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La puissance est-elle un propre de l’être ? Topiques V.9

Chapitre 1 : Autour du Sophiste

I. 1 : Mise en contexte, la définition de l’être par la puissance dans le Sophiste

I.5 La puissance est-elle un propre de l’être ? Topiques V.9

Il est donc clair qu’Aristote ne peut accepter la définition de l’Étranger pour les raisons que nous avons décelées ci-haut. Par contre, il y a de bonnes raisons de croire que la puissance

128 Nous verrons dans le quatrième chapitre qu’Aristote pense que Platon n’est effectivement jamais sorti

d’agir et la puissance de pâtir seraient des « propres » (ἴδιον) de l’être. Aristote définit le propre comme suit : « Est un propre ce qui, sans exprimer l’essentiel de l’essence de son sujet,

n’appartient pourtant qu’à lui, et peut s’échanger avec lui en position de prédicat d’un sujet concret.129 » L’exemple qu’il donne l’illustre bien : « Être apte à la lecture et à l’écriture est un propre de l’homme ; de fait si un sujet donné est homme, il est apte à la lecture et à l’écriture, et s’il est apte à la lecture et à l’écriture, il est homme.130 » Le propre est en fait une attribution absolument coextensive avec son sujet sans pour autant être l’essence de ce dernier ; par exemple, c’est le propre de l’animal de dormir, mais dormir n’est pas l’essence d’être animal. D’autre part, dormir sera aussi un propre de l’homme, pas en tant qu’homme, mais en tant qu’il est un animal. Il découle de cela que la puissance d’agir et la puissance de pâtir pourraient bien être des propres de l’être sans pour autant se confondre avec son essence131, puisque Aristote défend qu’un propre signifie l’essence132.

En effet, il est vraisemblable qu’une simple puissance puisse être le propre de quelque chose : par exemple, la puissance133 d’émettre un meuglement (et non le meuglement en acte) est

propre au bovin, car s’il existe quelque chose qui a la capacité de meugler alors il existe un bovin et s’il y a un bovin alors il existe quelque chose qui a la capacité de meugler. Nous voyons bien que ce n’est pas le meuglement en acte qui est propre au bovin, sinon le meuglement serait constant et il accompagnerait nécessairement toujours le bovin (ce qui n’est pas le cas), mais c’est plutôt la puissance de meugler qui lui est propre. À vrai dire, sans explicitement le

129 Topiques I.5 102a 17 Trad. Brunschwig. 130 Topiques I.5 102a 20-21 Trad. Brunschwig.

131 Il n’a jamais été sérieusement suggéré que l’essence de l’homme soit la puissance de lire et d’écrire. 132 Topiques V. 131b 35-132a 2 : « οὐ γὰρ δεῖ δηλοῦν τὸ τί ἦν εἶναι τὸ ἴδιον. »

souligner, plusieurs des exemples que donne Aristote de propres biens donnés (καλῶς κείµενον) dans le 5e livre des Topiques sont des exemples de puissances ou de capacités annoncées par le terme « δεκτικός » (susceptible de, capable de). Ainsi un propre de l’homme est d’être capable de science (ζῷον ἐπιστήµης δεκτικὸν134) ou de comprendre les lettres (γραµµατικῆς δεκτικὸν) ; un propre de la surface est d’être capable de recevoir la couleur, etc.

De plus, il y a un danger réel d’erreur lorsqu’on essaie de donner le propre en acte, car alors il devient difficile de distinguer entre le propre en acte et l’essence de la chose135. Aristote note lui-même que donner en propre « animal bipède » à l’être humain, c’est plutôt le définir, car être animal bipède, ce n’est pas une capacité ou une puissance, mais bien un acte constant. Par contre, il est correct de donner « animal bipède » comme un propre de l’homme relatif à d’autres animaux136. D’autre part, même lorsqu’Aristote tente de donner un contre-exemple afin de démontrer un propre en soi de l’être humain (qui a la même étendue que le sujet, mais qui ne dénote pas l’essence), il semble se référer à une puissance plutôt qu’à un acte, à savoir, un propre en soi de l’homme serait d’être « doux » ou « civilisé » (ἥµερον) par nature (φύσει). Un peu plus loin, Aristote explique ce qu’il entend par « par nature » : « Si donc, l’on n’ajoute pas “par nature”, on commet une faute, puisque ce qui est le cas par nature peut ne pas être le cas pour ce pour quoi il est le cas par nature.137 » On comprend donc que dans le contexte des Topiques, la nature est associée de près à l’être en puissance ; appartenir à quelque chose par nature signifie seulement avoir la capacité de faire quelque chose que par nature nous pouvons ou ne pouvons pas faire. En effet, strictement parlant, le propre de l’homme n’est pas d’être civilisé, mais de

134 Topiques V.3 132a 20. 135 Topiques V.3 131b 37-9. 136 Topiques V.1 129a 5-10.

pouvoir l’être. Car enfin, Aristote n’ignorait pas qu’il y avait des peuplades d’hommes non civilisées. Ainsi, il n’est pas vrai de dire qu’un propre de l’être humain est d’être ἥµερον en acte, plusieurs êtres humains ne le sont pas. Par contre, il est vrai de dire que la puissance d’être ἥµερον est un propre de l’être humain par nature. De ce fait, donner un propre « par nature » c’est en quelque sorte donner un propre en puissance, contrairement, comme nous l’avons dit, à animal bipède, parce que l’homme ne peut pas être ou ne pas être animal bipède, ce n’est pas une puissance138.

Or, donner le propre en puissance est aussi risqué, il y a place à l’erreur. C’est ce contre quoi la première partie de Topiques V.9 nous met en garde. Le risque, c’est qu’en donnant le propre en puissance, nous le donnions aussi relativement à un non-être139. C’est-à-dire qu’il faut se garder de donner comme propre une puissance (active) pour laquelle sa puissance

correspondante (passive) peut exister indépendamment de cette première. Ainsi, l’exemple qu’Aristote donne d’un énoncé défectueux joint le propre en puissance au propre relatif. À vrai dire, la puissance en soi est une sorte de relation entre les deux pôles de la passivité et de l’activité. Le souci, c’est de donner en propre seulement une des deux puissances (en

l’occurrence la passive). Dès lors, en donnant comme propre une puissance passive, ce propre ne sera pas à chaque fois que la puissance correspondante active n’est pas. L’exemple clarifie cela :

Si, par exemple, en disant que le propre de l'air c'est d'être respirable, on a donné le propre en puissance, car une chose qui est susceptible d'être respirée est respirable, on a donné le propre, même pour ce qui n'est pas ; car, en l'absence de l'animal qui est fait naturellement pour respirer l'air, il peut y avoir de l'air encore. Cependant, s'il n'y a pas d'animal, l'air ne peut pas être respiré140.

138 En fait, c’est une puissance du genre animal, pas de l’homme. 139 Topiques V.9 138b 28-30.

140 Topiques V.9 138b 30-38. Nous voyons qu’Aristote ici tire explicitement le lien entre le « susceptible

Dans l’exemple, notre partenaire dialectique pose le propre de l’air comme étant

« respirable », à savoir, comme étant quelque chose qui « peut » être respiré. Or, s’il y a quelque chose de respirable, il y a nécessairement et a priori quelque chose qui peut respirer ; c’est-à-dire que l’existence de quelque chose qui a la puissance active de respirer est sous-entendue dans le concept même de « respirable ». En effet, la puissance passive se rapporte toujours à une

puissance active141 par la logique de l’unité focale (πρὸς ἕν), la définition de cette dernière étant contenue dans toutes celles des autres puissances142. Ce que nous devrons retenir de cet exemple (pour les analyses ultérieures), c’est le fait que, comme Brunschwig l’a remarqué : « l’idée sous- jacente à cet exemple parait donc être qu’une puissance active (comme la puissance de respirer) est ancrée ontologiquement dans l’essence de son sujet, alors qu’une puissance passive (comme la puissance d’être respiré) ne l’est pas143. » En outre, cela s’accorde bien avec l’hylémorphisme d’Aristote : la matière (puissance passive) n’est pas l’essence d’une chose, mais sa forme

(puissance active) l’est.

Ainsi, Aristote remarque bien que le respirable ne peut être le propre de l’air, puisqu’il n’y a aucun lien nécessaire entre l’air et l’animal ; l’air existerait même si l’animal n’était pas144 et de surcroit, il ne serait pas respirable. Certes, c’est une erreur de raisonnement qui s’applique à tous les propres en puissance où il n’y a aucun lien nécessaire entre les deux pôles (actif et

141 Le contraire est sans doute vrai aussi, mais Aristote insiste toujours sur la priorité de la puissance

active sur les autres. C’est elle qui est « ὁ κύριος ὅρος » (Δ.12 1020a 4).

142 Métaphysique Δ.12 et Θ.1. 143 Brunschwig (2007, p. 203, n. 6).

144 Et depuis seulement 2010 nous pouvons ajouter que l’animal aussi peut exister sans l’air.

Roberto Danovaro, Antonio Dell'Anno et al. « The first metazoa living in permanently anoxic conditions » BMC Biology, vol. 8, no. 1 2010.

passif) de la puissance. C’est pourquoi l’on peut également dire que le propre de l’huile n’est pas d’être combustible, car s’il n’y avait pas de feu, l’huile existerait quand même et le propre de l’eau n’est pas d’être buvable, car quand bien même il n’existerait pas un seul buveur, il y aurait tout de même de l’eau. Alors que de l’autre côté, il semble bien que la puissance active de brûler soit essentiellement liée au feu, quand bien même il n’y aurait rien de combustible qui existe et que la puissance de respirer soit un propre de l’animal.

Toutefois, il y a une manière correcte (peut-être même deux145) de poser un propre en puissance ; il s’agit de s’assurer que les pôles passif et actif de la puissance sont nécessairement coextensifs avec le sujet d’attribution qui soit existe, soit n’existe pas. L’exemple qu’Aristote donne afin d’illustrer un propre en puissance qui est coextensif avec ce qui existe (ce qui est) est significatif ; c’est en effet la définition de l’être qui est avancée par l’Étranger du Sophiste :

Par exemple, puisque celui qui donne, comme un propre de ce qui existe (ἴδιον τοῦ ὄντος), « capable de pâtir ou d’agir » (τὸ δυνατὸν παθεῖν ἢ ποιῆσαι), tout en donnant le propre en puissance, l’a donné en le rapportant à ce qui existe (en effet, lorsqu’il y a quelque chose qui existe, cette chose sera aussi capable de pâtir ou d’agir de telle manière) (ὅτε γὰρ ὄν ἐστι, καὶ δυνατὸν παθεῖν τι ἢ ποιῆσαι ἔσται) ; de sorte que ce serait bien un propre de ce qui existe que « capable de pâtir ou d’agir »146.

C’est-à-dire qu’en posant la puissance d’agir ou de pâtir comme le propre de l’être, nous affirmons que si quelque chose est, il s’ensuit nécessairement que cette chose peut soit agir ou pâtir. Inversement, s’il existe la capacité d’agir et de pâtir alors il y a quelque chose qui est.

145 Le texte est peu clair et il semble manquer une partie. 146 Topiques V.9 139a 4-7 Trad. Brunschwig.

Or, Brunschwig147 souligne l’absence d’un deuxième exemple là où l’on s’y attendait. En effet, Aristote148 dit clairement qu’il est possible de donner un propre en puissance relatif à quelque chose qui est, mais aussi relatif à quelque chose qui n’est pas : « On donne bien le propre soit en le rapportant à ce qui existe, soit en le rapportant à ce qui n’existe pas, lorsque la puissance peut être le cas pour ce qui n’existe pas.149 » Mais nulle part ne trouvons-nous un

exemple de cette deuxième possibilité.

En outre, Brunschwig s’étonne, avec raison, de ce qui est suggéré ; que l’on puisse donner à « ce qui n’existe pas » un propre en puissance, sans doute parce qu’Aristote vient tout juste de dire que la puissance d’agir ou de pâtir est le propre de ce qui existe. À notre avis, il est possible de reprendre ce problème tout en demeurant dans les limites de l’aristotélisme. Il s’agit de postuler que la puissance qui est propre à ce qui n’existe pas est précisément la puissance propre à la matière de recevoir une forme. En effet, la matière ou l’être en puissance est souvent rapprochée du non-être, mais ce qui la distingue du non-être tout court, c’est le fait d’avoir la puissance d’être, de venir à l’être. Ainsi nous pouvons dire d’une statue qui n’existe pas qu’elle a la puissance d’exister, de sorte que nous attribuons à quelque chose qui n’existe pas (ou pas encore) une puissance qui lui est propre. De ce fait, pourrions-nous dire que la puissance de venir à l’être est le propre de ce qui n’existe pas ? Autrement dit, la puissance de recevoir une forme serait le propre du non-être en tant que matière150. Étant donné que nous savons que pour Aristote il n’y a pas de non-être absolu, ce n’est pas impossible. Dans ce cas nous devrions être

147 Brunschwig (2007, p. 203-204, n. 8-10).

148 Ou le « réviseur ». Brunschwig croit, suivant Reinhardt, que ce paragraphe entier est de la main d’un

réviseur péripatéticien anonyme. Brunschwig (2007, p. 200, n. 1).

149 Topiques V.9 139a 1-3 Trad. Brunschwig.

150 Si c’est de la matière, alors cela peut recevoir une forme, si cela peut recevoir une forme, alors c’est de

en mesure de dire que si quelque chose n’existe pas, elle a en propre la puissance de venir à l’être et de ce qui a la puissance de venir à l’être nous pourrons dire qu’il n’existe pas.

Malheureusement, cette solution est insatisfaisante, ce qui n’existe pas a une plus grande extension que ce qui peut venir à l’être, autrement dit, le non-être a plus d’extension que la matière151. Par exemple, le bouc-cerf n’existe pas et ne peut pas pour autant venir à l’être, la

commensurabilité de la diagonale n’existe pas et n’a non plus la puissance de venir à l’être ; il en est de même pour toutes les impossibilités.

On pourrait également suggérer que ce qui n’existe plus a tout de même la puissance d’être remémoré, ou que ce qui n’est pas tout court a tout de même la puissance d’être imaginé, ou encore d’être désiré152. Certes, mais ce n’est là encore pas un propre de ce qui n’est pas, car on peut très bien remémorer, imaginer et désirer aussi ce qui est. Enfin, qu’on puisse prédiquer des choses du non-être n’est pas le plus problématique dans ce texte, cela revient plutôt au fait que la puissance ne peut être un propre de l’être pour des raisons identiques à l’exemple rejeté ci- haut. En effet, l’auteur vient de rejeter « respirable » comme propre de l’air, parce que cette puissance passive dépend d’une puissance active, le respirer de l’animal, qui n’est pas coextensif avec ce premier. Or, pour que ce qui existe pâtisse, il doit y avoir quelque chose qui le fait pâtir. Pourtant, nous pouvons facilement nous imaginer un monde mégarique ou éléate (comme l’auteur s’imagine un monde sans animaux) et voilà que la même critique peut s’adresser à l’établissement de la puissance comme propre de l’être153. Effectivement, dans le monde des

151 Le non-être comme négation, comme matière en puissance et comme faux. Métaphysique Q.10 1051a

34-b2.

152 Θ.3 1047a 32 Trad. Tricot : « On n’assigne pas le mouvement aux choses qui n’existent pas, alors

qu’on leur assigne quelques-uns des autres prédicats : par exemple, les choses qui n’existent pas sont intelligibles ou désirables, mais ne sont pas en mouvement. »

Éléates, il n’y a qu’un être, donc cet être ne peut pâtir ni agir sur rien. Donc, que la puissance puisse être posée comme un propre de l’être doit aussi être rejeté154.

II.1 : La transformation de la définition de l’être par la puissance à la