le pouvoir doit être capable d’enfreindre la loi fondamentale, qu’il s’agisse de la loi familiale ou de tout ce qui a trait au meurtre et à la profanation – la possibilité de disposer des vies humaines, y compris la vie des siens. Il n’y a donc pas de pouvoir sans une part maudite, une part canaille, une part cochon, celle-là même qui est rendue possible par le dédoublement, et qui, chaque fois, se paie au prix d’une vie humaine, celle d’un ennemi ou, s’il le faut – ce qui est souvent le cas –, celle d’un frère ou d’un parent.

Dans ces conditions, l’action efficace consiste à opérer des montages et des combinaisons, à avancer masqué, toujours prêt à recommencer, à improviser, à s’installer dans le provisoire avant de chercher à franchir les limites, à faire ce que l’on ne dit pas et à dire ce que l’on ne fait point ; à dire plusieurs choses à la fois et à marier les contraires ; et, surtout, à opérer des métamorphoses. La métamorphose n’est possible que parce que la personne humaine ne renvoie jamais à elle-même qu’en se rapportant à quelque autre force, à un autre soi-même – la capacité de sortie de soi, de dédoublement et d’étrangeté, et d’abord à soi. Le pouvoir consiste à être présent dans différents mondes et sous différentes modalités simultanément.

Il est, sur ce plan, comme la vie elle-même. Est puissance ce qui a pu s’échapper de la mort et est revenu des morts. Car, ce n’est qu’en s’échappant de la mort et en revenant des morts que l’on acquiert les capacités de s’instituer en tant que l’autre face de l’absolu. Il y a donc dans le pouvoir comme dans le vivant une part qui tient du revenant – une part fantomale.

La figure humaine est par définition plastique. Le sujet humain par excellence est celui qui est capable de devenir autre, quelqu’un d’autre que lui-même, une nouvelle personne. C’est celui qui, contraint à la perte, la

destruction, voire l’anéantissement, fait surgir de cet événement une identité nouvelle. Ce qui lui octroie sa structure symbolique, c’est la figure animale dont elle est, à plusieurs égards, la vague silhouette. La figure humaine ne porte pas seulement en elle la structure de l’animal, mais aussi son esprit1. Le pouvoir nocturne est celui qui sait, lorsqu’il le faut, prendre une existence animale, abriter un animal, de préférence carnivore. La forme ou la figure achevée est toujours l’emblème d’un paradoxe. Il en est de même du corps, cette instance privilégiée de l’aberration. Il n’y a de corps que fondamentalement voué au désordre et à la discorde. Le corps est aussi, en soi, une puissance que l’on revêt volontiers d’un masque. Car, pour être domestiqué, le visage de la puissance nocturne doit être au préalable recouvert, voire défiguré, restitué à son statut d’épouvante. On doit pouvoir n’y reconnaître rien d’humain – objet pétrifié de la mort, mais dont le propre est d’inclure les organes encore mouvants de la vie. Le visage de masque redouble le visage de chair et se transforme en une surface vivante et figurative. Car telle est bien la définition dernière du corps – réseau d’images et de reflets hétérogènes, densité compacte, liquide, osseuse et ombreuse, forme concrète de la disproportion et de la dislocation toujours sur le point de déborder le réel.