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Chapitre 1 : Autour du Sophiste

I. 1 : Mise en contexte, la définition de l’être par la puissance dans le Sophiste

I.3 Le défi des eidophiles

86 Assistons-nous ici à une « dé-chosification » de l’ontologie? Si c’est le cas, alors Heidegger avait

éminemment tort de voir chez Platon l’origine de l’oubli de l’être en faveur de l’étant. En effet, ce serait tout le contraire ; Parménide, à voir l’être comme une sphère, serait bien plus coupable d’avoir entendu l’être comme une chose. L’ontologie du Sophiste rétablirait au contraire la dignité de l’être par rapport à l’étant. La question est trop immense pour que nous tranchions ici, mais Cordero (2005, p. 183) semble penser que ce tournant marque la révolution définitive du Sophiste, alors que Aubenque (1991, p. 382- 385) croit plutôt que Platon s’en est approché, mais n’est pas allé jusqu’au bout. Nous en reparlerons un peu plus bas où il deviendra clair que les critiques de Parménide adressées aux idées dans son dialogue présupposent l’ontologie d’une forme-chose.

87 Lefebvre (2018, p. 312) : « Ce qui importe, dans cette définition, est non pas qu’un être qui a la capacité

d’agir ou de pâtir, agisse ou pâtisse effectivement ou non, mais qu’il possède ou non cette capacité. La différence en jeu n’est pas celle de la puissance et de l’acte, mais de la puissance et de la non-puissance : est ce qui peut, n’est pas ce qui ne peut pas. »

Poursuivons le développement de l’argument. Nous avons vu la position des somatistes et la définition de l’être par la puissance que propose l’Étranger comme contre-argument. Par la suite, l’Étranger tentera de faire accepter aux eidophiles cette même définition. Les eidophiles sont ceux qui croient d’une part que l’être proprement dit (ousia, toujours identique à soi-même) est entièrement séparé du devenir (genesis, toujours différent de lui-même). La communication semble être impossible entre ces deux niveaux de réalité ; car le corps par la sensation

communique avec le devenir et l’âme par la raison communique avec l’ousia88. L’Étranger s’arrête un moment sur la notion de communication, qui est bel et bien une action et par conséquent implique une puissance d’agir. En outre, ce avec quoi il y a communication détient nécessairement une puissance de pâtir. Il y a un strict parallélisme entre la communication des deux niveaux de l’être, à savoir, la sensation est au corps ce que la raison est à l’âme, et le

devenir est à la première paire ce que l’être (ousia) est à la deuxième paire. Il découle de cela que la sensation et la raison « agissent » sur des objets qui « pâtissent » de leur acte. De ce fait, les eidophiles devraient logiquement accepter la définition de l’être par la puissance suggérée par l’Étranger, définition qui semble bien s’accorder avec leurs principes.

Cependant, les eidophiles refusent catégoriquement la définition, affirmant que les puissances sont du domaine du devenir et non de l’être (ousia)89. C’est ici qu’intervient le paradoxe de la connaissance ; l’Étranger force les eidophiles à reconnaitre que si la connaissance est une activité de l’âme, ce qui est connu par l’âme pâtira de cette connaissance « et dans la mesure où elle ne peut que pâtir lorsqu’elle est connue, elle sera donc mue ; ceci, en effet, ne

88 Sophiste 248a.

peut arriver à ce qui est en repos.90 » Par conséquent l’ousia, immobile selon les eidophiles, dans la mesure où elle est connue, participera au mouvement. Encore une fois, cet argument ne les convainc pas91, ce qui pousse l’Étranger à sortir des bornes de la dialectique et à se lancer dans une déclamation rhétorique et affective : « Mais alors, par Zeus ! Nous laisserons-nous si

facilement convaincre que le mouvement, la vie, l’âme et l’intelligence ne sont pas véritablement présents chez l’être total [παντελῶς ὄντι], que celui-ci ne vit ni ne pense92 ? » Et à Théétète de répondre : « Dans ce cas, ô Étranger, nous accepterions certainement une doctrine terrible ! » En effet, leur adhésion entêtée, voire aveugle, à leurs principes, montre à l’Étranger qu’il est

impossible de raisonner avec les eidophiles93 ; même le fait de les pousser aux conséquences absurdes de leur position ne les convainc pas de revoir leurs présupposés. Ainsi, au lieu de les convaincre d’adoucir leur position, comme ils l’avaient fait pour les somatistes, l’Étranger et Théétète doivent rejeter la position des eidophiles, car elle mène à des conclusions inacceptables pour eux94.

Le sens de παντελῶς ὄντι est ici ouvert à des interprétations très variées. L’objet de ce chapitre n’étant pas une analyse approfondie du Sophiste, nous n’aborderons pas les discussions à ce sujet. Ceci dit, nous entendons le παντελῶς ὄντι comme la totalité des étants, l’univers et tout ce qui s’y trouve. Ainsi, en niant que le mouvement, l’âme et l’intelligence sont des ousiai,

90 Sophiste 248e Trad. Cordero.

91 Contre Crivelli (2012, p. 95) et Notomi (1999, p. 219). 92 Sophiste 248e-249a Trad. Cordero.

93 Même si les eidophiles étaient plus « civilisés » que les somatistes, finalement l’Étranger aura fait

fléchir ces derniers et non les premiers. En effet, ce sont les eidophiles qui font sortir l’Étranger des bornes de la dialectique civilisée et le forcent à s’adonner aux déclamations affectives. Ils sont peut-être plus civilisés, mais conséquemment, ils sont plus endigués dans leurs idées.

94 Ainsi, nous ne sommes pas d’accord avec maints commentateurs (Apelt, Taylor, Diès, Robin) qui

voient dans le texte qui précède le « par Zeus » la réfutation définitive des eidophiles. Nous situons plutôt la réfutation définitive plus tard, lors de la réfutation de la première des trois « possibilités » en 252a. Voir Fronterrota (1995, p. 326, n.1).

les eidophiles vident le cosmos de toute vie et de toute intelligence, ce qui est absurde pour l’Étranger et Théétète. Par conséquent, en voulant sauvegarder l’immobilité de leurs formes, ils condamnent la vraie réalité à n’être qu’un agrégat de formes inertes.

Nous remarquerons qu’Aristote serait d’accord avec les eidophiles plutôt qu’avec l’Étranger pour deux raisons liées entre elles. Premièrement, comme les eidophiles, Aristote n’accepte pas non plus la définition de l’être par la puissance. Par conséquent, Aristote et les eidophiles s’accordent sur le fait que l’être sans « matière » (l’eidos) ne se meut pas95.

Deuxièmement, comme les eidophiles, Aristote accepte qu’il y ait des choses « puissantes » qui néanmoins ne sont pas impliquées dans le mouvement96. Notons aussi que les exemples qui

suivront (vie, âme, intelligence) sont des « actes » et non des mouvements selon Aristote97. En effet, le paradoxe platonicien de la connaissance (les objets de la connaissance de l’âme sont les formes immobiles, mais les formes pour autant qu’elles sont connues sont aussi mues) n’est pas un paradoxe pour Aristote, dans la mesure où pour ce dernier, « l’acte d’intellection ressemble à une façon d’être en repos et en arrêt, plutôt qu’à un mouvement. Et il en va de même du

raisonnement aussi.98 » Donc, étant donné que l’objet de connaissance, à savoir, la forme universelle, est au repos dans l’âme99, la puissance active de connaitre et la puissance passive

95 Métaphysique Z.8 1033b 5-7 Trad. Tricot : « Il est donc manifeste que la forme non plus, ou quel que

soit le nom qu’il faille donner à la configuration réalisée dans le sensible, n’est pas soumise au devenir. »

96 Q.1 1046a 1-2.

97 La distinction entre l’acte et le mouvement semble être basée sur une différence entre praxis et poesis;

entre une activité qui contient en elle-même sa propre fin (entelecheia) et une activité avec une fin autre qu’elle-même. Le mouvement présuppose donc un point B, un terminus ad quem qui est à l’extérieur de lui-même. Le texte canonique à cet égard est Q.6 1048b 17-35. Nous en reparlerons en profondeur dans le deuxième chapitre.

98 De l’Âme 407a 32 Trad. Richard Bodéüs. Ou encore dans Physique VIII.3 247b 10-11 : « Nous parlons

de repos et d’arrêt pour dire que l’intelligence sait et pense. » Trad. Pellegrin.

d’être connue sont dans la même ousia et par conséquent, l’action qui lie l’une à l’autre est un acte immanent et non un mouvement. De cette manière, Aristote est d’accord avec les eidophiles au sujet de l’immobilité de l’objet de connaissance.

Revenons au Sophiste. Le rejet complet de la position des eidophiles par l’Étranger, sans plus d’arguments, rend possible le chemin qui sera emprunté afin de poursuivre l’enquête : il faut à présent « comme les enfants dans leurs désirs, ne sachant quoi choisir, [dire] que le “tout qui est” est à la fois immobile et en mouvement100. » Arrêtons-nous ici pour le moment, nous reviendrons à la puissance de communications des genres après avoir exposé les critiques d’Aristote au sujet de la définition de l’être par la puissance.