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Frantz Fanon a cependant raison, qui suggérait que le Nègre était une figure ou encore un « objet » inventé par le Blanc et « fixé » comme tel par le regard, les gestes, les attitudes de ce dernier, et tissé en tant que tel « de mille détails, anecdotes, récits17 ». L’on devrait ajouter qu’à son tour le Blanc est, à plusieurs égards, une fantaisie de l’imagination européenne que l’Occident s’est efforcé de naturaliser et d’universaliser. Le même Fanon disait d’ailleurs, à propos des deux figures, que le Noir n’existe pas, pas plus que le Blanc. À l’expérience en effet, il n’existe à proprement parler aucun être humain dont la couleur de la peau serait, stricto sensu, blanche – du moins dans le sens où l’on parle du blanc de papier, de la craie, du linceul ou de la chaux. Mais, si ces deux catégories ne renvoient finalement qu’à un vide, d’où est-ce que ce vide, et en l’occurrence la fantaisie du Blanc, tire donc sa force ?

Dans les colonies de peuplement, à l’exemple des États-Unis, le

« Blanc » est une catégorie raciale patiemment construite au point de rencontre entre le droit et les régimes d’extorsion de la force de travail.

À titre d’exemple, près d’un demi-siècle après la formation de la colonie de Virginie en 1607, les distinctions entre les Africains et les Européens soumis aux mêmes conditions brutales d’exploitation demeurent relativement fluides. Tenus pour « superflus » en Métropole, ces Européens forment, en colonie, une main-d’œuvre captive, temporaire et corvéable, dont le statut est similaire à celui des Africains avec lesquels ils partagent les mêmes pratiques de sociabilité : alcool, sexe, mariages. Au moment de leur affranchissement, certains Africains ont au demeurant droit à un lopin de terre. Et, sur cette base, ils réclament des droits, y compris celui de posséder des esclaves. Cette communauté subalterne par-delà la race est responsable, dans les années 1660, d’une série de rébellions (cas de la rébellion des Servants en 1661, de la rébellion de Bacon en 1676 et des émeutes du tabac en 1682).

En réponse à la menace d’insurrections répétées menées par des classes subalternes réunies par-delà la race, la Royal African Company fait l’objet d’une réorganisation en 1685. Grâce aux approvisionnements en esclaves africains, le gros de la force de travail dans la colonie est désormais composé d’esclaves. Au cours des dernières années du XVIIe siècle, la figure de l’esclave est de plus en plus racialisée. À partir de 1709, la composition de la force de travail a basculé. Le nombre d’Africains qui sont esclaves à vie dépasse de loin celui des corvéables d’origine européenne astreints aux travaux forcés temporaires et bénéficiant, au terme de leur captivité, d’un affranchissement.

Ce processus s’accompagne d’une énorme activité réglementaire dont le but est d’établir des distinctions nettes entre les corvéables et esclaves africains et les corvéables d’origine européenne. À partir de 1661, le système des peines obéit désormais à une logique explicitement raciale. Les corvéables d’origine européenne qui s’unissent aux Africains dans la pratique du marronnage voient leur période de captivité allongée. Les relations sexuelles entre les races sont bannies. La mobilité des esclaves est drastiquement réduite et les « petits Blancs » sont chargés d’assurer les

patrouilles. Il est interdit à tout Nègre de porter des armes. À l’opposé, à chaque affranchi d’origine européenne il est remis un mousqueton.

Trois déterminants historiques expliquent par conséquent la force qu’est la fantaisie du Blanc. Et d’abord nombreux sont ceux qui y croient. On vient de l’expliquer : loin d’être spontanée, cette croyance a été cultivée, alimentée, reproduite et disséminée par un ensemble de dispositifs théologiques, culturels, politiques, économiques et institutionnels dont l’histoire et la théorie critique de la race ont bien rendu compte de l’évolution et des conséquences au long des siècles. Au demeurant, en plusieurs régions du monde, un immense travail fut accompli pour faire de cette croyance un dogme, un habitus. Ce fut notamment le cas aux États-Unis, dans d’autres pays esclavagistes, dans la plupart des colonies de peuplement et, jusque récemment, en Afrique du Sud où la sémiotisation de la ségrégation raciale relevait à la fois de la foi, de la doctrine et du droit, toute transgression de l’une ou de l’autre étant passible de châtiments divers, y compris la mort.

Deuxièmement, la fonction de ces dispositifs a souvent été de transformer cette croyance en sens commun et, davantage encore, en désir et fascination. Car tant que la croyance ne s’est pas faite désir et fascination, épouvante pour les uns et dividende pour les autres, elle ne peut opérer à la manière d’une puissance autonome et internalisée. La fantaisie du Blanc agit, de ce point de vue, comme une constellation d’objets de désir et de marques publiques de privilège. Ces objets et marques touchent aussi bien le corps que l’image, le langage et la richesse. Par ailleurs, l’on sait que toute fantaisie cherche toujours à s’instituer dans le réel sur le mode d’une vérité sociale effective. La fantaisie du Blanc y est parvenue parce que, in fine, elle est devenue la marque d’une manière occidentale de présence au monde, d’une certaine figure de la brutalité et de la cruauté, d’une forme singulière de la prédation et d’une capacité inégalée d’assujettissement et d’exploitation de peuples étrangers.

Cette puissance s’est manifestée de diverses façons selon les époques et les contextes – génocides et exterminations dans le Nouveau Monde et en Australie, traite des esclaves dans le triangle atlantique, conquêtes coloniales en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud, apartheid en Afrique du Sud, et à peu près partout dépossessions, déprédations, expropriations et pillages au nom du capital et du profit, et, pour couronner le tout,

vernacularisation de l’aliénation. C’est cette violence structurale et la façon dont elle a contribué à une redistribution profondément inégalitaire des ressources de la vie et des privilèges de la citoyenneté sur une échelle planétaire qui confèrent au fantasme du Blanc une partie de son aplomb – à quoi il faudrait ajouter les prouesses techniques et scientifiques, les créations de l’esprit, des formes d’organisation de la vie politique relativement disciplinées, du moins en apparence, et, lorsqu’il l’a fallu, cruauté sans mesure et, ainsi que le suggéra autrefois Aimé Césaire, propension au meurtre sans raison.

Chez Fanon, le terme « Nègre » relève davantage d’un mécanisme d’assignation que d’autodésignation. Je ne suis pas noir, déclare Fanon, pas plus que je ne suis un Nègre. Nègre n’est ni mon nom, ni mon prénom, encore moins mon essence et mon identité. Je suis une personne humaine et cela s’arrête là. L’Autre peut me disputer cette qualité, mais il ne parviendra jamais à m’en dépouiller ontologiquement. Le fait d’être esclave, d’être colonisé, d’être l’objet de discriminations ou de toutes sortes de brimades, vexations, privations et humiliations en vertu de la couleur de la peau n’y change absolument rien. Je demeure une personne humaine foncière quelle que soit la violence des tentatives visant à me faire croire que je n’en suis pas une. Cet excédent inéliminable, qui échappe à toute capture et fixation dans un statut social et juridique, et que même la mise à mort ne saurait interrompre, aucun nom, aucune mesure administrative, aucune loi ou assignation, aucune doctrine et aucun dogme ne peuvent l’effacer.

« Nègre » est donc un sobriquet, la tunique dont m’a affublé quelqu’un d’autre et dans laquelle il a cherché à m’enfermer. Mais entre le sobriquet, ce qu’on veut lui faire dire et la personne humaine appelée à l’endosser, il y a quelque chose qui restera toujours de l’ordre de l’écart. Et c’est cet écart que le sujet est appelé à cultiver, voire à radicaliser.

De fait, le substantif « Nègre » aura rempli trois fonctions essentielles dans la modernité – des fonctions d’assignation, d’intériorisation et de retournement. En premier lieu, il aura servi à désigner non pas des personnes humaines comme toutes les autres, mais une humanité (et encore) à part, d’un genre particulier ; des gens qui par leurs apparences physiques, leurs us et coutumes et leurs manières d’être au monde semblaient témoigner de la différence dans sa brute manifestation – somatique, affective, esthétique et imaginaire. Ceux que nous appelons « les Nègres »

nous seront ensuite apparus comme des gens qui, précisément du fait de leur différence ontique, représentaient jusqu’à la caricature le principe d’extériorité (par opposition au principe d’inclusion). Il nous aura été par conséquent très difficile d’imaginer qu’ils fussent comme nous ; qu’ils fussent des nôtres. Et justement parce qu’ils n’étaient ni comme nous, ni des nôtres, le seul lien qui pouvait nous unir à eux était – paradoxe – le lien de séparation. Constituant un monde à part, la part à part, ils ne pouvaient devenir les sujets à part entière de notre vie en communauté. Mise à part, mise à l’écart, part à part – c’est ainsi que le Nègre en vint à signifier, en son essence, et avant toute parole, l’injonction de ségrégation.

Dans l’histoire, il est arrivé que ceux qui avaient été affublés de ce sobriquet – et avaient, en conséquence, été mis à part ou à l’écart – aient fini par l’habiter. Celui-ci est donc passé dans l’usage commun, mais cela le rend-il plus authentique ? Dans un geste conscient de renversement parfois poétique et parfois carnavalesque, d’autres ne l’ont endossé que pour mieux retourner contre ses inventeurs ce patronyme honni, symbole de l’abjection, dont ils entendaient désormais faire un symbole de beauté et de fierté et qu’ils entendaient désormais utiliser comme l’insigne d’un défi radical, voire d’un appel au soulèvement, à la désertion et à l’insurrection. En tant que catégorie historique, le Nègre n’existe donc pas en dehors de ces trois moments que sont le moment d’assignation, le moment de reprise et d’intériorisation et le moment du retournement ou du renversement – ce dernier inaugurant par ailleurs la récupération pleine et sans condition du statut d’humanité autrefois raturé par le fer et le fouet.

Par ailleurs, le Nègre a toujours été le nom par excellence de l’esclave – l’homme-métal, l’homme-marchandise et l’homme-monnaie. Le complexe esclavagiste atlantique, au cœur duquel se trouve le système de la plantation dans les Caraïbes, au Brésil ou aux États-Unis, fut un chaînon manifeste dans la constitution du capitalisme moderne. Ce complexe atlantique ne produisit ni le même type de sociétés, ni les mêmes types d’esclaves que le complexe islamo-transsaharien ; ou même celui qui lia l’Afrique au monde océano-indien. Et s’il est quelque chose qui distingue les régimes de l’esclavage transatlantique des formes autochtones de l’esclavage dans les sociétés africaines précoloniales, c’est bel et bien le fait que ces dernières ne purent jamais extraire de leurs captifs une plus-value comparable à celle qui s’obtint dans le Nouveau Monde. L’esclave d’origine africaine dans le

Nouveau Monde représente donc une figure relativement singulière du Nègre, celui-là dont la particularité fut d’être un des rouages essentiels d’un processus d’accumulation à l’échelle mondiale.

À travers le triple mécanisme de capture, d’évidement et d’objectification, l’esclave est arrimé de force à un dispositif qui l’empêche de faire librement de sa vie (et à partir de sa vie) une œuvre véritable ; quelque chose qui se tienne par soi et qui soit doté d’une consistance propre. En fait, tout ce que produit l’esclave lui est enlevé – produits du travail, progéniture, œuvres de l’esprit. Il n’est considéré comme l’auteur de rien qui lui appartienne en propre. Les esclaves sont, selon les circonstances, à la fois des marchandises, des objets de luxe ou d’utilité que l’on achète et que l’on peut revendre à d’autres. En même temps, ils sont des personnes humaines dotées du don de la parole et capables de créer et de manipuler des outils. Souvent privés de tout lien de parenté, ils le sont également de tout héritage et de toute jouissance des produits de leur labeur.

Si leur humanité plénière est niée par ceux à qui ils appartiennent et qui en extraient du travail non rémunéré, elle n’est cependant pas entièrement effacée, du moins sur un plan purement ontologique. Elle est, par la force des choses, une humanité en sursis, en lutte pour sortir de la fixation et de la répétition et désireuse de rentrer dans un mouvement de création autonome.

Le propre de cette humanité suspendue, condamnée à se reconstituer sans cesse, est d’annoncer un désir radical, insubmersible et à venir de liberté ou de vengeance, surtout lorsque cette humanité ne fait pas l’objet d’une abdication radicale du sujet. En effet, même lorsqu’ils sont juridiquement définis comme des biens meubles, les esclaves demeurent toujours, malgré les pratiques de cruauté, d’avilissement et de déshumanisation, des êtres humains. Par leur labeur au service d’un maître, ils continuent de créer un monde. À travers le geste et la parole, ils tissent des relations et un univers de significations, inventent des langues, des religions, des danses et des rituels, et créent une « communauté »18. Leur destitution et l’abjection dont ils sont frappés n’éliminent pas entièrement leur capacité de symbolisation.

De par son existence même, la communauté des esclaves ne cesse de déchirer le voile d’hypocrisie et de mensonge dont sont revêtues les sociétés esclavagistes. Par ailleurs, les esclaves sont capables de rébellion et, à l’occasion, ils peuvent disposer de leur propre vie à travers le suicide,

dépossédant ainsi leur maître de ce qu’il considérait comme son bien et abolissant, de facto, le lien de servitude.

Placés de force dans un monde à part tout en gardant leurs qualités de personnes humaines par-delà la sujétion, ceux qui avaient été affublés du nom « Nègre » ont historiquement produit des pensées bien à eux, des langues propres. Ils ont inventé leurs propres littératures, leurs musiques, leurs manières de célébrer le culte divin. Ils ont été obligés de fonder leurs propres institutions – des écoles, des journaux, des organisations politiques, une sphère publique qui ne se ramenait pas à la sphère publique officielle.

Dans une large mesure, le terme « Nègre » fait signe à cet état de minorisation et de claustration. Il est une sorte d’îlot de respiration dans un contexte d’oppression raciale et parfois de déshumanisation objective.