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Le couplage des réseaux maritimes aux autres réseaux

Dans le document La spatialité des réseaux maritimes (Page 118-124)

3. L’ancrage territorial des réseaux maritimes

3.4 Réseaux maritimes et multimodalité

3.4.1 Le couplage des réseaux maritimes aux autres réseaux

Quelques travaux pionniers méritent d’être cités quant à l’analyse croisée des réseaux maritimes avec d’autres réseaux. Il s’agit tout d’abord d’une équipe d’historiens de Stanford University s’étant donné pour but de visualiser les routes maritimes et terrestres de l’Empire

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Romain dans un Système d’Information Géographique (SIG) dans le cadre du projet Orbis28 (Scheidel, 2003). Ce système permettait à l’utilisateur de calculer l’accessibilité intermodale des nœuds en tout point de l’empire et tenant compte du mode, vitesse, conditions naturelles de déplacement (Figure 54). Une toute autre approche, mais ayant elle aussi une approche par les SIG, fut motivée par la volonté de calculer l’accessibilité mondiale des villes de plus de cinquante mille habitants (Nelson, 2008). Cette approche raster tenait compte d’un nombre impressionnant de couches virtuelles : population urbaine, réseau routier, ferroviaire et fluvial, espaces lacustres et marins, frontières nationales, occupation du sol, urbanisation, relief et pentes, mais aussi flux maritimes (Figure 55). Une telle étude servit de préambule au World Development Report de la Banque Mondiale publié en 2009, avec comme argument principal la contraction de l’espace économique mondial (« the world is shrinking ») largement due à l’essor du transport aérien, ce dernier n’étant pourtant pas intégré aux résultats. Dans cette analyse, le flux maritime n’était qu’une couche parmi d’autres, les villes étant au centre du discours sur les vides et les pleins, les centres et les périphéries. On aurait pu imaginer une analyse complémentaire montrant la part du mode maritime dans l’accessibilité globale des villes, ce qui aurait sans nul doute permis d’entrevoir l’importance considérable des littoraux mais aussi celle du transport maritime pour des villes intérieures, connectées indirectement via les modes terrestres aux flux maritimes.

Figure 54 : Modélisation des routes maritimes et terrestres dans l’empire romain par le projet ORBIS (Scheidel, 2013)

28http://orbis.stanford.edu/ Voir notamment deux compte-rendu critiques parus dans la revue Mappemonde à ce sujet (Bertoncello et Eckert, 2012 ; Hautefeuille, 2014).

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Figure 55 : Accessibilité globale des villes du monde (Nelson, 2008)

Par la suite, une équipe d’ingénieurs néerlandais proposa de replacer au centre de l’analyse le mode maritime tout en l’intégrant au réseau routier mondial pour rendre plus réalistes les simulations de scénarios divers par le recours à l’économétrie spatiale (Tavasszy et al., 2011). Le modèle proposé se targuait de pouvoir estimer les tonnages portuaires observés à partir d’un modèle prenant en compte 437 ports, 800 services de lignes régulières, les flux d’arrière-pays et de transbordement, ainsi que les flux commerciaux entre d’arrière-pays du monde (Figure 56). L’objectif était de pouvoir aborder de façon prédictive les évolutions de la demande en transport conteneurisé et les effets de certaines politiques (voir aussi Shen et al., 2013), ainsi que des scénarios précis comme l’impact du slow steaming (ralentissement des navires pour baisser la consommation de carburant), de l’accroissement des coûts de transport terrestre, ou encore l’utilisation accrue de nouvelles routes comme le transsibérien ou la route maritime arctique. Des travaux ultérieurs (Halim et al., 2015) mirent plutôt l’accent sur l’émergence de lignes régulières directes entre grands ports mondiaux, de façon à tester la viabilité de certains hubs.

Mon apport fut d’analyser pour la première fois le réseau maritime conteneurisé mondial en lien direct avec le réseau aérien (Ducruet et al., 2011b) suite à un premier essai de caractérisation de leurs topologies combinées via une collaboration avec des physiciens (Parshani et al., 2010). L’exercice pouvait paraître surprenant de par la nature des données mobilisées. Comment en effet pouvait-on concevoir de manière réaliste que des flux maritimes de conteneurs étaient connectés à des flux aériens de passagers ? Mais là n’était pas exactement la question. Ce travail portait, un peu à la manière de Nelson (2008), sur l’accessibilité des villes dans le monde, mais avec ceci de spécifique qu’il s’agissait avant tout de déterminer pour chacune l’importance respective de chaque mode en mesurant l’équilibre ou non de leur coprésence. On ne cherchait donc ni à charger les conteneurs en passagers ni à embarquer les conteneurs sur des avions pour améliorer la performance de la chaîne logistique ! Mais à mieux comprendre, si possible, l’inégale répartition du couple

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aérien entre les villes, à partir d’une réflexion théorique et méthodologique sur les niveaux géographiques de leur agrégation.

Figure 56 : Modélisation des flux conteneurisés mondiaux maritimes et terrestres (Tavasszy et al., 2011)

On partait de l’argument selon lequel réseau maritime et aérien sont les deux seuls réseaux de transport véritablement mondiaux, de même nature topologique (non planaires), aux logiques économiques comparables (structure en hubs, gros porteurs, alliances). Il ne fallait cependant pas oublier leurs différences fondamentales. Si conteneurs maritimes et passagers aériens semblaient incompatibles, on aurait pu centrer l’analyse sur les seuls passagers (aériens, croisières, ferries, rouliers) ou les seules marchandises (cargo aérien, vracs et conteneurs), mais les données alors manquaient. Les différences donc portaient plutôt sur le fait que le maritime se borne aux nœuds littoraux et suit des routes faites de segments consécutifs le long des côtes ou à travers les mers et océans. Mais là encore la complémentarité de fait entre eux n’éliminait pas la motivation à y voir plus clair dans leur interconnexion. Ce fut une façon d’apporter une approche relationnelle à des travaux alors récents sur les villes mondiales (global city-regions) et la fonction logistique (O’Connor, 2010), mais qui se concentraient sur quelques grands centres mondiaux et n’utilisaient que le tonnage portuaire ou le nombre de passagers.

La première étape de l’analyse consista à mesurer la corrélation entre les trafics aériens et conteneurisés au niveau des nœuds et des liens ainsi que d’un point de vue strictement topologique via la méthode QAP (Tableau 10), ceci à différents niveaux d’agrégation des ports et aéroports entre eux. On constatait que la corrélation relativement faible au niveau des villes augmentait au fur et à mesure de l’agrégation en régions urbaines et « mégalopoles », le niveau national n’ayant pas été testé. Ce résultat était jugé satisfaisant au vu des spécificités des réseaux considérés. A l’instar du travail sur les canaux transocéaniques, on calculait également la différence de betweenness centrality de chaque nœud entre réseau individuel aérien ou maritime et réseau combiné aérien-maritime (Figure 57).

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Niveaux

Nœuds Liens Corrélation des réseaux (QAP) sans réflexivité Dont réflexifs Sans réflexifs Dont réflexifs Sans réflexifs Villes Corrélation 0,35 - 0,24 - 0,19 Prob. <0,0001 - <0,0001 - <0,0001 N 489 - 1150 - 489*489 Régions urbaines Corrélation 0,39 0,41 0,27 0,27 0,2 Prob. <0,0001 <0,0001 <0,0001 <,0001 <0,0001 N 476 476 1632 1624 476*476 Mégalopoles Corrélation 0,45 0,42 0,37 0,27 0,25 Prob. <0,0001 <0,0001 <0,0001 <,0001 <0,0001 N 146 146 1582 1508 146*146

Tableau 10 : Corrélation topologique entre réseaux maritimes et aériens par niveau d’agrégation des nœuds (Ducruet et al., 2011b)

Figure 57 : Polarisations interurbaines combinées aérien-maritime au niveau mondial (Ducruet et al., 2011b)

En termes de spécialisation voire de vulnérabilité, certains nœuds voyaient ainsi leur centralité baisser ou augmenter de plusieurs façons, révélant par-là des tendances régionales. Les nœuds asiatiques avaient un gain par l’ajout du réseau maritime au réseau aérien mais une perte par l’ajout du réseau aérien au réseau maritime, l’inverse étant plutôt vérifié dans le cas de nœuds européens et nord-américains. Enfin l’application des flux majeurs au réseau combiné après standardisation des unités de flux permettait également de vérifier en quoi l’équilibre ou le déséquilibre, en termes de trafic, entre aérien et maritime permet à certains nœuds de dominer les autres dans le réseau, et si la nature des nœuds dominés s’apparente à celle du nœud dominant. En d’autres termes, et en lien avec la littérature sur les villes, les nœuds dominent-ils de par la combinaison hiérarchique des deux réseaux ou bien par la spécialisation dans l’un ou l’autre ?

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Les résultats ne permettaient pas de valider l’une des hypothèses de départ selon laquelle les nœuds au trafic combiné le plus volumineux avaient une position équilibrée dans les deux réseaux simultanément. Bien au contraire, les pôles majeurs des régions nodales ainsi obtenues étaient avant tout spécialisés dans le trafic aérien, dominant des nœuds soit aériens soit maritimes. En revanche, l’effet hub de chaque réseau se traduisait par une certaine similitude dans la nature des nœuds internes aux régions nodales, Hambourg et Rotterdam par exemple étant spécialisés dans le trafic maritime et polarisant surtout d’autres nœuds maritimes. Enfin une logique régionale ressortait de par la domination de nœuds équilibrés en Asie et dans les Suds, c’est-à-dire trafiquant à poids égal du maritime et de l’aérien. La tendance hiérarchique primait ainsi en certaines régions et pas dans d’autres. On retrouvait également la dissociation européenne entre hubs maritimes et hubs aériens, ces derniers ayant plutôt des localisations continentales.

En revanche, un calcul supplémentaire très simple sur la base du trafic fournissait une réponse éloquente à la question de l’intensité et de la direction du couplage (Tableau 11). Si 60% du trafic aérien se concentrait dans la classe des plus grands ports, 85% du tonnage portuaire se concentrait dans la classe des plus grands aéroports. On pouvait ainsi en déduire que les deux réseaux étaient bel et bien couplés, mais ce couplage n’avait pas la même signification que l’on se place du côté aérien ou du côté maritime. En d’autres termes et au niveau agrégé des grandes régions urbaines du monde, la probabilité pour un gros nœud aérien d’être aussi un gros nœud maritime était plus forte que celle inverse. De plus, 15% du trafic maritime se localisait dans des nœuds n’ayant aucun trafic aérien, contre seulement 2% du trafic aérien se localisant dans des nœuds n’ayant aucun trafic maritime. Ces écarts tendaient à s’atténuer à un niveau supérieur d’agrégation des nœuds, celui des dites « mégalopoles », sortes de grandes macro-régions alors définies sur la base de la densité des points sur la carte. Leur emprise spatiale était telle qu’au final les mêmes grands nœuds mondiaux concentraient les flux de façon quasi indifférenciée, la logique hiérarchique devenant alors dominante. D’autres analyses étaient possibles mais restaient des pistes ouvertes, comme l’application de ces mesures aux liens en général comme pour les nœuds, ou encore le pourcentage de trafic aérien ou maritime des nœuds plutôt aériens ou maritimes vers des nœuds plutôt aériens ou maritimes, afin d’envisager l’homophilie du réseau couplé, i.e. sa propension à connecter des nœuds de nature semblable ou opposée et en vertu de liens spécifiques.

Niveau 2 (Urban regions) Niveau 3 (Megalopolises) Quantiles Trafic aérien (%) Trafic maritime (%) Trafic aérien (%) Trafic maritime (%)

1 1,9 0,8 5,1 0,2 2 0,9 1,3 3,6 2,1 3 2,6 0,7 3,7 2,1 4 6,2 4,9 5,4 4,2 5 12,7 5,4 11,7 17,0 6 60,4 85,2 66,8 74,4 sans 15,3 1,8 3,7 0,0 total 100,0 100,0 100,0 100,0

Tableau 11 : Répartition du trafic mondial aérien et maritime par classes de trafic aérien ou maritime

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