• Aucun résultat trouvé

De la théorie des graphes aux réseaux dits complexes

Dans le document La spatialité des réseaux maritimes (Page 37-44)

1. Le réseau maritime : au cœur du système-monde, en marge de la recherche

1.4 Réseaux maritimes sans espace : de la topologie à l’armateur

1.4.1 De la théorie des graphes aux réseaux dits complexes

L’application au transport maritime de méthodes d’analyse propres aux graphes et aux réseaux voit le jour en 1968 avec la thèse de doctorat de Ross Robinson (1968) sur Vancouver. A l’instar d’André Siegfried et Edward Ullman jetant les bases d’une cartographie (mondiale) des flux maritimes sans relève ou très tardive, ce n’est qu’à la fin des années 1990 que le travail pionnier de Robinson sera poursuivi par d’autres, pourtant sans être cité aucunement10. Profondément ancrée dans la tradition quantitative de l’analyse spatiale et de l’introduction de la théorie des graphes en géographie, cette thèse définissait alors avec brio la nature du réseau en question : « il est possible de définir les motifs spatiaux des relations fonctionnelles entre les ports par l’examen des liens créés par les mouvements maritimes interportuaires des navires de commerce extérieur. Une telle analyse fournit non seulement

37

une mesure juste des liens eux-mêmes mais aussi clarifie les relations entre les ports, l’organisation spatiale des fonctions portuaires et le statut fonctionnel des ports pris individuellement dans le groupe total (…) Le système de ports opérant de façon interdépendante peut alors être appréhendé dans sa forme abstraite comme un ensemble de points ou de nœuds dans un réseau, un réseau de transport dans lequel les lignes ou les liens sont en fait des ‘routes imaginaires’ ». Robinson ajoute à son analyse empirique de la centralisation par Vancouver des flux maritimes connectant les ports de Colombie Britannique (Figure 10) un modèle spatial d’évolution du réseau maritime théorique pouvant s’appliquer à d’autres régions : l’effort restera vain.

38

Les travaux cités dans la partie précédente montrent bel et bien que la cause d’une telle disparition n’était pas que le manque de données statistiques sur les flux maritimes. On pense plutôt à l’arrivée trop tardive d’une thèse porteuse d’un mouvement alors en déclin aux Etats-Unis et ailleurs, celui de la « révolution quantitative » annonçant le tournant behavioriste. Robinson (2015) raconte lui-même son parcours professionnel, depuis son embauche par les Nations Unies, suite à son doctorat de géographie, pour travailler sur des problématiques plus appliquées d’efficacité portuaire, plus à même de trouver des financements et d’intéresser le secteur privé. On retrouve là une tendance de la géographie maritime et portuaire à « fuir l’espace » (Ng et Ducruet, 2014), qui se traduit par la disparition progressive des références à la géographie au profit de liens de plus en plus forts avec les sciences économiques et de gestion, pour se rapprocher des acteurs et être au cœur de l’entreprise, de ses stratégies. Tout port voulant être un hub il nous semble pourtant bien maladroit de négliger outre mesure toute méthodologie permettant d’en mesurer la réalité objective, au-delà des discours !

Suite à la thèse de Robinson, seulement deux travaux peuvent être évoqués de par leur application, somme toute modeste, de l’analyse de réseau au transport maritime. Il s’agit de deux articles de Bruce Marti (Marti, 1981 ; Marti et Krausse, 1983) sur les flux de commerce maritime entre les Etats-Unis et l’Europe, utilisant la méthode dite des « flux majeurs » pour révéler la centralité de certains ports dans ces flux, mais sans pour autant fournir une vision globale du réseau (Figure 11). Ces travaux ne reflétaient que partiellement la thèse de Marti (1982) appliquant des modèles d’interaction spatiale (ex : le modèle gravitaire) aux flux conteneurisés interportuaires, mais sans visualisation des flux.

Figure 11 : Flux conteneurisés et ports « nodaux » Europe-USA (Marti et Krausse, 1983)

La thèse de Jon Helmick (1994) semble être un travail isolé mais nous rappelle à juste titre l’importance du travail de Hoare (1986) sur la modélisation des arrière-pays portuaires britanniques en relation avec leurs avant-pays, l’une des rares validations empiriques du concept de triptyque portuaire, mais « sans tester le composant maritime du modèle » (Helmick, 1994). Sans connaître la thèse de Robinson, Helmick passe en revue de nombreux travaux sur les systèmes de ports tout en déplorant l’absence d’une prise en compte des

39

relations maritimes effectives entre les ports étudiés : « le test empirique des modèles existants, même si difficile en raison du manque drastique de données sur les flux, est un champ d’étude qui mériterait une attention accrue ». Il ajoute à ceci que la notion de hub-and-spokes si communément développée dans le contexte aérien « attend toujours d’être systématiquement évaluée dans le contexte de l’espace maritime ». Or le travail d’Helmick ne comporte aucune visualisation du réseau étudié et consiste en une analyse multivariée des flux interportuaires au niveau de quatre grandes régions (ou rangées) nord-américaines et européennes.

Ainsi depuis la thèse de Robinson (1968), celle d’Olivier Joly (1999), qui fait suite à deux articles sur les réseaux maritimes (Brocard et al., 1995 ; Joly, 1995), est la seconde grande innovation en matière d’analyse de réseaux maritimes. Le contexte était alors celui d’un laboratoire dirigé par Madeleine Brocard et ayant l’ambition de proposer des analyses nouvelles du transport maritime et des ports au niveau mondial. Antoine Frémont soutenait en 1996 sa thèse sur la géohistoire du réseau maritime de la CMA-CGM (voir aussi Frémont, 2015), ayant une approche plutôt de l’acteur, plaçant l’entreprise au centre de l’analyse (voir partie suivante). Pourtant sans référence à Robinson, Marti ou Helmick, la thèse d’Olivier Joly reprenait de façon presque anachronique mais parfaitement nouvelle les fondamentaux de la géographie des transports modélisatrice (cf. les travaux de Haggett, Chorley, Garrison, Kansky mais aussi de Michel Chesnais à Caen) et fournit pour la première fois une analyse du réseau maritime conteneurisé mondial (Figure 12) avec les outils de la théorie des graphes.

40

Outre la mesure de la structure d’ensemble du réseau par les indices classiques Alpha, Beta et Gamma, on lui doit une représentation formelle du système global avec la mise en évidence de sa bipolarisation par l’Europe et l’Asie orientale, ainsi qu’un calcul du degré d’incidence des ports du monde. Il montre aussi au passage que les trafics maritimes des ports calculés à partir de données de navigation peuvent servir à modéliser les trafics portuaires conteneurisés en tonnage qui par ailleurs sont souvent lacunaires dans les sources statistiques officielles. En termes d’espace, l’approche de Joly (1999) était basée sur les flux de navires entre zones REEDS, c’est-à-dire des espaces de circulation contigus incluant parfois plusieurs façades, pour se rapprocher au maximum de la logique économique du transport.

Des travaux plus récents sur l’évolution du réseau conteneurisé mondial, aux méthodes comparables, se contentaient d’un découpage du monde bien plus arbitraire, régional-continental (Li et al., 2015 ; Xu et al., 2015), dans lequel l’Asie orientale est un bloc immense par rapport aux autres façades telles que la Scandinavie-Baltique par exemple. Au final l’analyse de Joly (1999) était davantage le moyen d’aboutir à un outil opérationnel permettant, comme indiqué par le sous-titre de la thèse, à mieux caractériser « la position des plates-formes d’interconnexion en Europe du Nord-Ouest ». C’est ainsi que la visée opérationnelle domine les applications ultérieures de la théorie des graphes aux flux maritimes. D’autres auteurs ont recherché des corrélations statistiques entre la centralité maritime des ports et leur volume de trafic à partir d’échantillons et de sources variés (Wang et Cullinane, 2008; Lam et Yap, 2011 ; Doshi et al., 2012 ; Fugazza et al., 2013), sans référence aux déviations possibles entre les deux ou explication des résidus, en lien avec les particularités des lieux.

La parution des articles de Watt et Strogatz (1998) dans Nature et de Barabasi et Albert (1999) dans Science sur les réseaux petit-monde (small-world networks) et invariants d’échelle (scale-free networks) respectivement a eu pour effet quasi immédiat une explosion des travaux sur les réseaux dont une pléthore d’analyses empiriques dans tous les domaines, dont les transports et notamment le maritime, afin de mettre en évidence les propriétés topologiques de ces réseaux. Une synthèse de la vaste littérature sur les réseaux de transport (Ducruet et Lugo, 2013a) a permis de définir certaines tendances d’évolution dans la transition entre théorie des graphes (approche « classique ») et réseaux complexes (approche « nouvelle »). Jusqu’à cette évolution conceptuelle et méthodologique, les réseaux de transport tous modes confondus étaient analysés sur la base de graphes de taille modeste et surtout planaires, à l’aide d’indices structuraux finalement peu robustes car dépendants de la taille du réseau (Béguin et Thomas, 1997) mais pouvant néanmoins s’avérer utiles pour décrire une évolution morphologique (Xie and Levinson, 2009). La vague des réseaux complexes menée en grande partie par les physiciens a pour avantage d’avoir proposé des modèles de réseaux auxquels se référer ainsi que des outils et mesures dédiés, même si certains existaient en fait déjà sous d’autres noms (Ducruet et Beauguitte, 2014), comme le « rich-club coefficient » étant un dérivé de l’indice Gamma (lui-même étant appelé densité en informatique et sciences exactes) ou encore le « clustering coefficient » auparavant appelé « transitivité » par les sociologues.

Des discussions avaient émergé assez tôt sur l’applicabilité de ces nouveaux modèles de réseaux au champ maritime. Alga Foschi (2002) par exemple rappelait à juste titre le caractère éminemment spatial du réseau maritime, au sens des physiciens, c’est-à-dire dont la croissance n’est pas infinie mais contrainte par des seuils variables de capacité et saturation,

41

des « coûts » divers dans la création et l’opération des nœuds et des liens. Le modèle invariant d’échelle (scale-free) constituait alors une situation extrême, peu réaliste dans le cas du maritime, même si le contexte méditerranéen par exemple semblait aller dans cette direction, celle d’une centralisation excessive du réseau par seulement un ou plusieurs grands hubs. Le premier article dans ce champ appliqué au maritime nous vient de Xu et al. (2007) sur le cas chinois, soulignant au passage l’originalité du mode maritime par rapport à l’aérien en ceci que les liens ou flux maritimes sont contraints par la géomorphologie des côtes, même si les deux ont en commun de n’être que des flux sans infrastructure autre que les nœuds ou sommets (ports et aéroports). Les auteurs concluent que le réseau maritime conteneurisé a une topologie intermédiaire entre l’aérien et le ferroviaire. Comme dans la plupart des travaux de physiciens, la primauté de l’analyse est accordée aux mesures statistiques, la représentation graphique ne servant ici qu’à formaliser deux dimensions possibles du graphe selon que l’on considère (a) les liens entre ports connectés adjacents ou (b) également les liens indirects entre eux (un graphe complet par circulation de navire). L’on apprend ainsi que la distribution des degrés du réseau suit une loi de puissance (caractéristique première des réseaux invariants d’échelle ou scale-free), que les degrés des ports adjacents sont corrélés négativement dans le cas de (a) eu égard à une structure hiérarchique et positivement dans le cas de (b) en vertu de cliques comprenant des ports de taille comparable. Toutes les mesures de centralité (degré, betweenness, closeness) et de trafic sont fortement corrélées entre elles, ce qui diffère de l’aérien car de petits aéroports peuvent être très centraux dans le réseau global en raison de leur rôle de pont (bridge) entre différents clusters ou communautés, comme Anchorage en Alaska (voir à ce propos Guimera et al., 2005). Une application concrète mais restée dans l’ombre fut celle de Cisic et al. (2007) lors d’une communication à la conférence annuelle de l’International Association of Maritime Economists (IAME), visualisant pour la première fois des flux conteneurisés dans un logiciel dédié ainsi que la variation de betweenness centrality entre les ports méditerranéens.

L’échelle mondiale devient une référence commune des travaux ultérieurs sur les réseaux maritimes complexes. Toujours de la part de chercheurs chinois, Deng et al. (2009) soulignent la dimension petit-monde du réseau conteneurisé mondial et sa faible efficacité11 par rapport à d’autres réseaux de transport, l’étroite corrélation entre trafic et centralité, trafic et coefficient de clustering12. De leur côté, Hu et Zhu (2009) proposent une analyse semblable, toujours sur le réseau conteneurisé, mais insistant plus sur sa dimension rich-club et invariante d’échelle, et sur le fait que les ports de petite taille sont fortement connectés entre eux (assortativity) tandis que les ports de grande taille ont tendance à se connecter aux plus petits par effet hub (disassortativity). Ils proposaient déjà de mesurer la structure topologique du réseau maritime dans deux dimensions ou « espaces » (topologiques), celui fait des escales successives des navires de port en port A-B, B-C, C-D (space L) et celui incluant les liens indirects le long de ces routes, comme A-C, A-D et B-D (space P). Ces deux topologies produisaient des résultats différents au niveau statistique de la distribution des degrés par exemple (Figure 13). Cependant, Deng et al. (2009) concluaient plus à une loi exponentielle contrairement à la loi de puissance proposée par Hu and Zhu (2009), montrant bien par-là les

11 Mesurée par l’average shortest path length ou longueur (topologique) moyenne des chemins les plus courts dans le graphe. Plus cette valeur est élevée plus il est compliqué de circuler dans le réseau.

12 Le coefficient de clustering d’un nœud ou sommet équivaut à la proportion de triangles fermés existant dans le voisinage du sommet par rapport au nombre total de triangles fermés possible. Une valeur forte renvoie à un voisinage très maillé tandis qu’une valeur faible à une configuration en étoile ou en isthme.

42

limites de l’applicabilité empirique des modèles théoriques de réseaux complexes, les seuils au-delà desquels le réseau peut être défini comme invariant d’échelle n’étant pas bien délimités.

Une analyse complémentaire à partir de sources bien différentes fut proposée peu après (Kaluza et al., 2010) afin de comparer la structure topologique de trois sous-graphes crées par la circulation des navires porte-conteneurs, vraquiers, et pétroliers et déterminer en quoi cette structure peut favoriser les invasions biologiques à travers le globe13. Les auteurs utilisent une grande variété de mesures, dont les motifs, le modèle gravitaire, le partitionnement ou clustering basé sur la modularité, pour observer des différences notables entre les circuits de chaque flotte par rapport à la structure d’ensemble (Figure 14). Il y a donc une prise en compte de l’espace bien plus que dans les autres approches « complexes », mais l’interprétation du rôle de l’espace reste avant tout statistique, et les acteurs économiques ne sont pas du tout mentionnés. On peut cependant discuter le fait que des ports relativement mineurs comme Terneuzen et Plaquemines figurent au top 20 mondial de centralité (betweenness), ou encore qu’Europoort, qui est en réalité une partie de Rotterdam, les deux étant considérés séparément dans l’analyse.

Figure 13 : Distribution statistique du réseau conteneurisé mondial (Hu et Zhu, 2009)

43

Un autre exemple tient dans l’analyse du réseau maritime combiné à un autre réseau, comme le réseau aérien, pour comparer les topologies respectives de deux réseaux mondiaux majeurs (Woolley-Meza et al., 2011), élaborer de nouvelles méthodes d’analyse de réseaux couplés en rapport avec la vulnérabilité (Parshani et al., 2010), ou enfin analyser la diffusion d’épidémies (Tatem et al., 2006) ou d’attaques terroristes (Earnest et al., 2013). Pour les physiciens et les informaticiens, l’espace constitue une friction intéressante qui déforme les modèles théoriques trop parfaits de réseau et d’interaction. C’est l’espace euclidien, différencié par la distance kilométrique des liens (maritimes), dont le coût contraint la croissance du réseau. On pourrait en tant que géographe (trop) facilement dénigrer cette vision simpliste de l’espace en arguant que celui-ci est bien plus richement doté : les acteurs perçoivent, les territoires changent, les politiques agissent. Or l’analyse de réseau par les géographes n’est-elle pas moins spatiale que celle des physiciens Ces derniers définissaient explicitement les propriétés particulières des « réseaux spatiaux » (spatial networks) et adaptaient leurs mesures et méthodes en conséquence (Barthelemy, 2015), tandis que les géographes se contentaient des mesures classiques basées sur la seule topologie, donc portant sur un espace abstrait, même pas euclidien. Mais ils se rattrapent en sachant, mieux que d’autres peut-être, faire parler les chiffres. C’est le cas de la plupart des analyses qui vont suivre, qui se rapprochent d’une appréhension plus complète du réseau maritime, c’est-à-dire mêlant topologie, stratégies d’acteurs, et différentiation de l’espace.

Figure 14 : Réseau maritime mondial et centralité des ports (Kaluza et al., 2010)

Dans le document La spatialité des réseaux maritimes (Page 37-44)