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Chapitre 1 : Autour du Sophiste

II. 3 : La communication des genres dépend-elle de la définition de l’être par la puissance ?

II.5 Le Timée et le Sophiste

Nous trouverons dans le Timée une preuve supplémentaire de l’importance de l’être- dunamis dans le Sophiste. En effet, Cordero soutient que : « C’est la portée de cette définition [de l’être-dunamis] –que les eidophiles n’ont pas le courage d’accepter—qui ouvre la porte du royaume des formes à de nouveaux venus : l’âme, l’intellect et le changement, sans lesquels la cosmologie du Timée serait inconcevable324. » Nous ne voulons pas nous étendre trop

longuement sur le Timée, ce qui sortirait des propos de cette thèse et de ce chapitre, mais nous voulons tout de même en dire quelques mots qui concernent la transformation de la théorie des idées.

Sans vouloir aborder l’épineuse question de la datation du Timée325, nous voulons tout de même souligner que certains développements de ce dernier semblent être antérieurs au Sophiste

323 Si la forme de la République et du Phédon est unanimement la forme « classique », la forme qui

apparaît dans le Sophiste et dans le Philèbe, en revanche, n’a pas de dénomination particulière. Avec Fronterrota et Cordero nous pourrions parler de la théorie « dynamique » de la forme.

324 Cordero (2000, p. 42).

325 Dans le débat à ce sujet entre Cherniss (1957) et Owen (1953), nous penchons nécessairement vers la

position de Owen, qui soutient la position selon laquelle le Timée appartient à la fin de la période médiane. Soutenir le contraire, que le Timée serait un des derniers dialogues comme le fait Cherniss et d’autres avant lui, serait selon notre lecture du Sophiste un immense pas vers l’arrière. Faisant abstraction de toute étude de stylométrie, il est inconcevable pour nous que Platon se soit affranchi de la métaphore intenable de l’idée-objet et de l’idée-paradigme pour ensuite y retomber complètement dans un contexte cosmologique.

alors que d’autres arguments se servent d’éléments acquis du Sophiste. Par exemple, que le Timée vienne après le Parménide est chose fort étrange à expliquer. Pourquoi, en effet, après avoir critiqué la théorie modèle-image de la participation, Platon fonderait-il sa cosmologie sur elle326, et ce sans expliquer pourquoi désormais la théorie serait viable327 ? Sur plusieurs points l’ontologie du Sophiste est supérieure par sa puissance explicative, mais elle est supérieure surtout par le fait qu’elle surmonte les critiques du Parménide, comme nous venons de le

montrer, ce qui n’est pas le cas pour le Timée328. En revanche, des élaborations conceptuelles tels l’âme du monde et même le processus de création lui-même nécessitent que le mouvement soit accepté à plein titre au sein de l’être ; ce qui est établi dans le Sophiste, mais tenu pour acquis dans le Timée329.

326 Il est peut-être excessif de le soutenir, mais le Timée expose une cosmologie qui dépend entièrement

de la métaphore modèle-image, à tel point qu’une critique fatale de cette dernière entraîne l’effondrement de l’édifice entier du Timée.

327 Cornford (1939, p. 93-5) soutient que Platon n’a jamais vraiment pris la quatrième objection du Parménide au sérieux, car si c’était le cas, pourquoi utiliserait-il le même langage dans le Timée, selon lui nécessairement postérieur au Parménide?

328 De même, certains développements clés du Timée semblent rejeter les avancées du Sophiste. Par

exemple en 52a : « Puisqu’il en est ainsi, il faut convenir qu’il y a une première espèce : la forme intelligible, qui reste la même, qui est inengendrée et indestructible, qui ne reçoit pas autre chose venant d’ailleurs en elle-même et qui elle-même n’entre en aucune autre chose où que ce soit (οὔτε εἰς ἑαυτὸ εἰσδεχόµενον ἄλλο ἄλλοθεν οὔτε αὐτὸ εἰς ἄλλο ποι ἰόν). » Trad. Brisson, nous soulignons). Si le Timée est vraiment postérieur au Sophiste, nous avons ici la preuve d’un rejet total des principales avancées de celui-ci. Or, comme nous le verrons dans notre troisième chapitre, nous avons de bonnes raisons de penser qu’au moins selon Aristote, le Sophiste correspond de plus près à la version définitive de la théorie des idées.

329 Notons aussi la similarité entre l’ouverture théorique de Timée (après les préambules) et la position des

eidophiles dans le Sophiste : « Or, il y a lieu, à mon sens, de commencer par faire cette distinction : qu’est-ce qui est toujours, sans jamais devenir, et qu’est-ce qui devient toujours, sans être jamais. De toute évidence, peut-être appréhendé par l’intellect et faire l’objet d’une explication rationnelle, ce qui toujours reste identique. En revanche, peut devenir objet d’opinion au terme d’une perception sensible rebelle à toute explication rationnelle, ce qui nait et se corrompt, ce qui n’est réellement jamais. » Timée 27d – 28a Trad. Brisson. À comparer avec la position des eidophiles explicitée en 248a du Sophiste.

Quoi qu’il en soit, la chose que nous voulons noter est la suivante. Il est dit dans le Sophiste, dans une remarque certes avec peu d’incidence, que la puissance productrice

(Ποιητικήν) est « toute puissance qui [devient] la cause de la génération ultérieure de quelque chose qui n’existait pas auparavant330 », et peu après l’Étranger ajoute : « Ce n’est pas autrement que par l’intermédiaire d’un dieu artisan que tout ce qui n’existait pas auparavant existe

après331. » N’est-ce pas là une description assez proche de ce que le démiurge fait vraiment dans le Timée332 ? En fait, le démiurge lui-même semble comprendre ainsi son acte de création, de sorte que dans son discours aux dieux secondaires, lorsqu’il leur explique comment façonner les animaux mortels, il dit explicitement de « [prendre] modèle sur la puissance que j’ai déployée pour assurer votre naissance333. » Ainsi en façonnant le monde sensible à l’image du modèle

parfait par une « technique divine », la traduction du monde intelligible des formes vers le monde sensible se fait par l’entremise d’une puissance. Par conséquent, dans le Timée, quoique de manière implicite, le lien entre modèle et image est expliqué par une puissance de

communiquer, voire de traduction, car en quelque sorte le démiurge « traduit » les formes éternelles et incorporelles vers la langue du monde sensible. Puissance comprise comme la puissance du démiurge à faire passer (ou traduire) à l’existence sensible ce qui n’existait avant qu’en tant qu’intelligible. La puissance du démiurge est donc la puissance de faire communiquer le monde intelligible avec le monde sensible334.

330 Sophiste 265b Trad. Cordero. 331 Sophiste 265c Trad. Cordero.

332 Certes, Le démiurge ne crée pas les formes, mais il crée un univers sensible là où il n’y en avait pas

avant.

333 Timée 41c Trad. Luc Brisson : « µιµούµενοι τὴν ἐµὴν δύναµιν περὶ τὴν ὑµετέραν γένεσιν. » 334 Mais cela ne laisse aucunement entendre que le Timée serait le dialogue ultérieur. Au contraire, on

Pouvons-nous qualifier davantage cette puissance ? Là où nous voyons le plus explicitement cette puissance du démiurge, c’est lorsqu’il choisit l’idée du Vivant à laquelle ressemblera le monde sensible :

À la ressemblance de quel vivant en particulier celui qui a façonné le monde l’a-t- il façonné ? À la ressemblance d’aucun de ces vivants qui tiennent le rang d’espèce particulière dans la nature, estimons-nous, car rien de ce qui ressemble à un être incomplet ne saurait jamais être beau. Mais l’ensemble auquel appartiennent tous les autres vivants à titre de parties, soit individuellement soit en tant qu’espèce, voilà, entre tous les vivants, supposons-nous, celui auquel ressemble le plus celui- ci. Effectivement, tous les vivants intelligibles, ce vivant les tient enveloppés en lui-même, de la même façon que notre monde nous contient nous et toutes les autres créatures visibles. Car, comme c’est au plus beau des êtres intelligibles, c’est-à-dire à un être parfait entre tous, que le dieu a précisément souhaité le faire ressembler, il a façonné un vivant unique, visible, ayant à l’intérieur de lui tous les vivants qui lui sont apparentés par nature335.

Voilà un lieu où Aristote aurait bien pu puiser sa compréhension de l’idée platonicienne comme genre qui est tout simplement ses espèces en puissance. En effet, l’idée du Vivant parfait est, selon un point de vue aristotélicien, la totalité des espèces du vivant en puissance ; autrement dit, la matière générique du vivant. De plus, nous avons là un indice de ce qu’entend Platon par perfection et beau : c’est la totalité des possibilités contenue dans une entité unique, car rien d’imparfait ne saurait être beau. Donc, seule l’idée pure, qui contient en elle-même toutes les possibilités propres à elle-même, peut être belle. Dès que l’idée se fait instance particulière, ou espèce particulière, elle se dégrade, elle se morcèle et par conséquent elle perd en beauté. En revanche, pour Aristote, ce « Vivant en soi », ce réceptacle de toutes les possibilités du vivant contenu en une unité n’est rien de plus que le genre du vivant. Par conséquent, ce genre n’est qu’un être en puissance, une « matière » dont chaque vivant particulier tirera son intelligibilité générique. Et contrairement à Platon, pour le Stagirite, la perfection et la fin d’un tel genre, c’est

335 Timée 30c-d Trad. Brisson.

d’être instancié dans l’individu d’une espèce particulière séparée en acte. C’est-à-dire que pour Aristote un seul maringouin en acte vaut plus ontologiquement que cette créature noétique qu’est le vivant en soi. Alors que pour Platon, chaque instanciation de ce vivant en soi, chaque espèce particulière qui s’en détache, et pire, chaque individu qui en sort, n’est qu’une pâle ombre des perfections perdues de ce genre ultime336. On voit bien l’enjeu ; pour Platon, la perfection c’est

l’idée pure qui contient toutes les possibilités propres à un être, chaque actualisation étant un appauvrissement, car une perte de puissance. Tandis que pour Aristote, chaque actualisation est un gain de réalité et par conséquent une perfection additionnelle.

Enfin, nous croyons avoir suffisamment démontré que dans les faits, la définition de l’être par la puissance, bien que provisoire, n’est pas pour autant complètement abandonnée par l’Étranger dans le Sophiste, mais elle se transforme et se précise au gré des problèmes et des apories rencontrés au fil de la discussion. Finalement, la définition de l’être par la puissance est qualifiée de manière à signifier la puissance d’être ouvert au Même et à l’Autre qui est l’essence même de l’être. Ainsi, dans ce nouveau jalon de l’ontologie platonicienne qu’est le Sophiste, on apprend « qu’exister suppose coexister, que l’existence de l’un suppose son rapport avec un autre337. » C’est là une conception de l’être au sujet de laquelle Aristote aura beaucoup à dire. Donc, de ce premier chapitre il sera important pour le reste de l’argument de retenir les leçons suivantes : d’une part, la définition de l’être par la puissance n’est pas abandonnée par Platon, mais elle est plutôt le point culminant de plusieurs développements théoriques qui lui sont antérieurs338 et le sol dans lequel s’enracinera le platonisme tardif339. D’autre part, pour Aristote,

336 Par exemple, le genre « insecte » serait plus beau que le maringouin individuel pour Platon. 337 Cordero (2005, p. 182).

338 Démontré dans les parties II.1 à II.3.

définir l’être par la puissance est fondamentalement une erreur340, mais même dans l’éventualité où il serait possible de définir l’être par la puissance, ce serait une définition de l’être sensible et non une définition de l’être tout court341. Ainsi, en intégrant le non-être au sein de l’être, la pensée de Platon représentée par l’Étranger dans le Sophiste serait une pensée de l’être en puissance, car comme nous le verrons dans notre prochain chapitre, pour Aristote, l’être au sein duquel il y a une part de non-être est précisément l’être en puissance.

340 Démontré dans les parties I.4 et I.5.

341 Cf. Lefebvre (2018, p. 498) : « Définir par le “pouvoir de faire” est donc définir par la matière

prochaine et la forme ou par la puissance et l’acte. Cette méthode n’est donc applicable qu’aux substances matérielles, dotées d’une fonction ou d’une fin, ce que confirme un passage cité de [De Caelo] I.7 275b5, affirmant que “tout corps sensible possède la puissance d’agir ou de pâtir ou les deux” : cette méthode est universelle à l’intérieur des substances sensibles, ce qui revient à exclure de son champ le premier moteur et les intelligibles. »