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La lente évolution des cartes de flux

Dans le document La spatialité des réseaux maritimes (Page 29-33)

1. Le réseau maritime : au cœur du système-monde, en marge de la recherche

1.3 Routes maritimes sans réseau : la morphologie des flux

1.3.1 La lente évolution des cartes de flux

Bien avant l’analyse du transport maritime comme réseau, les flux maritimes ont fait l’objet de multiples représentations graphiques au cours du siècle passé, avec des avancées et des reculs. Ce passage en revue ne saurait être exhaustif, ainsi il propose une sélection de travaux sur la base de leur originalité et complémentarité, avec comme sous-entendu que le manque de données statistiques ne suffit pas à expliquer la rareté et le caractère tardif des analyses de réseau maritime en géographie et ailleurs. Notons toutefois qu’encore très récemment, l’on déplorait en géophysique un « manque de connaissances sur la répartition précise des

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navires sur le globe (…) la densité des navires et son évolution temporelle pour des raisons économiques ou autres » (Tournadre, 2014). A l’instar d’Arnaud Lemarchand (2000), Philip Steinberg (2015) qualifiait « d’impossible » la représentation des mobilités maritimes de marchandises, en rapport avec la boîte noire du conteneur et l’ère capitaliste. Sa revue historique des cartes marines montre bien le décalage entre terre et mer malgré l’évolution technique et culturelle de la cartographie, des monstres marins aux projections cartographiques modernes, mais sans donner aucun exemple récent de traitement graphique de données maritimes, qui ont pourtant connu une révolution avec les données d’observation des navires en temps réel AIS radar (Automated Identification System) et satellitales, dont nous parlons plus loin.

En anthropologie, archéologie et linguistique, l’absence de données sur la navigation maritime est un problème bien connu. Celui-ci a pu être contourné par le recours aux distances nautiques et à l’appréciation plus qualitative des distances perçues, afin d’étudier la diffusion des langues en Australasie (Coupé et Hombert, 2005) ou encore les migrations caribéennes (Friedman et al., 2009) aux temps primitifs. En géographie, des cartes de flux maritimes d’une grande précision furent produites relativement tôt, comme celle des « émigrants du globe » sur les flux de passagers réalisée en 1862 par C.J. Minard (voir Bahoken, 2016) ou plus tard celle d’André Siegfried (1940) montrant la répartition géographique des navires britanniques dans le monde en 1937 et commentée avec éloge par Maurice Zimmermann (1940) : « l’aspect en est vraiment saisissant, ces points constituent des trainées qui soulignent merveilleusement la direction et l’importance des diverses [routes] maritimes mondiales » (Figure 2). Ce n’est qu’en 2003 que des cartes de même nature, qualité et précision que celle de Siegfried seront alors proposées par une équipe internationale dans le cadre du projet Climatological Database for the World’s Oceans (CLIWOC)8 sur la base de ship logs ou carnets de bord fournissant la position de navires britanniques, français, espagnols et néerlandais sur le globe (Figure 3) ainsi qu’un rapport régulier sur les conditions climatiques permettant de reconstituer le changement climatique aux 18ème et 19ème siècles (voir Garcia-Herrera et al., 2005). Entre ces deux cartes, un grand vide s’installe et perdure à de rares exceptions. Peu après Siegfried, c’est au tour du géographe américain Edward Ullman (1949) de proposer une cartographie des flux de commerce maritime étatsunien dans le monde dont l’ambition serait de s’étendre aux autres pays pour in fine permettre de « prendre le pouls et mesurer le mouvement du monde » (Figure 4). Son appel fit peu d’émules à ce niveau d’analyse eu égard à la majorité de monographies d’avant-pays maritimes que l’on trouve dans la littérature géographique des années 1950-1960 comme évoqué précédemment. De son côté, Jacques Bertin (1973) s’intéressa aux flux maritimes de blé en Europe (Figure 5), insistant sur l’influence de la sémiologie graphique sur l’interprétation des cartes : « Il ne suffit pas de tracer les itinéraires réellement parcourus pour représenter un système de relation. Une carte des routes maritimes, même pondérée, ne montre pas l’orientation commerciale des centres d’activité. Elle montre la densité des bateaux en mer. Les relations maritimes marchandes entre les villes de l’Europe et de la Méditerranée n’apparaissent seulement dans leur diversité, leur poids et leur orientation géographique que lorsque chaque relation, bien que maritime, est représentée par une droite » (cité par Bahoken, 2016). En ceci Jacques Bertin préconisait de faire appel au graphe plutôt qu’au flux.

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Figure 2 : Trafic des navires britanniques en 1937 (Siegfried, 1940)

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Figure 4 : Routes empruntées par les navires britanniques, 1750-1800 (Cheshire, 2012)

Figure 5 : Flux maritimes de blé en Europe, seconde moitié du 20ème siècle (Bertin, 1973)

Il faut attendre le milieu des années 1970 pour que la cartographie des flux maritimes mondiaux devienne plus systématique, en partie grâce aux progrès de l’informatique. Mais le graphisme reste peu esthétique, comme celui du carroyage proposé par deux études de bureaux d’étude américains (McKenzie, 1975 ; Solomon et al., 1978) à partir de données sur les mouvements de navires (Figure 6). Chaque carré contient le nombre de mouvements de navires au lieu d’une sémiologie en niveaux de gris pourtant attendue, rendant la lecture des cartes et donc des routes et des flux pour le peu difficile. Les efforts qui suivent se bornent à des représentations grossières de volumes en tonnage entre continents ou grandes régions du monde, dans la tradition de l’ouvrage d’Alexanderson et Nordstrom (1963), comme celui de Fossey et Pearson (1983), l’article de van den Bremen et de Jong (1986) sur les données des Nations Unies n’ayant jamais pu être identifiées9, ou encore sur les routes mondiales du pétrole (Rodrigue, 2004).

9 La source mentionnée « UN, Commodity Trade (by Sea) Statistics, Statistical Papers Series D » reste inconnue des Nations Unies à ce jour malgré nos demandes répétées.

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Figure 6 : Densité de trafic maritime dans le monde (McKenzie, 1975)

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