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Jeux intertextuels et échanges agonistiques : analyse dramaturgique de "Jocelyne est en dépression : tragédie météorologique" d'Olivier Choinière

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Academic year: 2021

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Jeux intertextuels et échanges agonistiques

Analyse dramaturgique de Jocelyne est en dépression : tragédie

météorologique d’Olivier Choinière

Mémoire

Noémie Bentz-Moffet

Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Jeux intertextuels et échanges agonistiques

Analyse dramaturgique de Jocelyne est en dépression : tragédie

météorologique d’Olivier Choinière

Mémoire

Noémie Bentz-Moffet

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Résumé

Cette étude constitue la première analyse approfondie de Jocelyne est en dépression : tragédie météorologique d’Olivier Choinière. Parue en 2002, elle mélange en toute liberté des tons, des références sociales et des formes théâtrales. En employant les jalons de l’analyse dramaturgique et en nous concentrant strictement sur le texte de la pièce, nous avons pour objectif de cerner au plus près les rapports qui unissent les deux personnages centraux, le Chœur Contemporain et Évelyne, afin de mieux saisir à quoi tient le conflit. Nous analyserons d’abord la présence de marques issues de la tragédie grecque. Il sera particulièrement question des indices fournis au fil du paratexte. Nous faisons l’hypo-thèse que les relations entre les personnages principaux sont influencées par une forte intertextualité. Ensuite, nous nous emploierons à dégager certains rapports de force à travers les dialogues auxquels participent ces mêmes personnages. Olivier Choinière ayant composé une pièce où le conflit s’exprime sous la forme d’un débat, nous voulons examiner la construction particulière des répliques. En outre, constatant la présence d’éléments caricaturaux et stéréotypiques, nous envisagerons la possibilité que la pièce de Choinière présente des critiques et qu’elle mette de l’avant des travers québécois. En conclusion, cette analyse veut souligner l’originalité du travail de Choinière et la variété des repères formels, stylistiques et même culturels que nous trouvons au sein de son œuvre.

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Table des matières

Résumé iii

Table des matières iv

Remerciements vii

Introduction 1

1 Rapports intertextuels 6

1.1 Indications préalables . . . 6

1.2 Tragédie choinièrienne ? . . . 10

1.2.1 Le paratexte comme repère . . . 10

1.2.1.1 Titre et sous-titre. . . 12 1.2.1.2 Dramatis personæ . . . 14 1.2.1.3 Le jeu de l’auteur . . . 15 1.2.2 Résumé de la pièce . . . 17 1.2.3 Intertextualité . . . 19 1.2.4 Tragédie grecque . . . 21 1.2.5 Appropriations tragiques . . . 25 1.2.5.1 Efforts exploratoires . . . 27 1.2.5.2 Le jeu du lecteur . . . 30 1.3 Le chœur . . . 31

1.3.1 Statut du Chœur Contemporain . . . 31

1.3.2 Le chœur antique . . . 34 1.3.3 Rapprochements . . . 35 1.4 Personnages tragiques . . . 40 1.4.1 Coryphée . . . 40 1.4.2 Héros . . . 42 2 Rapports dialogiques 47 2.1 Indications préalables : analyse du discours . . . 47

2.1.1 La parole est action . . . 51

2.1.1.1 Schéma narratif . . . 52

2.1.1.2 Univers médiatique . . . 55

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2.1.1.4 Lexique oratoire . . . 59

2.2 Conditions de production des énoncés . . . 62

2.2.1 Situation initiale . . . 62

2.2.1.1 Monologue d’ouverture . . . 62

2.2.1.2 Caractérisation du monologue : récit . . . 66

2.2.1.3 Mise en parallèle des récits . . . 67

2.2.2 Premier échange chœur/héros . . . 69

2.2.2.1 Habitudes . . . 69

2.2.2.2 Surprises . . . 70

2.2.3 Annonce du défi : nœud dramatique. . . 72

2.2.4 Échanges centraux . . . 75

2.2.4.1 Continuité . . . 76

2.2.4.2 Mensonges . . . 80

2.2.4.3 Aline . . . 82

2.3 Caractérisation des échanges . . . 85

2.3.1 Débat . . . 85 2.3.2 Rhétorique. . . 88 2.3.2.1 Vocabulaire . . . 88 2.3.2.2 Densité argumentaire . . . 89 2.3.2.3 Polémique . . . 90 2.3.2.4 Ironie . . . 94 2.3.3 Éthos . . . 95 2.3.3.1 Oppositions . . . 95 2.3.3.2 Considérations tragiques . . . 96 2.3.3.3 Agôn . . . 97

2.3.3.4 Le jeu des personnages . . . 98

2.3.3.5 Considérations caricaturales . . . 100

2.4 Analyse de la finale . . . 101

2.4.1 Point tournant . . . 101

2.4.2 Questions sur le héros . . . 105

2.4.3 Spectaculaire . . . 106

2.4.4 Le lectorat . . . 109

Conclusion 114

A Monologue d’ouverture du Chœur Contemporain (p. 9-13) 121

B Récit d’Évelyne (p. 22-24) 126

C Rencontre entre le Chœur Contemporain et Évelyne (p. 19-22) 128

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Pourquoi une si longue hibernation ? Que faire de la survivance maintenant qu’elle est débarrassée des étais qui l’ont supportée pendant un siècle ? Pour répondre, les Québécois n’ont pas à renier la patience obstinée de jadis, mais à lui joindre enfin le courage de la liberté.

Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise.

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Remerciements

Cette maîtrise constitue la meilleure leçon de courage que j’ai reçue.

J’aimerais exprimer ma reconnaissance profonde aux personnes qui m’ont soutenue, qui m’ont aidée à développer les outils pour réussir ce défi.

Merci à ma directrice, Chantal, qui m’a guidée avec une bienveillance inaltérable. Quel privilège d’avoir été initiée au monde de la recherche par une professeure si respectueuse, patiente, intéressée, cultivée et honnête. Cette formation intellectuelle marque un jalon dans ma vie, et Chantal m’a accordé sa confiance, sans laquelle je n’aurais pu grandir autant.

Merci à Élizabeth, qui a vu l’étincelle brillant dans mes yeux lors de nos discussions théâ-trales et qui m’a montré le chemin vers une maîtrise qui m’intéresserait. Elle fait partie de ces personnes d’exception dont l’expérience et la sensibilité naturelle leur ont permis de com-prendre tous les obstacles que je croisais et qui ont pu rallumer en moi la flamme qui vacillait quelquefois.

Je tiens à remercier les membres des comités de sélection des bourses du Département des littératures et des Fonds Hubert-LaRue, Lucie-et-Phil-Latulippe et Denis-Saint-Jacques. Ils m’ont encouragée et m’ont fourni des occasions importantes d’être fière de mes travaux. Je remercie mes collègues de la Sépaq, qui m’ont toujours motivée, et David et Marie-France du Tandem, qui m’ont inspirée plus qu’ils ne le croient.

Je remercie Sabrina, Anne-Florence, Marie-Josée, Myriam, Maud, Sophie, Fred, Lido et mes autres amis et amies qui ont su à quel point ce projet, parfois douloureux, était important pour moi. Merci aussi à Spéciose pour une certaine discussion au Lac Simon, où cent kilos ont quitté mes épaules.

À Gabrielle, je veux exprimer ma joie de la trouver toujours à mes côtés, elle qui est aussi vraie, stimulante, encourageante et dont l’amitié profonde me rassure.

Merci à ma sœur, qui était présente à chaque étape de ce long parcours et qui s’est réjouie avec moi de tous les succès. Elle m’a insufflé une force qu’elle ne soupçonne peut-être pas. À mon amoureux, curieux homme et homme curieux, j’aimerais pouvoir faire comprendre à quel point son appui a été indispensable. Sa présence au quotidien m’a servi de repère, sa patience m’a apaisée et son humour contagieux a pansé bien des plaies et a relativisé bien des situations.

Finalement, je veux témoigner toute ma gratitude à mes parents, grâce auxquels j’ai compris très tôt la noblesse et le pouvoir de l’éducation. C’est une conviction qui ne me quittera jamais, j’espère qu’ils le savent et qu’ils seront fiers de ce mémoire, qui marque l’aboutissement de mes années d’étude.

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Introduction

L’auteur dramatique Olivier Choinière génère des productions artistiques systémati-quement remarquées depuis une dizaine d’années. Occupant par le fait même une place appréciable dans le paysage théâtral québécois, il se consacre à l’élaboration d’un réper-toire riche. Cette richesse est d’abord attribuable au nombre de créations proposées par Choinière. En effet, cet auteur prolifique offre des nouveautés presque chaque année, sur scène ou à l’écrit (CEAD : en ligne). D’autre part, on confère également une richesse à l’œuvre de cet auteur devant l’originalité de ses pièces, les fruits d’un travail d’ex-ploration des codes dramatiques. Plus éloigné du théâtre strictement populaire, Olivier Choinière propose, en effet, un théâtre de recherche, grâce auquel la dramaturgie qué-bécoise, déjà fertile, se bonifie. Bien sûr, les résultats de ses remises en question forment des pièces de qualité, reconnues par ses pairs. Plus d’une fois lauréat, Choinière s’est notamment distingué en obtenant le Prix Siminovitch en 2014. Au cours des dernières années, il a créé entre autres Félicité, en 2007, Chante avec moi, en 2010, et Nom de domaine, en 2012, toutes des pièces qui ont bénéficié d’une couverture médiatique im-portante et qui ont pu être montées dans des salles réputées de la province. Il semble donc évident qu’Olivier Choinière fait partie des auteurs dramatiques incontournables du théâtre québécois actuel et qu’il présente un travail de qualité.

Souvent, les créations de cet auteur se caractérisent par des explorations formelles. Solidement ancré dans une recherche artistique contemporaine, Choinière dit lui-même que « [la] réalité toujours nouvelle demande non seulement d’être portée par de nou-veaux propos, mais aussi d’être incarnée par de nouvelles formes. » (Choinière : en ligne (a)) On remarque aussi que plusieurs de ses pièces sont placées dans un contexte québécois, où les référents culturels et les traits du langage des personnages ne font aucun doute quant à leur origine. Cependant, plus qu’un amusement à dresser des por-traits de diverses sphères sociales qui l’entourent, le travail d’Olivier Choinière paraît souvent distribuer des reproches et exprimer des réprobations. « Son parcours d’auteur

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et de concepteur artistique permet d’entrevoir le tracé d’une pensée exploratrice qui chemine suivant une continuelle réinvention formelle, laquelle est arrimée à un regard critique des plus décapants. » (Lesage et Cyr, 2013 : 30) Ce caractère incisif revient de façon récurrente dans son œuvre, et ce, depuis ses débuts en tant qu’auteur dramatique.

Désirant approfondir ces attributs et étudier une pièce qui représenterait bien l’originalité du travail d’auteur de Choinière, nous avons choisi de consacrer le présent mémoire à l’analyse de Jocelyne est en dépression : tragédie météorologique. Cette œuvre moins connue du répertoire choinièrien, créée en 2001 et parue en 2002, a été montée sur la terrasse du Théâtre d’Aujourd’hui à l’été 2002. D’entrée de jeu, si nous ressentons une curiosité à l’idée de décortiquer une pièce très contemporaine dans l’histoire de la dramaturgie, il reste que la pièce que nous avons sélectionnée nous force à nous pencher sur une œuvre relativement récente, ce qui nous empêche d’avoir un grand recul. Malgré tout, nous sommes convaincue de la pertinence d’analyser cette pièce aujourd’hui. D’abord, il s’agit d’une des premières du répertoire d’Olivier Choinière, lui qui en a créé plus d’une dizaine depuis 2002. La pièce sélectionnée ne fait donc pas partie d’un cycle actuel de création de l’auteur et son ancienneté (relative, bien entendu) nous donne un délai que l’on juge amplement suffisant pour appréhender la pièce dans toute sa complexité. De plus, nous ne manquons pas de remarquer qu’un des personnages principaux de la pièce se nomme « Chœur Contemporain », une étiquette qui confirme l’intérêt que nous avons à étudier la pièce maintenant, alors que nous sommes encore concernée par les repères temporels dont s’est inspiré l’auteur.

Nous considérons que Jocelyne est en dépression est une œuvre forte et qu’elle se démarque dans le répertoire du théâtre québécois. Retraçant une conversation extra-vagante entre les téléspectateurs d’un bulletin de nouvelles télévisé et celle qui semble être une chroniqueuse météorologique dépréciée, l’auteur restreint les propos des person-nages à un seul sujet : l’adversité hivernale au Québec. Néanmoins, malgré la banalité de la discussion, la pièce présente aux lecteurs plusieurs points d’intérêt et messages de fond. Nous sommes d’avis que la tragédie météorologique mélange une médiocrité et une certaine grandeur de façon singulière. Sur le plan de la forme, il en va de même, car l’auteur met aussi librement en relation des textes hétéroclites, des genres théâtraux contrastés et il remet en question des normes dramaturgiques, comme nous le verrons. Il a créé des personnages dont nous pourrons constater toute la force d’attraction au cours de notre analyse, notamment un chœur populiste et indigné. En dressant le portrait d’une collectivité de manière humoristique, Choinière dirige l’attention de ses lecteurs

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sur des travers qui trouvent certainement des échos. Nous aurons l’occasion d’appro-fondir ces caractéristiques au fil de notre analyse, mais il reste que déjà, en fonction des habitudes de Choinière, nous savons que les propos de la pièce vont au-delà de la question hivernale.

Nous constatons que les écrits universitaires se penchant spécifiquement sur cette pièce sont rares. En fait, aucun mémoire ou thèse n’a encore eu comme objet Jocelyne est en dépression et nous ne trouvons pas d’article scientifique qui se consacre à cette pièce non plus. Nous envisageons donc notre étude comme un travail de défrichement, à partir duquel nous souhaitons proposer des pistes de réflexion pour mieux saisir les enjeux et conflits que porte cette œuvre choinièrienne. Le fait que la pièce n’ait pas encore été étudiée en profondeur nous donne l’occasion de la faire connaître davan-tage ; nous voulons souligner son importance en l’étudiant. C’est dans ce contexte que nous voyons l’intérêt de ne nous pencher que sur une seule pièce. La comparaison avec d’autres œuvres ne nous semblait pas nécessaire dans l’optique où nous désirons spé-cifiquement aborder ses particularités. En approfondissant un seul texte, ce que nous permet la maîtrise, nous voulons mettre en évidence ses caractéristiques fondamentales. En choisissant de développer notre travail selon des repères de l’analyse dramaturgique, nous serons apte à décortiquer la pièce, à dégager les conflits fondamentaux et à pré-senter les points d’intérêt que nous jugeons significatifs à la lecture de cette pièce. D’ailleurs, comme notre travail constituera la première étude universitaire approfondie de cette œuvre d’Olivier Choinière, nous pensons que les conclusions que nous propo-serons permettront ensuite d’ouvrir des pistes de recherche et d’établir des liens avec d’autres pièces de l’auteur ou d’autres œuvres québécoises. Nous participons ainsi à l’enrichissement des connaissances sur le théâtre choinièrien et, incidemment, sur le théâtre québécois en général.

Afin de bien répondre à ces objectifs généraux, notre étude se penchera plus concrètement sur les relations qu’entretiennent les deux personnages principaux, Éve-lyne et le Chœur Contemporain. Nous sommes d’avis qu’ils sont unis par plusieurs types de liens fondamentaux, que nous pouvons cristalliser autour de leur rôle de chœur et de héros. La pièce de Choinière Jocelyne est en dépression met en scène plusieurs entités qui discutent de la fatalité hivernale et, comme nous serons à même de le constater, l’auteur dramatique présente ces échanges en s’inspirant de la tragédie grecque. Dans la mesure où un des personnages assume clairement le rôle du chœur, étant donné son

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nom, nous émettons l’hypothèse qu’il serait mis en relation avec un héros, issu d’une cer-taine façon lui aussi du théâtre grec antique. Dès lors, il nous semble à propos d’évaluer comment les personnages ainsi caractérisés établissent, puis cultivent leurs rapports. Au fil de la présente analyse, nous nous pencherons donc sur des liens que les person-nages possèdent grâce à un paratexte révélateur et à une insertion capitale d’intertexte issu de la tragédie grecque. Ensuite, nous questionnerons les relations dialogiques qui unissent le chœur et le héros, alors que ces personnages semblent entretenir un débat, et créer du même coup des rapports de force distinctifs, presque caricaturaux. Tous ces types de relations entre les deux personnages principaux nous paraissent fondamentaux étant donné leur variété et leur prééminence. Corollairement, la question qui guidera toute notre analyse demande comment Olivier Choinière construit les rapports entre le chœur et le héros. Dans l’optique où nous décortiquons une pièce qui n’a pas encore fait l’objet d’analyse, nous miserons sur la flexibilité et la simplicité que nous offre une telle question pour arriver à dégager la structure de l’œuvre, les conflits centraux et à bien exposer les divers liens qui unissent les personnages qui ont le plus d’importance.

Après avoir présenté la méthodologie sur laquelle nous baserons notre recherche et avoir résumé la structure narrative de l’œuvre, le premier chapitre de notre analyse voudra mieux faire connaître les personnages et la matière à partir de laquelle ils sont construits. Nous sommes d’avis que le chœur et le héros sont marqués de manière unique par l’insertion d’une intertextualité tragique. En plus de questionner son lectorat sur la possibilité aujourd’hui de composer une réelle tragédie, Olivier Choinière semble jouer avec ses référents tragiques pour établir des relations particulières entre ses personnages. Au cours de la première partie de notre travail, nous pourrons donc identifier des caractéristiques majeures qui concernent les entités principales de l’œuvre. Nous serons également à même d’examiner la présence de l’intertextualité antique au sein de cette œuvre contemporaine, une insertion qui peut, jusqu’à un certain point, proposer plus d’énigmes que de certitudes. Nous nous concentrerons donc principalement sur le texte : sa paratextualité, son intertextualité et l’expérience de lecture qu’il offre.

À la suite du traitement de la matière tragique et après avoir parlé des person-nages de façon plus indépendante, nous tenterons de mieux saisir la manière dont ils sont unis au fil de la pièce. Le second chapitre de notre travail voudra effectivement étudier les relations dialogiques entre le chœur et le héros. Nous pensons que les pa-roles seront alors le meilleur point d’observation pour comprendre leurs liens uniques. Suivant l’évolution chronologique que propose la structure narrative, nous analyserons

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différents moments de parole auxquels prennent part les personnages principaux. Nous pourrons constater la simplicité de l’organisation de leurs échanges et les similitudes que leur conversation comporte avec un type d’échange polémique. Dans les circonstances, nous voudrons également évaluer le travail rhétorique qui touche les discussions entre le chœur et le héros. La dernière partie du second chapitre sera finalement l’occasion de nous questionner sur la matière québécoise, qui semble constamment faire partie du langage des personnages, les référents qu’ils utilisent lors de leurs échanges et aussi la caricature qu’ils en viennent même à présenter au fil de la pièce. Nous pourrons voir si Olivier Choinière propose encore ici « un regard critique des plus décapants. » (Lesage et Cyr, 2013 : 30)

En nous concentrant sur la construction des rapports qui unissent le Chœur Contemporain et Évelyne, nous aurons comme objectif de mettre en lumière des carac-téristiques fondamentales de Jocelyne est en dépression. Nous nous concentrerons sur les conflits portés par cette pièce de théâtre, exclusivement à travers le texte écrit. Dans les circonstances, nous nous consacrerons principalement à la réception que peut avoir le lecteur de Choinière, moins à celle qui peut concerner le spectateur1. Nous aurons l’occasion d’interroger la présence d’éléments issus de la tragédie et nous pourrons ap-profondir la relation cruciale que développent les personnages en élaborant leur échange de paroles. Concomitamment, grâce à cette exploration, nous voulons parvenir à pré-senter la manière dont Olivier Choinière joue avec des codes dramaturgiques et remet en question des formes théâtrales. Partant, nous montrerons l’originalité du travail de créateur et la cohésion des éléments qui fondent sa pièce. Nous pourrons alors enrichir les connaissances que nous possédons sur le travail d’un auteur dramatique québécois majeur et nous consacrer à l’étude d’une pièce encore très peu connue du public et de la recherche en théâtre.

1 À cet égard, nous ferons davantage référence au lecteur au cours de notre étude. Toutefois, il est

évident que plusieurs conclusions que nous présenterons peuvent aussi concerner d’éventuels specta-teurs, étant donné le lien nécessaire entre le texte et le spectacle mis en scène.

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Chapitre 1

Rapports intertextuels

1.1

Indications préalables

Il est important de présenter plus précisément notre angle d’approche ainsi que certaines considérations de base qui orienteront notre travail d’analyse. Tout d’abord, nous avons choisi de circonscrire notre objet d’étude au seul texte de Jocelyne est en dépression. Compte tenu des limites imparties au mémoire de maîtrise, nous isolons en quelque sorte cette pièce de théâtre, bien qu’elle soit courte, sans la mettre en comparaison avec d’autres œuvres issues du même courant artistique contemporain et sans considérer les pièces préalables du répertoire d’Olivier Choinière. Naturellement, nous ne prétendrons donc pas relever toujours des caractéristiques récurrentes de l’écriture choinièrienne. Nous souhaitons approfondir le plus possible une pièce précise. Notons déjà quelques conséquences provenant de cette perspective d’analyse. Le fait de se pencher sur une pièce de Choinière nous appelle à considérer un seul domaine artistique, celui du théâtre. La remarque est somme toute banale, mais elle indique notre ambition affirmée de don-ner priorité aux codes inhérents à la construction de toute pièce. Nous tenons, de cette façon, à proposer une lecture spécifiquement dramaturgique de Jocelyne est en dépres-sion, non pas une analyse littéraire qui utiliserait inadéquatement des outils d’étude romanesque, par exemple. D’autre part, nous avons choisi de circonscrire davantage nos recherches en nous concentrant uniquement sur le texte de la pièce de Choinière. Nous croyons effectivement que nous serons apte à présenter une analyse efficiente sans que les questions de mise en scène ou de représentation soient nécessairement abordées. Nous étudierons ainsi différentes facettes de l’œuvre du point de vue du lecteur, ce qui

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nous permettra d’explorer des concepts variés, comme la paratextualité ou l’intertex-tualité. Nous jugeons que ces quelques éléments d’analyse permettront de mieux saisir l’expérience de lecture que propose l’auteur dans la tragédie météorologique.

Notre approche du texte peut paraître, en un sens, quelque peu caduque si on en croit les paroles de Bernard Dort :

le centre de gravité de l’activité théâtrale s’est déplacé de la composition du texte à sa représentation [...]. Ainsi la dramaturgie, aujourd’hui, concerne-t-elle moins l’écriture de la pièce [...] que la mutation d’un texte en spectacle : sa représentation, au sens le plus large de ce mot. (1986 : 8)

Il est vrai que longtemps, « [l]e théâtre occidental a [...] été subordonné au primat du texte. » (Pruner, 2010 : 6) Bernard Dort rappelle qu’une éventuelle remise en ques-tion de la suprématie systématique du texte s’est répandue. Néanmoins, à la lecture de l’œuvre de Choinière, nous constatons que, pour plusieurs raisons dont il sera question au fil de notre étude, la cohérence textuelle et la production de sens sont déjà suffisam-ment grandes à l’écrit pour que nous puissions ici faire abstraction des langages de la représentation. Dans le cas qui nous occupe, la pièce écrite sera vue comme un tout. Il est vrai, devons-nous le rappeler, que l’étude que nous allons présenter sera une des lectures possibles de l’œuvre. En résumé, comme nous remarquons que la lecture de la pièce de Choinière permet en soi de fournir une quantité appréciable de caractéristiques cohérentes, nous misons sur la pertinence de proposer une analyse textuelle de Jocelyne est en dépression.

Nous souhaitons plus précisément mettre en lumière la dramaturgie de la pièce. Selon les mots de Bernard Martin, « l’analyse dramaturgique est appréhendée comme une série ouverte d’investigations à partir du texte qui sera porté à la scène. » (2001 : 83) De façon plus précise, nous pouvons mentionner que « [cette analyse], dont les outils et procédures relèvent dans le même mouvement de l’intellect et du sensible, semble animée par une finalité dominante [...] [ : ] la cohésion de ses éléments internes. » (Ibid. : 95) Le fait que la pièce n’ait pas fait encore l’objet de recherches poussées justifie l’intérêt d’un tel angle d’approche. Nous désirons en effet montrer des aspects fondamentaux de sa structure. Nous sommes donc d’avis que le choix des outils de l’analyse dramaturgique nous permettra de mieux présenter la construction originale de la pièce, la place des personnages et le poids de la parole. De plus, comme nous étudions en particulier le rapport entre le chœur et le héros au sein de la pièce d’Olivier Choinière, l’analyse dramaturgique nous paraît à propos pour mettre en évidence la « cohésion [des] éléments

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internes », tout ce qui produit le rapport intéressant entre le Chœur Contemporain et le personnage d’Évelyne.

Il s’agit pour l’analyste [...] de relier ces matériaux épars dans l’optique d’une partition spectaculaire qui, littéralement, les saurait mettre en lumière tout en préservant le « jeu » [...] que ménagent les « lieux d’indétermination » : c’est alors qu’intervient le maître d’œuvre, le metteur en scène. (Id.)

Comme les matériaux peuvent être « épars », nous désirons nous servir autant de la caractérisation des personnages, de la structure du texte que des interactions verbales pour proposer une lecture cohérente. Tous les théoriciens qui seront sollicités au cours de notre analyse auront donc comme fonction de nous aider à dégager les spécificités de cette pièce de théâtre particulière. Autrement dit, nous n’avons pas recours aux ouvrages de Patrice Pavis, de Michel Pruner ou d’Anne Ubersfeld parce qu’ils nous fournissent des grilles d’analyse, mais parce qu’ils offrent tour à tour des pistes de réflexion complémentaires sur la composition d’une pièce de théâtre.

Nous avons choisi de fonder plusieurs de nos réflexions sur le travail d’Anne Ubers-feld, spécialement son ouvrage Lire le théâtre. Bien que ce travail de recherche ait été publié dans les années 1970, il nous semble toujours pertinent dans l’optique où il s’agit d’une étude qui prend en compte « la spécificité du texte de théâtre » (Ubersfeld, 1978 : 9) et qui présente les différents systèmes de signes qui participent à la cohérence d’une œuvre. Ubersfeld décortique les composantes d’une pièce écrite, comme les personnages, l’espace, le temps ou le discours, et elle met en lumière les clés de lecture les plus in-téressantes. Elle s’applique à exposer les bornes de l’analyse textuelle d’une pièce, ce qui nous aidera nécessairement à mettre en perspective les conclusions auxquelles nous arriverons au fil de l’analyse. Il est d’ailleurs intéressant de mentionner le fait que le premier chapitre de Lire le théâtre présente le lien incontournable qui existe entre le texte et la représentation, mais rappelle à tout chercheur que « ce ne sont pas les mêmes outils conceptuels qui sont requis pour l’analyse de l’un et l’autre. » (Ibid. : 15) Ainsi, l’ouvrage d’Anne Ubersfeld nous sera utile pour explorer des éléments fondamentaux de l’œuvre de Choinière, plus particulièrement la structure et les dialogues. Il nous permettra également d’avancer des idées qui tiennent compte de la particularité d’un texte de théâtre dans sa version écrite.

Même si Lire le théâtre aborde plusieurs composantes du texte sur lesquelles nous désirons nous pencher, nous sommes consciente des limites que peut contenir cet ouvrage. D’abord, il donne en exemple des pièces souvent issues du répertoire classique.

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Les œuvres les plus récentes datent de la décennie 1970. Ainsi, il n’est pas question du théâtre plus contemporain dont Jocelyne est en dépression fait partie. Les référents théoriques qu’utilise Ubersfeld sont eux aussi parfois vieillis, ce qui ne constitue pas une réelle surprise étant donné la date de publication de l’ouvrage. Ces considérations nous forcent donc à nuancer certaines idées d’Ubersfeld. C’est notamment dans cette optique que nous avons choisi de faire appel au Dictionnaire du théâtre de Patrice Pavis. Sa publication récente nous assure qu’il présente des définitions qui tiennent compte du théâtre plus moderne et des théories d’analyse théâtrale plus récentes. La plupart des entrées du dictionnaire de Pavis font état de l’évolution des conceptions au fil du temps, ce qui nous permet de mettre en perspective les codes théâtraux que nous utiliserons dans le cadre de notre analyse. À l’aide du dictionnaire, présentant un vaste ensemble de notions, nous pensons être plus apte à distinguer des subtilités importantes. Il pourra également nous aider à différencier les conventions antiques grecques d’une écriture contemporaine et à mieux discerner les codes qui se rapportent au théâtre écrit.

Étant donné la diversité des principes théâtraux abordés dans chacun des deux ouvrages précédents, il est évident que nous pourrons y faire référence à plusieurs oc-casions au cours de l’analyse qui suit. Par contre, nous avons voulu également intégrer ponctuellement des concepts littéraires, théâtraux ou historiques issus quant à eux d’ouvrages se consacrant à des questions plus circonscrites et détaillées. Nous ferons donc référence à des travaux de Gérard Genette, particulièrement en ce qui concerne la paratextualité. Les propos de Laurent Jenny et de Julia Kristeva seront également sollicités afin de nous aider à présenter quelques particularités de l’intertextualité. En ce qui concerne la tragédie grecque, étant donné l’ampleur théorique du sujet, nous nous baserons sur les conclusions des principaux chercheurs ayant fait autorité dans le domaine. Nous ferons appel à Jacqueline de Romilly, à Jean-Pierre Vernant et à Pierre Vidal-Naquet, tous trois auteurs de nombreux ouvrages et articles déterminants dans le domaine. Des passages tirés du Dictionnaire du théâtre de Patrice Pavis seront aussi convoqués pour mieux présenter la tragédie telle qu’elle est définie dans l’univers même des critiques du théâtre. L’objectif ici ne sera pas de présenter exhaustivement toutes les caractéristiques de la tragédie grecque. Nous voulons plutôt avoir une idée générale de ses principes, ce qui nous aidera à identifier les mutations éventuelles dans la pièce québécoise. Au cours du second chapitre de notre analyse, nous nous pencherons da-vantage sur les échanges de paroles. Nous présenterons alors les principales sources qui nous aideront à établir nos conclusions.

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Nous avons choisi avec simplicité d’entamer notre analyse en nous penchant sur les toutes premières pages de l’œuvre écrite. Elles marquent durablement la pièce de théâtre et proposent un angle de lecture foncier et original. Ensuite, nous consacrerons bien sûr la majeure partie de l’étude à l’exploration des pages centrales de la pièce, accueillant tous les dialogues. Ce découpage servira notre angle d’analyse, puisque nous voudrons, en terminant le dernier chapitre du mémoire, examiner la finale, un retournement de situation important et, du coup, une source de réflexion originale dans le cadre de notre enquête. Cette façon chronologique d’étudier la pièce s’accorde également avec notre volonté de mettre en lumière l’expérience de lecture unique découlant de la manière dont l’auteur a construit Jocelyne est en dépression.

1.2

Tragédie choinièrienne ?

1.2.1

Le paratexte comme repère

La question qui chapeaute nos recherches dans le cadre de cette étude se concentre sur les personnages principaux de Jocelyne est en dépression et demande comment Oli-vier Choinière a construit leurs rapports. Sachant que le second chapitre se penchera concrètement sur les rapports interactionnels, sur les types de dialogues unissant ces personnages et sur leurs rapports de force, nous désirons amorcer notre analyse, au cours du premier chapitre, avec la présentation de ce qui fonde la lecture de la pièce dès son ouverture. De cette façon, nous voulons notamment attirer l’attention sur les éléments qui participent à la caractérisation des personnages et qui préparent les dia-logues centraux qui marqueront les relations des entités au cours du développement de la pièce. Dans l’optique où nous nous servons de l’analyse dramaturgique pour dégager les fondements intéressants de la pièce, nous pensons que le fait de nous arrêter à ce qui est donné à lire initialement nous permet de recueillir des clés de lecture riches et pertinentes. Globalement, nous voulons aussi que ce premier chapitre soit une occasion de présenter la pièce de Choinière dans ce qu’elle a de particulier à la lecture, ce qui passe d’abord par la présentation de son paratexte, par la description de ses efforts intertextuels et par l’exploration de ses emprunts marqués à la tragédie grecque.

Selon la terminologie développée par Gérard Genette, le paratexte renvoie à « ce qui entoure et prolonge le texte » (Fabula : en ligne), à l’intérieur (péritexte) ou à l’extérieur (épitexte) du livre. Dans le cas du péritexte, qui nous intéresse plus parti-culièrement, il semble que les éléments qui le forment soient nombreux : le titre, les

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sous-titres, les intertitres, les noms de l’auteur et de l’éditeur, la date d’édition, la préface, les notes, les illustrations, la table des matières, la postface, la quatrième de couverture (Genette, 1987 : 20). Leur pertinence varie nécessairement d’une œuvre à l’autre. Toutefois, immuablement, ces éléments sont les premiers qui sont donnés à lire. Ils constituent la porte d’entrée vers le texte principal, les dialogues et les didascalies dans le cas d’une pièce de théâtre. Ainsi, le paratexte s’inscrit comme une marque tex-tuelle importante, puisqu’il a la possibilité d’introduire et d’orienter la lecture que l’on fait du texte principal.

Étant perçu, par les créateurs et les différents destinataires, comme un texte utilitaire, indicatif et littérairement neutre, [le paratexte] n’en est pas moins, à notre sens, fortement révélateur des armatures secrètes de l’œuvre et des projets d’écriture scénique de l’auteur. Celui-ci le rédige, en somme sans mé-fiance, en s’avançant à découvert. Avec son apparente technicité, sa texture presque entièrement dénuée de tropes et de feintes, et parce qu’il cherche d’abord à s’en tenir à ce qui paraît décisif au moment de la mise en théâtre de l’écriture, le paratexte est bien un des rares types d’écrit « littéraire » où l’on soit à peu près sûr que le je de l’auteur – qui pourtant n’apparaît jamais – ne soit pas un autre. Cet ensemble de raisons nous paraît suffisant pour qu’on n’hésite plus à lui appliquer le même intérêt et les mêmes exigences méthodologiques qu’aux autres textes, et qu’on ne l’évacue plus des études théâtrales. (Thomasseau, 1984 : 83)

D’emblée, l’intérêt de l’analyse du paratexte nous apparaît, à des degrés divers certes, toujours présent, peu importe la pièce dont il est question. Dans le cas qui nous oc-cupe, non seulement le paratexte est pertinent, mais il semble fondamental pour bien comprendre le projet théâtral de Choinière. Il importe alors de montrer quels points de repère liminaires le paratexte offre au lecteur. Ils permettront de mieux comprendre la pièce d’Olivier Choinière et, du même coup, l’utilité de l’angle d’approche que nous avons choisi pour étudier Jocelyne est en dépression.

Nous avons fait remarquer plus haut que les constituants du paratexte peuvent être fort nombreux. Au-delà de la quantité, il importe donc d’identifier les plus distinc-tifs. Dans le cadre de notre étude qui porte spécifiquement sur le travail de Choinière, nous nous arrêterons ainsi à ce qui, dans le paratexte, est porteur des choix d’écriture de cet auteur. En d’autres termes, nous nous intéressons à la fiction qu’il bâtit au tout début : « De manière générale, si les pratiques que sont le nom d’auteur, la dédicace, la préface, le discours biographique et critique relèvent de l’ordre du réel, par négation on relègue le titre et le texte dans l’ordre de la fiction. » (Carrier, 2003 : 140) Nous voudrons donc porter notre attention sur le titre, le sous-titre et la dramatis personæ de

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l’œuvre, des éléments de fiction. Étant donné le petit nombre d’éléments paratextuels retenus, nous devrons absolument nous appuyer sur le vocabulaire utilisé et l’agence-ment des termes au sein de cette entrée en matière. Le paratexte de cette œuvre est succinct, ce qui concentre l’intérêt que le lecteur peut avoir devant chaque mot présenté en ouverture. À ce propos, il est bon de mentionner que nous considérons nécessaire-ment les élénécessaire-ments de fiction du paratexte comme les premiers liens que l’auteur tisse avec son lecteur, ce qui nous amène à étudier leur construction, mais aussi leurs effets à lecture.

Tout déploiement de signaux à l’intention du lecteur, qu’il s’agisse de titres et d’intertitres, de divisions internes du livre et d’illustrations, agit comme un vade mecum. À la différence d’un discours d’accompagnement (préface, résumé, etc.), ce mode d’emploi, consultable à tout moment, pourrait fa-voriser la progression du lecteur dans le texte. Les titres des chapitres en en-tête rappellent l’état de la lecture. On peut les considérer comme de simples bornes routières, indiquant le nom d’une route, les distances par-courues. Mais, pour autant que ces indications soient du texte – et pas seulement une numérotation –, elles expriment aussi autre chose, parallèle-ment au texte qui se découvre dans la page. Toute discrète qu’elle soit, leur « voix » se superpose au co-texte. Il est impossible d’en mesurer l’effet. Du reste, tous les lecteurs y prêtent-ils attention ? Ce qui peut être posé par hypothèse est un ajout de sens au texte et un appel ou un adjuvant à sa compréhension. (Roy, 2008 : 50)

1.2.1.1 Titre et sous-titre

Dans L’analyse du texte de théâtre, Michel Pruner mentionne que le titre est le « pre-mier repère » (2010 : 9), pour qui tente de décortiquer une pièce. Incidemment, son rôle est d’informer et d’attirer les lecteurs potentiels. Dans le cas qui nous occupe, le titre Jocelyne est en dépression dirige l’attention du lecteur sur un personnage particulier et il qualifie son état. Ironiquement, ce personnage sera absent de l’œuvre. Toutefois, le lecteur ne peut constater cette absence absolue du personnage qu’à rebours, puis-qu’aucun indice du titre ne lui permet d’en avoir conscience. D’autre part, ce prénom « Jocelyne », inaugurant le titre de l’œuvre, peut posséder des résonances familières pour le lecteur, notamment pour un lecteur québécois. Toujours en ce qui concerne les composantes pouvant avoir des échos chez le lecteur, notons qu’il est question d’une maladie, la dépression. Bien que ses symptômes soient connus depuis longtemps, son nom ne figure parmi notre vocabulaire que depuis les années 1950 (Alibert, 2014 : en ligne). Nous pouvons attirer l’attention du lecteur sur le fait que, combinés, les vocables

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« Jocelyne » et « dépression » indiquent déjà que la pièce pourrait se situer en contexte familier, dans un cadre contemporain.

L’auteur dramatique a composé un sous-titre qui indique une catégorie : tragédie météorologique. Pendant longtemps, les auteurs ont nommé le genre des pièces qu’ils créaient. « À l’époque classique, les genres sont strictement codés et le classement des œuvres est l’occupation favorite des “doctes” qui, s’inspirant d’Aristote, réglementent l’écriture [...], [définissant et hiérarchisant] la production dramatique. » (Pruner, 2010 : 11) De cette façon, nous constatons que Choinière joue avec une convention devenue caduque. En effet, les habitudes culturelles ont changé et « le théâtre actuel s’est af-franchi de toutes les étiquettes renvoyant à des genres tombés en désuétude, affirmant ainsi sa liberté et son refus des codes » (Ibid. : 13). Puisque l’indication du genre n’est plus requise, on comprend que l’auteur adresse en quelque sorte un clin d’œil à une tradition qui avait cours auparavant. Il le fait aujourd’hui en toute liberté et sous le signe de l’humour, comme en fait foi le choix du qualificatif « météorologique ». On se souviendra d’autres auteurs dramatiques comme Cocteau ou Ionesco qui avaient avant lui déjà posé le même geste en sous-titrant leurs œuvres « tragédie en un acte et un intervalle »2 et « farce tragique »3 (Id.). Il est intéressant de constater que dans une

pièce qui propose, semble-t-il, un cadre bien contemporain, nous retrouvons dès le pa-ratexte un emploi de codes dramaturgiques anciens. Bien sûr, les auteurs de théâtre ne créent pas leurs œuvres ex nihilo, ils réutilisent des caractéristiques ayant déjà figuré dans d’autres pièces. Néanmoins, dans le cadre d’une analyse qui se penche notamment sur la présence d’un théâtre antique au sein d’une pièce moderne, il ne nous semble pas sans intérêt de souligner la référence précoce et délibérée de Choinière à une convention d’époque, de même que la liberté qu’il s’octroie devant un code qui était autrefois strict.

En rapprochant les termes « dépression » et « tragédie » à travers le titre et le sous-titre, l’auteur québécois crée un champ lexical sinistre. Il semble évident que dans l’imaginaire d’un lecteur, même le moins renseigné, il n’existe probablement pas de genre théâtral qui soit davantage lié à la catastrophe et au désastre que ne l’est la tragédie. De même, la dépression est un terme qui indique clairement le mal-être. De cette façon, grâce à quelques mots seulement sur la page titre, Choinière laisse entendre qu’il mettra en scène un ou des personnages infortunés (étant donné la référence à la

2 Jean Cocteau, Orphée, tragédie en un acte et un intervalle, Paris, Stock, 1944.

3 Eugène Ionesco, Les chaises ; farce tragique. Suivi de L’impromptu de l’Alma ; ou, Le caméléon du

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dépression), aux prises avec une situation difficile (suivant la référence à la tragédie). Cependant, en adjoignant l’adjectif « météorologique » à la tragédie, l’auteur ébranle quelque peu les clés de lecture qu’il fournissait jusqu’alors. Olivier Choinière annonce un détachement certain par rapport aux conventions qui régissent la véritable tragédie. Il n’existe pas de « tragédie météorologique », il s’agit d’une nouvelle étiquette. Le lecteur peut déjà se demander si l’auteur propose une vision personnelle de la tragédie ou s’il ne fait que s’inspirer de quelques caractéristiques du genre tragique. Dans les deux cas, nous pensons que Choinière désire d’emblée montrer qu’il revendique une certaine liberté devant un genre séculaire fortement codifié. De plus, il ajoute manifestement un ton humoristique à un titre sombre. Le sous-titre présente deux termes disparates dont le rapprochement sans intermédiaire crée un effet comique et inattendu. Bien sûr, cette extravagance attire l’attention du lecteur et annonce peut-être le ton ironique de l’œuvre. À n’en pas douter, la tragédie météorologique se veut humoristique et inusitée.

Évidemment, le choix de la tragédie est porteur de plusieurs clés de lecture, et ce, même si nous reconnaissons que les catégories génériques ont été mises à mal, plus par-ticulièrement dans la dernière moitié du XXe siècle. Règle générale, les lecteurs savent que la tragédie est un genre théâtral emblématique et répandu dans la dramaturgie occidentale. Cependant, il reste à déterminer comment elle est utilisée au sein de la pièce de Choinière et jusqu’à quel point on a tiré profit de ses codes théâtraux. Même si les informations que fournit le sous-titre ne sont pas complètes quant à l’influence qu’exerce le genre tragique dans la composition de la pièce de Choinière, nous pouvons déjà comprendre que l’auteur québécois pousse ses lecteurs à garder en tête ce rapport. Il ne faut pas oublier que l’indication du genre et la composition d’un sous-titre sont facultatives de nos jours. Il semble incontestable que le fait de choisir et de nommer la tragédie est crucial aux yeux de l’auteur.

1.2.1.2 Dramatis personæ

Le paratexte de la pièce de Choinière contient également une dramatis personæ très évocatrice quant à l’utilisation de la tragédie grecque. La description des rôles est sché-matique : dans l’ordre, nous retrouvons le Chœur Contemporain formé de l’homme en camisole, de la femme en baby doll et de la petite fille à lunettes. Le chœur est suivi d’Aline, d’Évelyne et du satyre-acouphène. Aucun autre élément ne précise davantage les attributs ou les traits des personnages. Ce qui nous semble particulièrement intéres-sant dans cette liste est encore une fois lié au choix des termes. Le Chœur Contempo-rain, inexorablement, fait écho au terme « tragédie » que l’on retrouvait dans le titre.

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Le chœur est effectivement un élément capital de la dramaturgie grecque et spéciale-ment de la tragédie. Il est ainsi clair que l’auteur, en présentant le mot « chœur » dans sa liste de personnages, souligne à nouveau l’importance qu’il a accordée à la tragédie antique dans la rédaction de sa pièce de théâtre. Notons à ce propos que le Chœur Contemporain est nommé en premier. Évidemment, l’auteur peut avoir choisi l’ordre des personnages selon leur importance au sein de la pièce ou selon l’ordre des répliques (Pavis, 2002 : 194). Toutefois, dans les deux cas, l’effet à la lecture est le même : après avoir lu le sous-titre qui annonçait la tragédie, le lecteur retrouve presque immédiate-ment un autre mot lié au théâtre grec antique et mis en évidence dans le paratexte. Il doit noter la redondance du vocabulaire, à plus forte raison devant la présentation du dernier personnage, nommé satyre-acouphène. Ce dernier fait référence à des créatures mythologiques grecques, qui « parcourant sans cesse les campagnes, [...] cherchent à assouvir leurs appétits et sont, pour cette cause, redout[ées] par les mortels » (Schmidt, 2005 : 178). Le champ lexical de la tragédie est ainsi très présent au sein du paratexte. Il devient clair que l’invitation à considérer cet élément dans la lecture de la pièce entière est réelle. Toutefois, bien que cette proposition soit sérieuse, il ne veut pas dire que le traitement de la tragédie sera dépourvu d’humour. Comme c’était le cas dans le titre et le sous-titre, la liste des personnages contient des éléments humoristiques qui laissent présager le ton railleur que prendra la pièce. Les deux femmes sont nommées Aline et Évelyne, ce qui fait qu’en considérant également le prénom « Jocelyne » mentionné dans le titre, tous les personnages féminins possèdent un nom finissant par le son [in]. On se doute bien que ce choix de l’auteur vise un effet comique. De plus, on annonce que les membres du chœur portent des costumes quelque peu caricaturaux, presque grotesques. Dès lors, la dramatis personæ réitère les constatations auxquelles nous pouvions arriver à la lecture des titre et sous-titre : l’auteur mélange les éléments appartenant au genre tragique, associé au fléau, et les marques humoristiques.

1.2.1.3 Le jeu de l’auteur

Olivier Choinière nous donne des indices apparents du fait qu’il ne veut pas se cantonner dans des conventions théâtrales. Sans les mettre à l’écart, il semble davantage vouloir les exploiter à sa manière, en jouant avec elles. Cette idée n’est pas du tout insolite si l’on se fie au travail théâtral qu’il a accompli depuis plusieurs années : « Olivier Choinière est un inventeur de formes théâtrales qui cherche à déjouer tout ce qui asphyxie un art trop souvent contraint par des cadres institutionnels non seulement rigides, mais, plus essentiellement, inopérants sur le plan de la relation avec le spectateur. » (Lesage et Cyr, 2013 : 30) Pensons au sous-titre qui reprend une tradition qui n’a plus cours

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en présentant le genre théâtral de l’œuvre. On y voit une intention de lier une conven-tion surannée et une écriture invariablement contemporaine. « Chaque emprunt aussi produit son effet. Les énoncés intertextuels que sont les pastiches ou parodies de titres proposent aux lecteurs un jeu ou un défi4 par rapport au champ littéraire. » (Roy, 2008 : 51) Au reste, Choinière indique qu’il n’aura pas nécessairement l’intention de guider son lectorat et de lui fournir tous les indices séance tenante, d’où l’idée du défi amenée par Max Roy. Le titre, par exemple, met en relief une femme qui ne fera pas partie des discussions principales de la pièce et il tait l’existence des personnages centraux. En choisissant de nommer le seul personnage qui n’apparaîtra jamais, l’auteur, bien qu’il décrive réellement les circonstances dans lesquelles il place ses personnages, joue avec les possibilités originales que lui offre le choix du titre.

Notons que l’effet ludique que nous décelons dans le travail d’écriture de Choinière ne signifie pas que nous percevions une puérilité ou une insignifiance.

Roland Barthes fut peut-être le premier à attribuer cette stratégie critique au concept de jeu lorsqu’il souligne, dans La mort de l’auteur, qu’« un code ne peut se détruire, on peut seulement le “jouer”5». Le jeu pourrait ainsi être

compris comme un procédé permettant de déjouer des structures narratives déjà existantes et de les remettre en question. (Fraser, 2007 : 45)

Suivant l’idée des remises en question, nous voyons ainsi la matière ludique comme un besoin exploratoire. L’auteur jouit d’un espace de liberté où l’engagement de l’imagi-naire devient possible. L’effort de l’auteur pour créer du neuf, pour proposer de nouvelles règles, est un jeu où on s’amuse à proposer plusieurs combinaisons. Le fait de spécifier qu’une pièce se joint à la sphère de la tragédie ne constitue pas forcément une marque ludique, mais grâce à la qualification « météorologique », on peut reconnaître une vo-lonté de s’amuser avec la convention séculaire, ce qui produit corollairement une remise en question des codes. Ainsi, même si l’auteur nous présente des jeux dramaturgiques parfois comiques, il ne veut pas dire que l’amusement et l’humour aient toujours pré-séance. Nous aurons l’occasion d’y revenir au cours de notre analyse. Cependant, nous pouvons déjà dire que les résultats des explorations sur la forme doivent présenter une solidité, répondre à certaines règles.

On clamera [...] d’un vif « Je ne joue plus ! » le retour à la réalité qui en-trave le jeu, dès que les règles, instaurées en vérité nouvelle et absolue, sont faussées, volontairement ou par mégarde. C’est dire que, malgré sa fausseté

4 Nous soulignons.

5 Roland Barthes, « La mort de l’auteur », dans Le bruissement de la langue. Essais critiques IV,

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intrinsèque, le jeu ne peut avoir cours que dans l’ordre d’une certaine vérité. Fragile ambiguïté. (Camerlain, 1989 : 172)

Olivier Choinière est donc porté à explorer de nouvelles combinaisons dans le paratexte et il propose, souvent avec humour, des jeux sur la forme. L’engagement de l’imaginaire du créateur nous semble dès lors rattaché à un ludisme à la fois amusant et sérieux.

Par ces quelques remarques, nous avons voulu montrer à quel point le paratexte présentait des clés de lecture importantes dans le cadre d’une analyse textuelle de Jocelyne est en dépression. D’abord, étant donné la présence nette du champ lexical de la tragédie dans le sous-titre et dans la liste des personnages, il nous paraît fondamental de considérer le genre tragique dans l’étude de la pièce. En très peu de mots, Choinière arrive à le suggérer puissamment. Le fait que l’auteur présente ces termes d’entrée de jeu souligne le poids qu’aura le genre au sein de l’œuvre. Olivier Choinière laisse également entendre qu’il s’offre une certaine liberté d’écrivain. Il indique qu’il mélangera la tragédie antique à un univers contemporain, car il utilise des prénoms et des mots modernes, comme « Jocelyne », « dépression », mais aussi « baby doll » et « camisole ». Plus encore, on remarque que le chœur est carrément qualifié de « contemporain ». En plus de ce mélange d’époques théâtrales, l’auteur présente d’emblée, grâce au paratexte, son intention de réunir des éléments tragiques (bien que nous ne sachions pas encore lesquels à la lecture des quatre premières pages) et des éléments comiques. Il joint le funeste et l’humoristique, il fait cohabiter des opposés. Finalement, il reprend des codes, des conventions et des principes théâtraux de façon libre, voire narquoise, comme c’est le cas lorsqu’il nomme la tragédie « météorologique » et le satyre « acouphène » ou lorsqu’il utilise à sa manière la dénomination du genre. Parce qu’il présente une pièce où il manipule librement des codes et où il le fait de manière humoristique, l’auteur semble révéler une sorte de jeu auquel il se serait adonné pour composer une pièce singulière.

1.2.2

Résumé de la pièce

Nous avons étudié les différents constituants du paratexte de Jocelyne est en dépression isolément, sans nous soucier de l’ensemble de l’œuvre, du cœur de la pièce et des dia-logues. Ce faisant, nous avons pu évaluer sans trop d’interférence les repères que l’auteur a fournis d’entrée de jeu à son lecteur. Nous souhaitons maintenant nous consacrer au texte central, en commençant par en résumer les faits marquants6. La pièce d’Olivier

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Choinière met en scène le Chœur Contemporain qui est formé d’un homme en camisole, d’une femme en baby doll et d’une petite fille à lunettes. Ce chœur constitue l’auditoire du bulletin de nouvelles télévisé, animé par Aline. Au cours de la première partie de la pièce, le chœur raconte sa journée, qu’il considère comme épouvantable. À tour de rôle, chaque membre fait le récit de ce qui l’a ennuyé depuis son réveil, du métro bondé à l’accumulation de mauvaises notes scolaires. L’homme, la femme et la petite fille ont des vies distinctes, le premier est garagiste, la seconde travaille dans un bureau et la dernière est une écolière. Par contre, dans tous les cas, la narration de leurs malheurs quotidiens contient de nombreuses plaintes contre la température hivernale qu’ils su-bissent. Aline commence son bulletin de nouvelles en constatant la mauvaise humeur de ses téléspectateurs et elle leur propose de se « décharger de [leur] peine » (Choinière, 2002 : 157). Elle encourage le chœur à continuer ses lamentations et elle lui propose même de nouveaux sujets de doléances.

L’arrivée de la responsable du bulletin météorologique interrompt les complaintes du chœur et crée la surprise. Jocelyne, qui a l’habitude de présenter toute l’informa-tion sur les condil’informa-tions climatiques et qui est considérée comme la « grande chaman des déserts arctiques, prêtresse de la pluie et du beau temps [...], messagère des dieux na-turels et vengeurs » (Ibid : 19), celle que tous attendaient, est absente. La remplaçante, Évelyne, leur explique que Jocelyne fait une dépression. Au grand malheur du chœur, elle révèle également qu’il en est la cause : « Mon contemporain, tu passes la journée à chialer sur le temps qu’il fait ou ne fera pas, comment veux-tu que celle qui a le châtiment de te prédire une tempête ou un froid glacial ne se considère pas elle-même comme une catastrophe naturelle et que cette constatation quotidienne ne finisse par ronger son âme ? » (Ibid. : 29) Le choc passé, Évelyne propose aux membres du chœur de conclure un marché. Elle tentera de livrer un plaidoyer qui les convaincra de l’inno-cence de l’hiver et même du bonheur qu’il peut procurer. Elle leur promet qu’en cas d’échec, elle leur montrera « ses boules ». Les membres du chœur acceptent, estimant qu’il est évident que la remplaçante de Jocelyne manquera son coup. À partir de ce moment, Évelyne fournit une série d’arguments en faveur de la saison froide, toujours rejetés par Aline et ses spectateurs. Elle souligne par exemple que le temps de Noël, impatiemment attendu, doit nécessairement être accompagné de neige pour plaire aux Québécois. Elle mentionne également qu’elle sait à quel point les chutes des passants

7Dorénavant, les citations issues de la pièce de Choinière porteront la référence O.C., suivie du numéro

de la page. Notre lecteur prendra note également que nous avons corrigé, au fil des citations, les quelques coquilles qui s’étaient glissées dans la publication de la pièce.

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sur la glace font rire le chœur. Chaque anecdote s’adresse aux trois membres du chœur. Toutefois, Aline s’impose dans la conversation et tente de liguer davantage le chœur contre la remplaçante de Jocelyne. Elle envenime le débat et souhaite exagérer tout le drame qu’elle trouve. Avec la mauvaise humeur qui règne, la jeune responsable du bulletin météo doit finalement se rendre à l’évidence et mettre fin au défi qu’elle avait lancé. Elle accepte de montrer « ses boules » au chœur, qui est excité à l’idée de pouvoir regarder des seins nus si facilement.

Évelyne ouvre son manteau. Deux boules de verre contenant des paysages nordiques en miniature plongés dans l’eau, boules qu’Évelyne secoue et fait se soulever une petite neige qui retombe aquatiquement sur les paysages endormis, boules qui ne portent pas de nom, sinon que boules à neige. Le Chœur Contemporain s’approche, fasciné. (Ibid. : 59-60)

Au cours des dernières pages de la pièce de Choinière, le Chœur Contemporain se retrouve ainsi envoûté par la magie de ces objets. Il déguste les flocons de neige comme il le ferait avec de grands crus, il s’imagine vivant parmi les villes miniatures que contiennent les boules de neige. Aline, par contre, reste indifférente au charme de cette féérie. Évelyne en profite pour informer son auditoire de l’état de santé de Jocelyne : « la grande chaman » (Ibid. : 19) est tombée elle aussi sous le charme d’une neige inopinée, et elle a retrouvé le sourire. Évelyne, dévoilant qu’elle est le fantôme de l’étudiante s’étant suicidée le matin même sur les rails du métro, quitte la scène en constatant l’atteinte de son objectif : « Je ne connais pas la météo de demain. Mais pour un temps suspendu au fil de tes paupières ensommeillées, j’aurai réussi à te la faire oublier. » (Ibid. : 66)

1.2.3

Intertextualité

En fonction des conclusions auxquelles nous sommes arrivée à la lecture du paratexte, il nous paraît fondamental d’évaluer la présence de la tragédie au sein de l’œuvre entière. L’invitation de Choinière était, à nos yeux, non négligeable étant donné la récurrence du vocabulaire tragique. Toutefois, devant l’apparente raréfaction d’éléments tragiques dans le texte principal, nous sommes en droit de nous questionner sur leur véritable impact. À ce propos, la notion d’intertextualité paraît éclairante. Julia Kristeva la définit en ces mots : « Nous appellerons intertextualité cette inter-action textuelle qui se produit à l’intérieur d’un seul texte. Pour le sujet connaissant, l’intertextualité est une notion qui sera l’indice de la façon dont un texte lit l’histoire et s’insère en elle » (1968 : 61). Ce texte de base, à l’intérieur duquel se produit l’interaction, peut être nommé texte

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centreur, selon les mots de Laurent Jenny. Il accueille des marques de textes-origines8 (Jenny, 1976 : 266). On étudie ainsi Jocelyne est en dépression comme un texte centreur à l’intérieur duquel on retrouve plusieurs intertextes. On considère à cet égard que la pièce de Choinière gouverne l’organisation des intertextes en « [gardant] le leadership du sens » (Ibid. : 262). L’idée qu’un seul texte rallie de multiples traces intertextuelles est justement incontournable : « tout texte se construit comme une mosaïque de citations et tout texte est absorption et transformation d’un autre texte » (Kristeva, 1969 : 146).

La pièce Jocelyne est en dépression accueille justement plusieurs marques tex-tuelles, plus ou moins apparentes, issues de sources variées. Alors que les personnages parlent de la crise du verglas de 1998, le chœur poétise son discours et s’inspire du « Roi des aulnes », un poème de Goethe : « Grand brise-pylône et coupe-courant ! Roi des Aulnes de mes peurs d’enfants ! La rumeur de ton nom sème la terreur et mon cœur se glace à la vue d’un seul grêlon blanc ! » (O.C. : 44) Dans le même esprit, en parlant de la tristesse de l’hiver, le chœur copie la structure d’un poème illustre de Nelligan : « Ah ! Comme la neige a neigé, que la souffleuse a soufflé et que les impôts sont arrivés ! » (Ibid. : 40) Nous avons mentionné plus haut le fait que la pièce se concluait sur une chanson interprétée par le chœur. Il s’agit d’une partie du refrain de la chanson thème du Vagabond, une émission de télévision canadienne pour enfants, diffusée dans les an-nées 1980 : « Quand je m’arrête, c’est pour me faire des amis. Tant de sourires ! Tant de souvenirs ! Il faut partir. Il se peut qu’un beau jour, je me repose enfin. Jusqu’à ce jour, je poursuis mon parcours. Mais d’ici là, le monde est mon chez-moi. Mais d’ici là le monde est mon chez-moi. » (Ibid. : 66-67) La série télévisée n’est pas mentionnée dans la pièce de Choinière et les paroles de la chanson ne sont pas mises entre guillemets. Le glissement de style et le fait que la dernière phrase soit répétée attirent l’attention du lecteur de Choinière et laissent entendre qu’il s’agit peut-être d’une chanson, qui posséderait une source extérieure. Quoique leur présence soit constante au fil de la pièce, les intertextes ne sont pas toujours faciles à repérer ou à déchiffrer. Le bagage de connaissance du lecteur et la clarté du référent font en sorte que la difficulté du travail d’analyse intertextuelle diffère d’un lecteur à l’autre. On prend conscience avec ces quelques citations qu’au-delà de l’emploi de la tragédie, l’auteur québécois s’amuse manifestement avec un bon nombre de références, des renvois littéraires ou culturels toujours variés. Dans ces conditions, l’insertion de la tragédie au sein de son œuvre ne peut être étudiée comme l’unique effort intertextuel de Choinière dans Jocelyne est en dépression. Par contre, malgré l’intérêt des derniers passages cités qui montraient la

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variété des marques de l’intertextualité au sein de l’œuvre de Choinière, il nous semble primordial de nous pencher sur l’intertexte de la tragédie. Laurent Jenny souligne qu’il est indispensable de déterminer « le degré d’explicitation de l’intertextualité » (1976 : 258), afin d’être en mesure de mieux explorer la présence de l’intertexte au sein de l’œuvre. Dans le cas de la tragédie, c’est justement son degré d’explicitation, notam-ment au sein du paratexte, qui paraît dominant si on le compare à celui des autres marques intertextuelles.

En se dégageant des limites strictes du paratexte, le lecteur observe de nouvelles marques lexicales qui lui permettent de mieux définir la tragédie dont il est question. En effet, le genre dont s’est inspiré Olivier Choinière est circonscrit. De façon nette, nous remarquons plus loin, au fil des dialogues, des répliques où les références renvoient nécessairement au théâtre de l’Antiquité : « Jocelyne, messagère des dieux naturels et vengeurs » (O.C. : 19), « fille d’Éole, ouvre le ventre du ciel, lis dans ses entrailles et donne tes prédictions ! » (Ibid. : 20), « tu seras sacrifiée sur l’autel des cotes d’écoute. » (Ibid. : 31) Encore une fois, le vocabulaire utilisé par l’auteur est particulièrement déter-minant. Ces formulations sont bâties sur des considérations mythologiques et culturelles typiquement grecques. Dans l’optique où le paratexte nous avait annoncé la liberté que s’octroyait l’auteur devant des codes théâtraux, nous désirons d’abord rappeler dans quelles circonstances historiques et religieuses la tragédie est née en Grèce et quelles ca-ractéristiques dramaturgiques principales elle présentait, spécifiquement à cette époque. Nous pourrons ensuite aspirer à une meilleure évaluation du travail original d’Olivier Choinière.

1.2.4

Tragédie grecque

La tragédie dont s’est inspiré l’auteur a été inventée en Grèce, au Ve siècle avant notre ère. Son nom, du grec tragœdia, veut dire « chanson du bouc » (Romilly, 1970 : 15). Plusieurs hypothèses existent et les chercheurs ne s’entendent pas tous pour expliquer le lien entre la tragédie et l’animal. Jacqueline de Romilly mentionne que ce lien reste obscur encore aujourd’hui (Ibid. : 16). Par contre, il semble tout de même certain que la naissance de ce théâtre soit associée à des rituels religieux, des cultes que les Grecs pratiquaient en l’honneur de Dionysos en particulier. « Certes, on ne retrouve rien dans leurs œuvres qui rappelle spécialement Dionysos, le dieu du vin et des processions phalliques, ni même le dieu qui meurt et renaît avec la végétation ; mais on y retrouve toujours une certaine présence du sacré, qui se reflète dans le jeu même de la vie et

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de la mort. » (Ibid. : 12) L’auteur Olivier Choinière y faisait d’ailleurs référence dans les citations précédentes, alors qu’il mentionnait les dieux et les sacrifices religieux. C’est la période du Ve siècle qui permet aux auteurs de Grèce de développer le genre théâtral grâce à l’organisation de concours tragiques à Athènes. Les auteurs sont alors choisis par l’État et doivent créer des pièces qui sont présentées devant la cité, dans un festival nommé les Dionysies. De fait, la tragédie était à l’époque un « théâtre national populaire » (Saïd, 1995 : 901). Le contexte de représentation et de création était ainsi circonscrit. De plus, on remarque que la période où le genre théâtral s’est développé fut très courte. L’authentique tragédie grecque prend place au moment d’une conjoncture sociale, politique et culturelle particulière, sur laquelle nous reviendrons. Sur le plan technique, les théâtres dans lesquels avaient lieu les concours tragiques étaient divisés en plusieurs sections, qui correspondaient justement aux endroits où évoluaient les différents types de personnages des pièces. Dans l’orchestra, on retrouvait les membres d’un chœur. Ces derniers chantaient et dansaient, ce qui établissait un contraste avec les autres personnages de la pièce, notamment les héros, placés derrière, sur le proscenium (Pavis, 2002 : 314). Les acteurs portaient des masques et un costume. Ils devaient alterner leurs répliques avec les chants du chœur. Selon les types de chœurs et les sujets des pièces, les choreutes pouvaient donner des conseils aux héros, pouvaient également blâmer les personnages ou commenter simplement l’action.

Les spécialistes déterminent que l’année 472 constitue le point de départ, puis-qu’il s’agit de la représentation des Perses d’Eschyle, la plus vieille tragédie conservée. Quelques décennies plus tard, la représentation de la dernière pièce du genre que nous possédions encore, Œdipe à Colone de Sophocle, clôt la période de l’âge d’or de la tra-gédie grecque. Il est bon de préciser, par contre, que même si l’époque durant laquelle a fleuri la tragédie fut restreinte, on a pu noter une évolution dans la façon d’aborder les questionnements, les mythes et les thèmes représentés. Eschyle, Sophocle et Eu-ripide, les auteurs dont nous sont parvenus les textes, respectivement du plus ancien au plus récent, ont développé chacun un style différent et plusieurs, comme Jacqueline de Romilly, remarquent une complexification des tragédies au fil du temps ainsi que des changements de perspectives qui ne sont sûrement pas étrangers à l’évolution de la société dont font partie les auteurs, une société grecque sans nul doute en mutation durant tout le Ve siècle av. J.-C. Dès lors, lorsqu’on parle des caractéristiques de la tragédie grecque, il importe de se rappeler qu’il s’agit d’un portrait global, qui veut miser sur les éléments généralement communs aux auteurs.

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On dit de la tragédie qu’il s’agit d’une « pièce représentant une action humaine fu-neste souvent terminée par la mort. » (Pavis, 2002 : 388) Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet ajoutent d’autres précisions : « Tension entre le mythe et les formes de pensées propres à la cité, conflits dans l’homme, le monde des valeurs, l’univers des dieux, caractère ambigu et équivoque de la langue – tous ces traits marquent forte-ment la tragédie grecque. » (2001 : 36) Parmi les idées fondaforte-mentales, il importe en effet de prendre conscience que la matière à partir de laquelle sont écrites ces pièces de théâtre est issue des mythes grecs. Ainsi, les héros, les personnages et les histoires sont connus des spectateurs. Néanmoins, ces derniers n’assistent pas à de simples re-dites de récits mythologiques. D’un auteur à l’autre, par exemple, le rôle des dieux diffère. Très présents chez Eschyle, plus effacés chez Sophocle, les dieux ne possèdent pas la même domination ou la même influence au sein des pièces. Corollairement, les héros détiennent une liberté d’action qui peut varier. Les lectures nouvelles des mythes qu’offrent les tragiques grecs sont dignes d’intérêt, car elles mettent en question les hé-ros et les histoires connus du public. « [La tragédie] confronte les valeurs héroïques, les représentations religieuses anciennes, avec les modes de pensée nouveaux qui marquent l’avènement du droit dans le cadre de la cité. » (Ibid. : 16) Ainsi, la tragédie antique met en scène des questionnements auxquels sont confrontés les Grecs de l’époque. Ces derniers traversent une frontière culturelle et politique marquante et donnent à voir la transition vers une nouvelle vision de la justice, le passage de la mythologie à la démocratie. Pour cette raison, on remarque sans surprise que le théâtre tragique inclut des ambiguïtés et des tensions de toutes sortes.

Le chœur jugeait les héros tragiques du double point de vue du mythe et de la morale civique, incarnant la double compétence de la cité, gardienne de la morale et du droit, mais aussi détentrice de la mémoire mythique. C’est pourquoi les choristes grecs n’étaient pas des acteurs, mais des citoyens. (Dupont, 1999 : 66)

C’est aussi pourquoi les auteurs mettent en évidence la complexité des situations. Es-chyle, Sophocle et Euripide mettent l’accent non sur les mythes qu’ils reprennent, mais sur la dualité et sur l’équivocité des situations et des valeurs :

La condamnation d’Agamemnon vient d’un verdict divin ; mais sa réalisa-tion passe par une série de volontés humaines [...]. Rien de ce qui arrive n’arrive sans le vouloir d’un dieu ; mais rien de ce qui arrive n’arrive sans que l’homme y participe et y soit engagé : le divin et l’humain se combinent, se recouvrent. C’est bien ce qui explique qu’à la limite on puisse rapporter la mort d’Hippolyte à l’amour ou à Aphrodite, dire qu’Héraclès succombe à un moment de folie ou à l’action de la Rage, envoyée par Héra, ou encore expliquer la mort de Penthée par son refus d’admettre certaines tendances

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