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2.2 Conditions de production des énoncés

2.2.1 Situation initiale

2.2.1.1 Monologue d’ouverture

Nous proposons d’étudier le rapport dialogique entre le chœur et le héros en quatre temps : la partie qui précède le nœud dramatique, l’introduction du nœud, les dialogues qui suivent ce pivot, puis le retournement final. Logiquement, nous aborderons une partie à la suite de l’autre, de manière diachronique, afin de mieux mettre en lumière l’évolution du rapport liant les personnages principaux.

La première section sur laquelle nous nous penchons correspond exactement à la situation initiale. Nous voulons noter, à travers les conditions de production des énoncés initiaux, quelques éléments qui concernent la mise en place du rapport entre le chœur et

le héros. La situation de départ contient inéluctablement de nombreuses clés de lecture nous permettant de mieux appréhender la suite de la pièce. « Dans l’exposition [...], le dramaturge fournit les informations nécessaires à l’évaluation de la situation et à la compréhension de l’action qui va être présentée. » (Pavis, 2002 : 128) Étant donné la mise en place du rapport entre le chœur et le héros qui se fait par étape, nous avons choisi d’étudier deux passages, la réplique d’introduction de la pièce et le premier dialogue unissant les personnages principaux. Nous nous intéresserons particulièrement à la forme que prennent les répliques.

Dans l’optique où nous choisissons de nous pencher sur des éléments qui concernent les personnages principaux, nous avons décidé d’amorcer notre analyse des dialogues par le premier échange de répliques de la pièce. Il ne met pas encore en scène les deux figures que nous étudions, mais il nous donne l’occasion de tirer des conclusions dé- terminantes pour la suite. Ce premier moment de parole, nous sommes à même de le circonscrire de manière très claire. Il s’agit d’un monologue que prononce le Chœur Contemporain. Il suit immédiatement la didascalie initiale et se termine, quelques pages plus tard, dès l’entrée du personnage d’Aline25. Pour commencer, nous tenons à montrer qu’il s’agit bel et bien d’un monologue. Les premières pages de la pièce de Choinière sont fractionnées en plusieurs répliques, portées soit par un membre du chœur, soit par le chœur à l’unisson. On peut légitimement se demander si un tel morcellement peut mener à la production d’un monologue. Anne Ubersfeld nous indique que ce peut être le cas lorsqu’un chœur s’exprime :

Certes, le chœur peut se diviser lui aussi en voix, mais ce sont des voix concourantes. [...] Et, dans la plupart des cas où un groupe de personnages prend la parole, on retrouve ce travail choral, toutes les voix séparées finis- sant par n’en faire qu’une seule. (Ubersfeld, 1996 : 36)

Cette idée est ici particulièrement intéressante, puisqu’elle nous fait prendre conscience dès le départ que les membres de ce chœur créé par Olivier Choinière sont en grande cohésion. Les premières paroles qu’ils prononcent convergent et, du coup, s’unissent jusqu’à former un monologue. Le lecteur peut facilement constater ce rapprochement. D’abord, le fait que la première réplique soit prononcée à l’unisson laisse entendre que les membres du chœur ont une vision commune d’une situation. D’ailleurs, la phrase « [i]l a fallu que je marche jusqu’au métro » (O.C. : 9) est dite à la première personne du singulier, ce qui est une preuve évidente de l’unidimensionnalité de la pensée du chœur. Les membres ne semblent pas posséder de pleine individualité, ils sont présentés

comme un seul sujet. Le monologue est justement fait de répliques qui se complètent systématiquement et qui racontent une seule et même tranche de vie :

FEMME EN BABY DOLL [i]l fallait que je forme une nouvelle HOMME EN CAMISOLE Qui avait un sein plus gros que l’autre

PETITE FILLE À LUNETTES

Et j’avais un oral d’espagnol où je devais parler de la communauté hispano- phone de Floride. (Ibid. : 10-11)

Dans ce passage, la ponctuation nous permet de noter l’interdépendance des membres du Chœur Contemporain. Il n’y a aucune interruption, la petite fille se relaie à l’homme, qui lui, remplaçait la femme, et ce, à l’intérieur d’une seule phrase. Le monologue d’ouverture tel qu’il est construit est ici une annonce incontestable de l’indissociabilité des membres du chœur.

La création d’un tel monologue d’ouverture ne va pas sans entraîner des consé- quences dignes d’intérêt. Le monologue permet à Olivier Choinière d’isoler le person- nage du Chœur Contemporain. Comme nous l’avons montré, il profite de l’occasion pour mettre en évidence la collaboration, voire la dépendance des membres du chœur. D’autre part, il est frappant de remarquer que ce monologue est l’unique moment de l’œuvre où un personnage est seul (aucun autre personnage n’est arrivé à ce moment), où l’échange de paroles ne se fait pas sous la forme d’un dialogue. Le fait que le Chœur Contemporain soit présenté à part montre toute l’importance que l’auteur accorde à ce personnage en particulier. L’isolement du chœur dans ce monologue est ici un sym- bole d’une certaine prépondérance par rapport aux autres figures. Nous reviendrons d’ailleurs sur cette préséance au cours des prochaines pages et nous tenterons d’évaluer si elle se maintient tout au long de la pièce. Pour le reste, le fait que le chœur prononce un monologue de façon solitaire lui permet de tenir un discours qui, dans le cadre de cette pièce presque entièrement basée sur des dialogues, sort de l’ordinaire quant au destinataire qu’il propose. Une des particularités du monologue au théâtre concerne effectivement le récepteur auquel s’adresse le personnage :

Dans le cas du monologue, le spectateur est l’instance universelle – réelle ou postulée – devant laquelle est conviée à s’expliquer la voix de la conscience individuelle. Quel que soit l’allocutaire imaginaire auquel se confronte l’énon- ciateur du monologue, il adresse son énoncé, nécessairement, à cette instance- là, qui devrait – telle est sa mission – le rassurer, le conforter, l’absoudre, lui donner la solution. (Ubersfeld, 1996 : 22)

Le monologue d’ouverture de Jocelyne est en dépression ne semble pas s’adresser à un spectateur (ou lecteur). Tout au long de leurs répliques, les membres du chœur racontent leur journée, mais ils le font sans donner de signe qu’ils sont conscients d’être écoutés. On ne retrouve aucune marque à la deuxième personne. L’entrée en matière que propose Choinière ne correspond donc pas à une adresse au public, qui aurait « [rompu] l’illusion et la fiction d’un quatrième mur séparant radicalement la salle et la scène » (Pavis, 2002 : 13). Le lecteur est plutôt placé en position de voyeur. Le chœur n’établit pas une grande proximité avec un quelconque interlocuteur et il n’agit pas en médiateur direct. On peut d’ailleurs constater que cette position d’observateur qui est conférée au lecteur sera constante au fil de la pièce. Au cours de son monologue, le Chœur Contemporain est ainsi isolé dans une sorte de bulle, il parle à haute voix sans destinataire évident. Il ne fournit aucune explication sur une raison qui le pousse à s’exprimer ainsi. En ce sens, la production de ce monologue est pleinement théâtrale, « [l]e monologue [...] est, dans le langage ordinaire, un accident ; jugé nécessaire par l’auteur dramatique, il constitue, par rapport au langage ordinaire, un écart » (Larthomas, 2012 : 376). Ce passage représente donc un écart, une sorte de contraste par rapport à tous les échanges de paroles qui suivront. Plus tard, les personnages auront toujours un interlocuteur, un personnage présent sur scène, à qui ils s’adresseront.

Dans les circonstances, on peut se demander quel est le rôle d’un tel discours. [La] fonction essentielle de cette forme dramatique est, par cette sorte de monologue intérieur extériorisé, [...] de nous faire connaître les pensées, les intentions, les sentiments d’un personnage que nous ne connaîtrions autre- ment, comme dans la vie, que par ses actes, sa mimique, ses paroles, et par les paroles et les réactions des autres à son égard. (Ibid. : 372)

Cette définition générale de la fonction d’un monologue correspond en bonne partie à ce qu’Olivier Choinière nous donne à lire. Le partage des sentiments et des pensées est relativement simple à déceler pour le lecteur. Le monologue d’ouverture comprend un grand nombre de passages qui laissent voir les émotions du personnage. Les premières répliques de la pièce comptent plusieurs points d’exclamation, ce qui laisse entendre que le chœur est dans un certain déchaînement : « Avec le temps qu’il fait, c’était à se laisser mourir dans un banc de neige. Banc de neige ! Comme la langue est ironique ! Dans le métro, pas une place assise ! » (O.C. : 9) On remarque également que tout le discours est empreint d’exagération, notamment lorsque le chœur décrit sa journée ainsi : « Toute la matinée ce fut l’enfer et je n’ai eu qu’une demi-heure pour manger. [...] Si au moins en fin de semaine il avait fait beau. Mais non. Temps de cul, temps de cochon. Ah la la, la journée était mal partie et l’après-midi s’annonçait pire. » (Ibid. : 10) Rapidement,

le chœur est en mesure de considérer que sa journée est un enfer. Il est intéressant de constater qu’au final, la progression du monologue n’est pratiquement basée que sur l’accumulation chronologique d’anecdotes pathétiques, grâce auxquelles les membres du chœur ont la possibilité d’exagérer le traumatisme ou le bouleversement dont ils se sentent victimes : « J’ai marqué ce jour sombre d’une pierre noire sur le calendrier Snap On » (Ibid. : 11). Il n’y a aucun nuancement au cours du monologue, toutes les pensées du Chœur Contemporain sont dévastatrices. Bien que le monologue ne possède pas de destinataire déclaré, nous pouvons penser que le personnage le prononçant cherche tout de même à provoquer une émotion, du moins qu’il veut attirer une sympathie. Puisque la pièce s’amorce brusquement avec un monologue amer, il resterait à savoir si le discours empreint de pathos arrive à tisser une complicité avec le lecteur, seule instance pouvant ressentir cette sympathie. Rien n’est moins sûr. Dans tous les cas, cette constance dans le ton, les émotions et le négativisme qui sont présentés au lecteur nous permet d’avoir l’assurance que le Chœur Contemporain présente un point de vue inaltérable, son point de vue. Il s’agit selon nous d’une fonction importante de ce monologue. Le Chœur Contemporain possède une liberté manifeste dans le monologue. Déjà, la première phrase qu’il prononce montre la facilité avec laquelle il peut imposer sa vulgarité s’il le désire : « Ah la la, la journée de cul. Non, vraiment. » (Ibid. : 9) Le personnage peut parler sans interruption, peu importe ses propos. Il a donc le privilège de dire ce qu’il désire, d’utiliser des termes vulgaires, de présenter son point de vue sans opposition. Nous pouvons considérer qu’il s’agit d’un privilège étant donné la rareté de ce type d’occasion accordé par Choinière.