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2.4 Analyse de la finale

2.4.1 Point tournant

Nous avons tenu à étudier les principales caractéristiques de la pièce en évoluant depuis le début jusqu’à la fin, c’est-à-dire en abordant l’entrée en matière, les échanges de paroles initiaux, l’insertion du nœud dramatique, puis la façon duelle de mener les échanges à la suite de l’annonce du défi. L’analyse du schéma narratif mettait sans contredit l’accent sur la présentation du défi comme un point tournant de la pièce d’Olivier Choinière, puisqu’elle orientait considérablement la construction de la seconde moitié de l’œuvre. Cependant, force est de constater que le dénouement de la pièce constitue une cassure importante par rapport à ce qui était donné à lire jusqu’alors. Si

la polarisation entre le chœur et le héros a été marquante au cours de la majeure partie des échanges verbaux, elle ne perdure pas jusqu’à la fin.

ÉVELYNE

Tu ne pouvais pas supporter la vue d’un flocon, et voilà que tu voudrais qu’il en tombe encore ?

PETITE FILLE À LUNETTES

Quand va-t-il recommencer à neiger ? (Ibid. : 65)

Évelyne accepte de montrer ses boules, non pas ses seins, comme le laissaient sous- entendre les allusions grivoises des membres du choeur au début de la pièce, mais plutôt des boules de neige devant lesquelles les choreutes tombent immédiatement en admiration. Dès lors, le Chœur Contemporain se rallie en admettant la beauté de l’hi- ver :

PETITE FILLE À LUNETTES Comme c’est joli.

HOMME EN CAMISOLE Regarde, la petite maison.

FEMME EN BABY DOLL Et là, l’enfant qui glisse.

PETITE FILLE À LUNETTES Et la petite neige qui tombe doucement.

HOMME EN CAMISOLE Et l’autre petite maison.

FEMME EN BABY DOLL Mais c’est toute une ville !

HOMME EN CAMISOLE

Comment ils font pour mettre tout ça là-dedans ? PETITE FILLE À LUNETTES

C’est comme ça que je les veux, mes boules. (Ibid. : 60)

Une telle tournure des évènements est certainement inattendue dans le contexte de la pièce de Choinière. La résolution du conflit se produit rapidement et de manière étonnante. Les conséquences piquent ainsi la curiosité du lecteur, habitué à une certaine constance dans la construction des différents éléments constitutifs de la pièce depuis l’avènement du nœud dramatique.

Le premier effet évident de cette finale est bien sûr le fait qu’elle modifie les conditions d’énonciation qui liaient le chœur et le héros. Le débat est interrompu à partir

du moment où l’objet de discorde ne constitue plus un enjeu. Tout ce qui concernait la rhétorique des dialogues et l’éthos des personnages se modifie pour laisser la place à un échange verbal où Évelyne et le chœur s’entendent finalement sur la beauté de la saison froide. Ainsi, ils ne présentent plus de répliques allant à l’encontre des avis de l’autre. Ils accumulent dorénavant les signes montrant qu’ils s’entendent sur la beauté de l’hiver, comme en témoigne cet extrait comparant la neige envoûtante à un grand vin :

ALINE

Ne mange pas cette neige ! Elle est acide ! HOMME EN CAMISOLE

Non, elle est amère.

FEMME EN BABY DOLL Je dirais plutôt poivrée.

PETITE FILLE À LUNETTES Avec beaucoup de tanin.

HOMME EN CAMISOLE Mais quand même, assez fruitée.

FEMME EN BABY DOLL Belle robe !

PETITE FILLE À LUNETTES Je dirais du Saint-Flocon-de-Mont-d’Or.

HOMME EN CAMISOLE Et très long en bouche.

PETITE FILLE À LUNETTES Ou du Bordée-Kuujjak quatre-vingt-dix.

FEMME EN BABY DOLL Un grand crû. (Ibid. : 63-64)

Le rapport entre le chœur et le héros, grandement construit à travers leur échange de paroles, se métamorphose in extremis. Comme rien n’avait préparé le lecteur à une telle éventualité, nous sommes obligée de conclure que leur rapport subit une sorte de rupture. C’est d’autant plus le cas que ce qui provoque le grand changement semble relever d’une certaine magie. Au cœur d’un débat relativement banal et terre à terre dans le sujet météorologique qu’il aborde, la surprise est significative. Ce qui nous incite à parler de « magie » tient à deux éléments présents dans la finale : le dévoilement des boules de neige et la découverte de la provenance d’Évelyne. La remplaçante météo joue avec le vocabulaire jusqu’à la fin et surprend ses adversaires avec l’utilisation du

mot « boule » dans un sens insoupçonné. Alors que tous pensaient avoir la chance de contempler la poitrine d’Évelyne à la fin du débat, cette dernière leur montre plutôt des boules de verre où flotte « une petite neige qui retombe aquatiquement » (Ibid. : 60). Cette manœuvre éblouit les choreutes et fait en sorte que le Chœur Contemporain embrasse finalement les idées d’Évelyne, ce qu’il n’aurait sûrement pas fait si on lui avait parlé du vrai type de « boules » qu’on allait lui présenter. Ces boules de neige exercent manifestement un attrait mystérieux si on en juge par la fascination des choreutes à leur égard. Ce moyen de résoudre le conflit tient pratiquement du deus ex machina, où on compte sur « l’intervention inopinée et providentielle d’un personnage ou d’une force quelconque capable de dénouer une situation inextricable » (Pavis, 2002 : 88). Ajoutons à cela le fait que la jeune Évelyne dévoile son identité fantomatique :

ÉVELYNE

Toutes ces choses, je les ai vues au moment de ma chute, dans les yeux rêveurs du conducteur de train, et lorsque le wagon numéro un de la ligne orange eut fini d’étaler mon corps sur toute la longueur du quai, que les pages de mon mémoire de maîtrise eurent toutes regagné le sol à huit heures trente-cinq précises, je trouvai enfin le titre de mon ouvrage, mais je cessai d’être ton contemporain. (O.C. : 65-66)

Manifestement, le personnage d’Évelyne entretenait deux secrets volontairement, soit le type de boules qu’elle allait présenter et son statut de fantôme, ce qui le place finalement en grande position de force au sein de cette pièce. Le Chœur Contemporain et le lecteur sont déjoués. Évelyne semblait initialement très désavantagée lorsqu’elle a proposé un défi inégal, où elle portait tout le poids de la preuve et devait dialoguer avec un adversaire caractérisé par sa raillerie. Toutefois, sa maîtrise du vocabulaire, de la polysémie du terme « boule » et sa position surnaturelle et clairvoyante lui ont fourni un avantage évident. Si le fait que cette jeune femme se soit suicidée n’est pas sans nous faire penser à la fatalité présente dans toute tragédie grecque, nous sommes finalement obligée de constater que la pièce de Choinière modifie cette association et lie davantage la mort du personnage à la création d’un espoir et d’une joie. Évelyne, morte, dévoile à la toute fin de la pièce son objectif ultime, marqué par une légèreté loin du fatalisme : « Je ne connais pas la météo de demain. Mais pour un temps suspendu au fil de tes paupières ensommeillées, j’aurai réussi à te la faire oublier. » (Ibid. : 66) Il est intéressant de constater, en terminant, que cette présence de phénomènes hors du commun dans la pièce de Choinière ne suffit pas à rallier tous les personnages. Seul le coryphée conserve sa position en maintenant son opposition. Aline, en cela, est un signe de stabilité important au sein d’une finale marquée par la surprise et les ruptures diverses. Devant un retournement de situation empreint de surnaturel, elle poursuit son

bulletin de nouvelles comme elle l’avait commencé : « Ce soir, ciel... (Elle regarde au ciel et lit la météo du temps présent.) Passons maintenant aux nouvelles du sport. » (Ibid. : 67) Elle fait montre d’une rigidité devant l’extraordinaire, permettant du même coup au lecteur de saisir la singularité du rapport qui unissait le chœur et Évelyne.