La th´eorie deKolmogorov (1941), th´eorie statistique des ´ecoulements turbulents, permet non seulement d’aboutir `a des estimations telles que (6.14) et (6.18), mais aussi de faire des pr´edictions concernant les moments statistiques des fluctuations de vitesse et les caract´eristisques « spectrales » de ces fluctuations. Nous explosons ici quelques ingr´edients et r´esultats de cette th´eorie, de fa¸con succincte, en renvoyant le lecteur int´eress´e `aChassaing(2000b);Davidson(2004). Au passage nous expliquons l’hypoth`ese de Taylor, d’une grande importance pratique.
6.3.1 Principales hypoth`eses de la th´eorie de Kolmogorov
Cette th´eorie est bas´ee sur deux hypoth`eses fondamentales.
• Hypoth`ese H1 : le taux de dissipation moyen est, dans le cas d’´ecoulements fortement turbulents Re` → +∞, Reλ→ +∞, de la forme (6.14),
= C
v3
` (6.22)
avec C une constante ne d´ependant que du type de l’´ecoulement.
• Hypoth`ese H2 : les fluctuations de petite ´echelle sont homog`enes et isotropes, leur statistique est ind´ependante des mouvements de grande ´echelle et stationnaire ; cette statistique est d´etermin´ee uniquement par et ν, seulement par dans le domaine inertiel d´efini par (6.13).
6.3 Th´eorie de Kolmogorov : corr´elations et spectres 131
cǫ
Reλ
0 200 400 600 800 1000 1200
Fig. 6.1 – Figure tir´ee dePearson et al.(2002), pr´esentant en abscisse le nombre de Reynolds Reλ et en ordonn´ee la puissance massique r´eduite c= `/v3pour divers ´ecoulements cisaill´es : sillages de plaque plane perpendiculaire `a l’´ecoulement, sillages de disque, sillages de grille, et... ´ecoulements en tuyau. Dans ce dernier cas, les donn´ees repr´esent´ees par les triangles invers´es sont restreintes au domaine 70≤ Reλ≤ 180, et une convergence vers une valeur constante n’est pas claire.
L’hypoth`ese H1 a ´et´e v´erifi´ee exp´erimentalement par Sreenivasan (1984) dans des exp´eriences de turbulence de grille14.Sreenivasan(1984) a observ´e qu’en augmentant les nombres de Reynolds, la puissance massique r´eduite c = `/v3 d´ecroˆıt, puis se stabilise vers une valeur ind´ependante
des nombres de Reynolds. R´ecemment une ´etude similaire a ´et´e faite sur des ´ecoulements cisaill´es parPearson et al.(2002), et le mˆeme type de comportement a ´et´e observ´e dans la plupart des cas, comme le montre la figure6.1. La lecture de l’article dePearson et al.(2002) est recommand´ee aux lecteurs les plus int´eress´es, car il donne des informations int´eressantes sur les m´ethodes de mesure utilis´ees. On peut notamment mentionner qu’il utilise l’hypoth`ese de Taylor, que nous d´ecrirons en section6.3.4.
Le fait que la turbulence dissipe `a un taux ind´ependant de la viscosit´e lorsque Re`et Reλ→ +∞, ou
ν→ 0, a des cons´equences importantes en « turbulence d´evelopp´ee » : convergence asymptotique de coefficients de traˆın´ee, de perte de charge, de puissance, etc...
L’hypoth`ese H2 permet de faire des pr´edictions pour diverses quantit´es statistiques, ainsi que pour certaines propri´et´es spectrales du champ de vitesse turbulent.
132 Chapitre 6 ´Ecoulements turbulents
6.3.2 Corr´elation et densit´e spectrale d’´energie 3D
En turbulence homog`ene et isotrope, la fonction de corr´elation 3D `a deux points de la vitesse fluctuante, qui caract´erise la corr´elation ou d´ecorr´elation des fluctuations de vitesse entre deux points distants de r, est d´efinie par15
Corr3D(r) =
1 2
v0(x,t)· v0(x + r,t) (6.23)
quels que soients x, t et r de norme r. La densit´e spectrale d’´energie3D est la fonction d´efinie par une transform´ee int´egrale `a partir de ces corr´elations,16
E3D(q) = 2 π Z +∞ 0 Corr3D(r) qr sin(qr) dr , (6.24)
avec q le nombre d’onde. Par transform´ee inverse, on peut montrer que Corr3D(r) = Z +∞ 0 E3D(q) sin(qr) qr dq . (6.25)
En particulier, pour r = 0, on obtient de fa¸con remarquable, pour l’´energie cin´etique turbulente massique, k = k(0,0) = k(x,t) = 1 2 v0(x,t)· v0(x,t) = Z +∞ 0 E3D(q) dq . (6.26)
Ainsi E3D(q)dq peut ˆetre vue comme la part d’´energie cin´etique turbulente due aux « fluctuations »
ou « tourbillons » de nombre d’onde compris entre q et q + dq.
6.3.3 Corr´elations et densit´es spectrales d’´energie 1D
La d´etermination exp´erimentale de la fonction Corr3D(r) est difficile, puisqu’elle n´ecessite la
mesure des 3 composantes de la vitesse fluctuante en deux points distants. Une autre fonction de corr´elation moins difficile `a mesurer est la fonction de corr´elation 1D `a deux points longitu- dinale de la vitesse fluctuante,17
Corr1DL(r) = 1 2 v01(x, t) v01(x + re1, t) . (6.27)
La densit´e spectrale d’´energie 1D longitudinale est la fonction d´efinie par une transform´ee int´egrale `a partir de ces corr´elations,18
E1DL(q) = 1 π Z +∞ 0 Corr1DL(r) cos(qr) dr . (6.28)
Par transform´ee inverse, on peut montrer que Corr1DL(r) = 2
Z +∞ 0
E1DL(q) cos(qr) dk . (6.29)
15. La fonction Corr3D(r) est not´ee R(r) parDavidson(2004).
16. La fonction E3D(k) est not´ee E(k) parDavidson(2004).
17. La fonction Corr1DL(r) est not´ee u2f (r) parDavidson(2004).
6.3 Th´eorie de Kolmogorov : corr´elations et spectres 133 En particulier pour r = 0 on obtient
1 2 v10(x,t) v01(x,t) = 1 3k = 2 Z +∞ 0 E1DL(q) dq . (6.30)
Ainsi 23E1DL(q)dq peut ˆetre vue comme la part d’´energie cin´etique turbulente due aux « fluctua-
tions » ou « tourbillons » de nombre d’onde compris entre q et q + dq. On peut montrer que les densit´es spectrales d’´energie 1D longitudinale et 3D sont li´ees par la relation
E3D(q) = q3 d dq " 1 qE 0 1DL(q) # . (6.31)
De fa¸con analogue on peut d´efinir la fonction de corr´elation 1D `a deux points transverse de la vitesse fluctuante,19 Corr1DT(r) = 1 2 v01(x, t) v01(x + re2, t) = 1 2 v20(x, t) v20(x + re1, t) (6.32)
par isotropie. La densit´e spectrale d’´energie 1D transverse est d´efinie par20 E1DT(q) = 1 π Z +∞ 0 Corr1DT(r) cos(qr) dr , (6.33) et v´erifie Corr1DT(r) = 2 Z +∞ 0 E1DT(q) cos(qr) dk . (6.34)
6.3.4 Hypoth`ese de Taylor
La mesure en deux points distincts de vecteurs vitesses, ou mˆeme d’une seule composante de vitesse, en faisant varier la distance r entre ces points, reste difficile et lourde. Notamment, il faut veiller `a ce que les deux syst`emes de mesure ne se perturbent pas l’un l’autre. Heureusement le physicien britannique G. I. Taylor a montr´e que, dans des ´ecoulements turbulents dans lesquels une vitesse moyenne V existe, stationnaire `a la fois en norme et en direction, on peut souvent faire l’hypoth`ese d’une ´equivalence entre mesures temporelles `a position fix´ee et mesures `a diff´erentes positions spatiales, mais au mˆeme instant. Comme faire des mesures en fonction du temps `a position fix´ee est relativement ais´e, par exemple avec un « fil chaud »21, cette hypoth`ese est fort pratique. Plus pr´ecis´ement, comme expliqu´e dans l’articleTaylor (1938), si e1 est la direction de la vitesse
moyenne en O, Ox1x2x3 est un rep`ere cart´esien, alors, par advection des fluctuations de
vitesse par l’´ecoulement moyen,
v01(re1, t) ' v01(0, t− τ) avec V =
r
τ i.e. τ =
r
V . (6.35)
La fonction de corr´elation 1D `a deux points longitudinale (6.27) peut donc ˆetre vue comme la fonction d’autocorr´elation temporelle
Corr1D(r) ' 1 2 v01(0, t) v10(0, t− r/V ) ' 1 2 v10(0, t) v01(0, t− r/V )t (6.36)
19. La fonction Corr1DT(r) est not´ee u2g(r) parDavidson(2004).
20. La fonction E1DT(q) est not´ee F22(q) parDavidson(2004).
21. Recherchez an´emom`etre `a fil chaud ou ‘Hot-Wire Anemometer’ sur Internet... ou voyez l’exercice correspondant deJannot(2012) !
134 Chapitre 6 ´Ecoulements turbulents avec une hypoth`ese d’ergodicit´e. Cette fonction peut se d´eduire par traitement du signal de la mesure de « s´eries temporelles » de v10(0, t), c’est-`a-dire de s´equences de valeurs de v10(0, t) pour
t de la forme n δt, avec n ∈ {1,2, · · · ,N}, N le nombre de points de la s´erie temporelle, δt le temps d’´echantillonage. On peut aussi utiliser un th´eor`eme d’analyse de Fourier, dit th´eor`eme de l’autocorr´elation ou th´eor`eme de Wiener-Khintchine, stipulant que la transform´ee de Fourier de cette fonction d’autocorr´elation, soit E1DL(q) d’apr`es l’´equation (6.29), est le module carr´e de la
transform´ee de Fourier du signal de vitesse lui-mˆeme.
De mˆeme la fonction de corr´elation 1D `a deux points transverse (6.32) peut ˆetre vue comme une autre fonction d’autocorr´elation temporelle, ce qui permet sa mesure exp´erimentale.
6.3.5 Spectre de Kolmogorov
Les hypoth`eses H1 et H2 m`enent `a l’existence, dans le domaine inertiel des nombres d’ondes,
1/` q 1/`K , (6.37)
d’une loi de la forme
E(q) = f (,q) , `
a la fois pour les densit´es spectrales E1DL, E1DT et E3D(q). D’apr`es l’analyse dimensionnelle,
E(q) = π0 α qβ ,
les exposants α et β se calculent imm´ediatement par condition d’homog´en´eit´e, sachant que
E(q) ≡ `3 t−2 . (6.38)
On obtient ainsi la loi dite du −5/3 deKolmogorov (1941),
E(q) = π0 2/3 q−5/3 . (6.39)
Dans cette ´equation, π0 est une constante « universelle », dite « contante de Kolmogorov », qui
d´epend de la densit´e spectrale consid´er´ee, E1DL, E1DT ou E3D. Un exemple de spectres exp´erimen-
taux d´emontrant la loi d’´echelle (6.39) est celui de la figure 6.2.
§
Cette th´eorie de Kolmogorov donne des informations sur les fluctuations turbulentes, mais elle renseigne tr`es peu sur l’influence de ces fluctuations sur l’´ecoulement moyen. Or la turbulence modifie les grandeurs moyennes, comme le profil de vitesse ou la perte de pression motrice. L’ap- proche classique pour mod´eliser cet effet consiste `a utiliser la d´ecomposition en champs moyens et fluctuations de la section 6.1, pour essayer d’aboutir `a une ´equation d’´evolution pour les champs moyens seuls. Nous verrons que, malheureusement, on aboutit de cette mani`ere `a des ´equations « ouvertes », et qu’il faut donc d´evelopper des « mod`eles de fermeture » pour certains termes apparaissant dans ces ´equations.