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Chapitre 1 : Autour du Sophiste

I. 1 : Mise en contexte, la définition de l’être par la puissance dans le Sophiste

I.2 Analyse de la définition

Regardons le passage cité de plus près, cela nous aidera plus tard à comprendre de manière plus précise ce qu’Aristote critique. En premier lieu, il est dit que ce qui possède une

65 Telle est la position de A. Diès (1909). Œuvre toujours citée dans toute discussion sérieuse du Sophiste. 66 Par exemple F.M. Cornford (1935).

puissance (κεκτηµένον δύναµιν) peu importe la sorte, soit d’agir naturellement d’une quelconque manière sur une autre chose, soit de pâtir ainsi, est réellement (ὄντως εἶναι). Le texte présente une grande indétermination, sans doute voulue par Platon, quant à la nature de cette puissance. Être, c’est détenir une quelconque puissance d’exercer ou de subir un effet quelconque, d’une manière quelconque. Autrement dit, dans l’interprétation minimale, être c’est pouvoir entrer en relation avec quelque chose d’autre que soi-même68.

Tous ces « quelconques » (ὁποιανοῦν, τινα, ὁτιοῦν) sont en partie déterminés qualitativement par la présence d’un πεφυκὸς qui s’accorde mal avec le reste de la phrase, comme la grande variété de traductions possibles en témoigne. Est-ce la puissance qui agit naturellement sur son objet, c’est-à-dire, sans contraintes ? Est-ce le sujet de la puissance qui par nature la possède69 ? Est-ce la puissance elle-même qui est naturelle70 ou est-ce plutôt une équivalence de nature entre la puissance et son objet corrélatif ? Par sa traduction, Cordero laisse d’ailleurs entendre que l’autre sur quoi la puissance agit est naturellement (πεφυκὸς) pareil à ce qui exerce la puissance, alors que la traduction de Fowler sous-entend le contraire : « Everything which possesses any power of any kind, either to produce a change in anything of any nature71 », à savoir, l’être implique n’importe quel pouvoir d’agir sur n’importe quoi de n’importe quelle nature. Deux questions sont soulevées par l’indétermination dans le texte grec et les diverses interprétations qui en découlent. D’une part, à quoi le πεφυκὸς se rattache-t-il ? À la puissance elle-même ? Au sujet de la puissance ? À son mode d’exercice (agir ou pâtir) ? À l’objet sur

68 Cf. Diès (1992, p. 199, n.1).

69 Comme le traduit Robin (1950, p. 304) : « Je dis donc que ce qui, de nature, possède une puissance

quelconque, soit pour agir sur n’importe quoi d’autre, soit pour pâtir… »

70 Comme le traduit Diès (1992, p.199) : « Je la formule donc ainsi : ce qui a une puissance naturelle

quelconque, soit d’agir sur ce qu’on voudra d’autre, soit de subir l’action… »

lequel est exercée la puissance ? D’autre part, que signifie ce πεφυκὸς ? Doit-on le comprendre comme l’absence de contrainte, ou plutôt comme une possession qui advient naturellement à la chose ?

Bien qu’il soit vrai que le πεφυκὸς est assez loin du δύναµιν, nous le rattachons à ce dernier72, car les alternatives nous paraissent peu probables. C’est-à-dire qu’il nous est impossible de soutenir que la puissance agit n’importe comment sur n’importe quelle nature comme suggère la traduction de Fowler, parce que plus tard dans le texte (252d), cette possibilité est explicitement rejetée. Ni dirons-nous que la puissance agit seulement sur des choses

naturellement semblables73 comme le suggère cette fois-ci la traduction de Cordero, car la

définition de l’être par la puissance est introduite précisément pour faire voir aux somatistes et aux eidophiles qu’il y a « communication » entre choses dissemblables par nature, par exemple, entre l’incorporel et le corporel. Pour notre part, nous dirons plutôt que la chose en question, celle qui possède une dunamis, a cette dunamis par nature. C’est la seule lecture qui nous paraît être en accord avec le reste du texte74. Ainsi, cette chose qui possède la dunamis n’agira ni

seulement sur des choses naturellement pareilles ni sur tout de manière indiscriminée, mais elle agira sur certaines choses et pâtira de certaines choses, selon sa nature propre75. C’est, en effet, la nature de la chose puissante qui détermine sur quoi elle peut agir et de quoi elle peut pâtir.

72 Comme le fait Diès.

73 Après tout, les idées n’agissent-elles pas en quelque sorte sur le sensible?

74 Et avec ce que Platon dit de la dunamis ailleurs dans le corpus. Nous y reviendrons.

75 Cela s’éclairera davantage lors de la discussion sur les trois possibilités ouvertes par l’Étranger pour

résoudre l’aporie de l’être et du non-être en 251e, mais aussi l’exemple de la combinaison des lettres pour former des syllabes confirmera notre lecture.

Il est difficile d’en dire davantage sur le πεφυκὸς en se tenant à la définition, mais « nature » est légèrement qualifié plus loin en 265e d’une manière qui vient soutenir notre lecture. Vers la fin du dialogue, alors que l’Étranger retourne à la méthode de la division afin de poursuivre la chasse au sophiste, il arrive à une division de la technique ; l’une divine, l’autre humaine76. L’Étranger rappelle qu’une puissance est productrice (Ποιητικήν), lorsqu’elle est « la

cause de la génération ultérieure de quelque chose qui n’était pas auparavant77. » Ensuite, de manière à guider la réponse de Théétète, l’Étranger pose que c’est par l’intermédiaire d’un dieu artisan que « tout ce qui n’était pas auparavant passe à l’être, aussi bien les animaux mortels, que les plantes qui poussent sur la terre des semences et des racines, et tous les corps animés […]78 » Il serait donc ridicule de penser comme la foule et de soutenir avec elle que la nature est en quelque sorte aveugle et fonctionne sans intelligence ; une intelligence qui est identifiée à la science divine appartenant au démiurge. Théétète hésite, mais donne le bénéfice du doute à l’Étranger, qui refuse par manque de temps79 de donner des raisons pour sa position, disant seulement que les « choses faites par nature sont faites par une technique divine.80 » De ce fait, ce sur quoi une chose puissante pourra agir et ce dont elle pourra pâtir sont déterminés par l’intention divine qui a octroyé telle nature à telle chose.

76 Sophiste 265b.

77 Sophiste 265b Trad. Cordero, légèrement modifiée.

78 Sophiste 265c Trad. Cordero, légèrement modifiée. Nous voyons que l’Étranger et Théétète ne sont

plus embarrassés de parler de non-être. L’Étranger est tout à fait à l’aise de dire qu’une puissance divine est la cause du passage du non-être à l’être. Notons aussi la proximité d’une telle phrase avec le concept aristotélicien de la matière et comparons le choix des exemples avec les « substances » communément admises d’Aristote : animaux, plantes, éléments, etc.

79 Il insiste que ce soit parce que Théétète est naturellement apte à comprendre, mais le lecteur comprend

bien qu’une démonstration de la thèse selon laquelle les phusei onta sont la production d’une technique divine aurait toute l’ampleur du Timée.

Nous pouvons donc mieux comprendre le πεφυκὸς qui accompagne la définition dans le sens où nous l’avons déjà indiqué, à savoir, que la chose puissante entre en relation non

seulement avec ce qui partage sa nature, ni avec n’importe quoi de n’importe quelle nature, mais agira sur et pâtira de choses spécifiques, déterminées par sa nature propre. À son tour, la nature propre d’une chose est la conséquence d’une technique divine. C’est donc cette intelligence parfaite qui, dans son omniscience, octroie à chaque être ses puissances81. C’est ainsi qu’on peut qualifier minimalement la présence de la nature dans le texte qui nous occupe.

Dans la suite du paragraphe de la définition, les « quelconques »82 de la première partie sont encore déterminés, cette fois-ci quantitativement, par une incise qui nous donne la condition minimale pour qu’une chose accède à l’être ; pouvoir pâtir du plus petit effet, venant de la

moindre cause, et ce même si cela n’arrive qu’une seule fois83. Tout ce qui participe à ces conditions fait vraiment partie de l’être ; un morceau de poussière microscopique, de par le

81 Si nous soulignons le côté modal de la dunamis nous pouvons comprendre que le démiurge circonscrit,

à chaque être naturel, la totalité des possibilités de cet être. Cette lecture peut nous aider à comprendre la prochaine division : la production divine et la production humaine se divisent en production de la chose même (αὐτοποιητικόν), mais aussi en production de l’image (εἰδωλοποιικώ) qui accompagne chaque chose. L’image est un rêve, une ombre ou une réflexion de la chose en soi. Que pourrait être l’ombre de la totalité des possibilités d’une chose ? Une chose qui actualise seulement une de ces milliers de

possibilités : la chose physique là devant nous ; le concret. Le concret qui, étant l’actualisation d’une seule possibilité, n’est qu’une ombre de la chose elle-même qui conserve en elle toutes les possibilités de son être.

82 « ὁποιανοῦν, ὁτιοῦν ».

83 La condition « une seule fois » est intéressante surtout parce qu’elle semble soulever un débat qui a

brièvement intéressé Aristote, mais plus amplement ses interprètes modernes : le débat autour de la possibilité qui ne sera jamais actualisée (De int. 9, 19a 12-14 et Q.4). Platon semble se ranger du côté de ceux qui diront que si quelque chose est possible, mais jamais ne sera, ce n’est pas vraiment possible. C’est dire que, selon Platon, si le détenteur d’une puissance d’agir ou de pâtir n’agit pas une seule fois ni ne pâtit pas même une seule fois, alors en principe il n’a pas vraiment cette puissance. Au contraire, selon Aristote, quelque chose peut avoir la puissance de pâtir, ne jamais pâtir et quand même jouir d’un certain état d’être. Il existe néanmoins la puissance d’être coupé dans ce manteau-là, qui dans les faits ne sera jamais coupé. Cette différence de position s’érige sans doute sur cette puissance dont Aristote dit qu’elle n’est dite ni selon le pâtir ou l’agir, ni selon le mouvement en général.

simple fait qu’un jour il pourrait subir quelque chose, existe. Une idée, qui n’est pas encore connue, mais qui a la puissance d’être connue, selon les critères de l’Étranger, est. Cette deuxième détermination de la puissance nous fait entrevoir que le degré un de l’être pour ainsi dire, c’est la moindre possibilité d’interagir84 avec quelque chose « autre » que soi-même.

Après ces précisions, l’Étranger pose la définition elle-même dans une formule

différente : les choses qui sont (τὰ ὄντα) ne sont rien d’autre que la puissance. Alors que dans la première formulation, détenir une puissance (κεκτηµένον δύναµιν) était la condition pour que quelque chose soit, nous voyons dans la deuxième formulation un subtil glissement de sens. Être ce n’est pas avoir une puissance, car cela présuppose qu’il y ait déjà un étant derrière les

puissances détentrices de celles-ci : être c’est désormais la puissance elle-même. De même que cette puissance-ci sera l’être de cette chose-ci, alors universellement nous pouvons dire que la puissance en général est l’être des choses (τὰ ὄντα) en général. Par exemple, dans la première formulation la justice est, car elle détient la puissance d’agir (de rendre un homme juste) tandis que dans la deuxième formulation, la justice est la puissance même qui peut rendre un homme juste.

La différence n’est pas négligeable ; on passe d’une puissance qui est signe de l’être pour son possesseur à l’identification de l’être avec cette puissance même85. Par contre, on ne peut pas

84 On pourrait aussi dire « puissance de communiquer », qui plus loin deviendra très important : (ὡς

δυνατὰ ἐπικοινωνεῖν ἀλλήλοις) comme étant capables de communiquer (ou partager) les uns avec les autres Sophiste 251d. À la lumière du reste du dialogue, on pourrait même suggérer que la capacité ou puissance de participer à la forme de l’Autre (donc au non-être) est le degré un de l’être.

85 Fronterotta (1995, p. 322). Nous aurions aimé discuter davantage le sens platonicien de dunamis dans la

définition en le rapportant à la métaphore du colombier du Théétète (197b-198d), mais cela nous emporterait trop loin des propos de cette thèse. Or, nous travaillons actuellement sur un article qui développe ce sujet.

pour autant réduire l’être à une fonction ou à une action ; l’être dans cette deuxième formulation est la puissance naturelle (phusis) de la chose qui rend possible la fonction ou l’action (en l’occurrence : la communication avec l’autre)86. Ainsi, il ne faut pas en conclure que l’être c’est le mouvement, et de sorte conclure que le Sophiste renverse toute l’ontologie antérieure de Platon ; l’être serait plutôt la possibilité87 même qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas mouvement ou

inversement, que le mouvement (autant que le repos) soit un mode de déploiement de l’être. Cela deviendra important au moment où nous devrons déterminer si la communication entre les genres suprêmes implique nécessairement en ceux-ci une sorte de mouvement et si le Sophiste indique une rupture fondamentale avec le platonisme qui le précède ou s’il en est le

parachèvement. Pour l’instant, même si ce n’est qu’une hypothèse, l’Étranger espère tout de même faire voir aux somatistes que des choses telles que la justice et la tempérance sont pour la simple raison qu’elles ont la puissance d’agir sur des choses autrement existantes. C’est déjà dire que les vertus sont inscrites dans l’être en raison de leur relation à autre chose.