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1.2 Tragédie choinièrienne ?

1.3.1 Statut du Chœur Contemporain

Le fait qu’il accorde autant de place à un arché-texte grec nous laisse penser que l’au- teur peut délibérément fonder une partie des relations qui lient ses personnages sur

11 Michel Serres, L’interférence, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 40.

12Rappelons que « tout texte se construit comme une mosaïque de citations et tout texte est absorption

et transformation d’un autre texte » (Kristeva, 1969 : 146).

13 « [C]omme dans le cas du genre, le code se donne pour limites la prescription d’un certain nombre

de structures à réaliser – structures qui sont autant sémantiques que formelles et qui forment ainsi une sorte d’arché-texte. » (Jenny, 1976 : 264)

cette présence de la tragédie. Cette idée est envisageable si l’on se rapporte à l’im- portance capitale que possèdent les personnages dans la constitution de toute œuvre théâtrale. Au-delà des diverses théories qui discutent la pertinence de la notion de « personnage » au théâtre et dans la littérature, nous pensons simplement, comme Ubersfeld, que « [d]ans la mesure où le texte théâtral est essentiellement non linéaire mais tabulaire14, le personnage est un élément décisif de la verticalité du texte ; il est

ce qui permet d’unifier la dispersion des signes simultanés. » (1978 : 124) Comme les personnages occupent cette fonction de rassembler des signes, nous pensons qu’il est intéressant d’évaluer à quel point l’intertexte principal touche aux personnages et même instaure des rapports singuliers entre eux.

La question qui guide l’analyse de Jocelyne est en dépression propose une évalua- tion de la manière dont Olivier Choinière construit les rapports unissant le chœur et le héros. Nous pensons que la présence ponctuelle de la tragédie grecque au sein de l’œuvre sert principalement à établir, de façon originale, le rôle et par le fait même l’ascendance des personnages qui prennent part au déroulement de la pièce. Nécessairement, cette empreinte intertextuelle instaure des rapports distinctifs entre les personnages. Puisque nous avons vu que l’auteur a sélectionné une partie seulement des caractéristiques de la tragédie grecque, il paraît important de se pencher sur les éléments retenus, des éléments manifestement fondamentaux aux yeux de l’auteur dramatique. À cet égard, nous percevons le chœur comme la composante tragique indispensable choisie par Choi- nière. D’abord, il n’est pas anodin que le Chœur Contemporain soit nommé en tête de la liste des personnages, non plus qu’il énonce la première réplique de l’œuvre :

Ah la la, la journée de cul. Non, vraiment. C’était pas drôle aujourd’hui. Prends juste ce matin. Le réveil a pas sonné, le lait était passé date et le char ne voulait plus partir. Il a fallu que je marche jusqu’au métro. Avec le temps qu’il fait, c’était à se laisser mourir dans un banc de neige. Banc de neige ! Comme la langue est ironique ! Dans le métro, pas une place assise ! Il avait même pas fait une station qu’il s’est arrêté. J’aurais dû parier. Quelqu’un s’était suicidé. Tout le monde était en retard et de mauvaise humeur. (O.C. : 9)

Cette première réplique donne au Chœur Contemporain le privilège de partager ses plaintes multiples et de donner le ton, un ton grincheux qui sera constant au fil de la pièce. Les didascalies qui la précèdent sont succinctes, mais non moins efficaces : « À jardin, un divan, une petite table avec trois télécommandes de différents formats. Le

14« Je désigne par texte tabulaire un texte composé de plusieurs modules, ayant chacun une autonomie

relative mais étant interdépendants les uns des autres, regroupés sur un espace matériel borné. » (Florea, 2009 : 178)

Chœur Contemporain entre, et se voit. » (Id.) Elles laissent ainsi toute la place à ce monologue d’ouverture et font en sorte que le lecteur soit obligé d’accorder toute son attention aux dires du chœur pour saisir le sens de la pièce. De plus, on remarque que Choinière se focalise sur le Chœur Contemporain pour introduire son œuvre, car le chœur, en ouverture, est seul sur scène et il s’adresse alors directement au public ou au lecteur, sans possibilité d’être interrompu. Ce monologue n’est pas la seule indication de l’importance que l’auteur accorde au chœur tragique. Contrairement aux autres personnages, le Chœur Contemporain est le seul qui soit présent tout au long de la pièce. En effet, aucune didascalie n’indique qu’il sorte de scène. C’est sans surprise qu’on relève la présence constante du chœur, puisqu’il constitue le sujet de la pièce. En résumant la pièce de Choinière, on note que l’élément perturbateur est clairement lié au personnage du chœur. Effectivement, bien que l’arrivée d’Évelyne surprenne Aline et le chœur, c’est véritablement lorsque la jeune chroniqueuse météo lance le défi et que le chœur accepte de participer que la pièce prend un tournant nouveau. L’analyse du récit des évènements, sur lequel nous reviendrons au cours du second chapitre, montre que toute la pièce se construit autour de la volonté d’Évelyne de convaincre le chœur qu’il aime l’hiver. Autrement dit, on se tourne vers lui, on discute avec lui, on en fait un point focal du début à la fin. La pièce se clôt justement lorsque le chœur chemine, en acceptant de se laisser aller, comme le souhaitait Évelyne : « Je ne connais pas la météo de demain. Mais pour un temps suspendu au fil de tes paupières ensommeillées, j’aurai réussi à te la faire oublier. Évelyne sort comme elle est venue. » (Ibid. : 66) La réplique de la jeune femme s’adresse spécifiquement au chœur et montre que l’issue de la pièce dépendait uniquement de son évolution.

En plus de constituer le point focal, le chœur est formé de plusieurs membres. Dans la pièce qui accueille cinq entités, trois font partie du chœur. Cette majorité lui donne un poids certain dans cette pièce. Au contraire d’autres personnages qui parlent individuellement, il peut parler à la première personne du pluriel : « Chialer est notre plus grand droit ! » (Ibid. : 31) Lorsque les choreutes parlent en même temps, comme dans ce dernier exemple ou dans le monologue d’ouverture, ils mettent de l’avant leur union et leur volonté de transmettre un message singulier qui rallie plusieurs personnes. Ils utilisent la force du nombre, ce que ne peuvent faire Aline et Évelyne ; « Représenter le chœur, c’est signifier implicitement ceux qui n’en font pas partie. » (Fix et Toudoire- Surlapierre, 2009 : 71) Les trois membres du chœur ne possèdent pas de noms qui leur soient propres ; ils sont désignés par leur sexe et leurs vêtements. De cette manière, l’au- teur met constamment de l’avant l’appartenance des trois entités à un groupe nommé le

chœur, ils ne sont pas considérés comme des individus qui auraient droit à un nom per- sonnel. Il nous semble évident que le chœur occupe une place particulière dans l’œuvre d’Olivier Choinière, la place d’un personnage principal. Ainsi, parce qu’il représente un élément central de cette pièce de théâtre, nous considérons qu’il représente en toute logique la caractéristique de la tragédie grecque la plus importante parmi celles que Choinière a retenues dans la construction de son œuvre. Justement, il est intéressant de souligner à quel point la mise en évidence de l’intertexte du chœur est considérable. En effet, le terme « chœur » est employé tout au long de la pièce. Il va sans dire qu’au- cun autre élément de la tragédie grecque n’est autant mis en valeur dans Jocelyne est en dépression. Manifestement, l’arché-texte tragique est utile dans la mise en place de l’entité du chœur au centre de l’œuvre.