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Les principaux macrorécits de superhéros récupèrent le thème de la transmission ininterrompue de la doctrine et des dons surnaturels. Il y est affirmé, en clair ou entre les lignes, que des lignées de sages mystiques entretiennent des enseignements secrets depuis l’Antiquité la plus lointaine. Dans l’univers DC, la magicienne Zatanna Zatara apprit ses sorts de son père, Giovanni Zatara, qui avait lui-même fait son éducation dans les manuscrits inédits de son ancêtre Léonard de Vinci;447 le druide Jason Blood et la médium Madame Xanadu sont tous deux disciples de

Merlin.448 Dans l’univers Marvel, Doctor Druid et Doctor Strange sont initiés par des maîtres

tibétains membres d’un ordre millénaire.449 Très souvent, les représentations de puissances

surnaturelles sous-entendent que des hiérarchies occultes administrent les charismes : c’est ainsi que Billy Batson (Captain Marvel) n’est que le plus récent champion à avoir été désigné par l’immortel magicien Shazam.450

Il existe bien sûr des contre-exemples : des représentations de pouvoirs magiques ou divins qui peuvent être interprétés comme une critique de l’idée de la transmission de savoirs ou de charismes secrets. Le surnaturel peut surgir de façon inattendue, comme une interruption du

446 M. CHABON. The Amazing Adventures of Kavalier and Clay.

447 P. JIMENEZ. « Zatanna », The DC Comics Encyclopedia, p.382; S. BEATTY. « Zatara », The DC Comics

Encyclopedia, p,382.

448 R. GREENBERGER. « Demon, The », The DC Comics Encyclopedia, p.99; S. BEATTY. « Madame Xanadu »,

The DC Comics Encyclopedia, p. 219.

449 A. DARLING et M. FORBECK. « Doctor Druid », Marvel Encyclopedia, p.110; P. SANDERSON et M.

FORBECK. « Doctor Strange », Marvel Encyclopedia, p.112.

cours normal des choses. Le personnage de la jeune sorcière Traci 13 est élaboré autour de l’ironie de son origine (en tant que fille de Doctor Thirteen, démystificateur professionnel).451 Le

mysticisme d’une lignée de pouvoir peut par ailleurs être invalidé s’il est révélé que la source de sa puissance est technologique plutôt que numineuse ; c’est ainsi que Jaime Reyes, le troisième Blue Beetle, découvrit que la mystérieuse amulette scarabée à qui le premier Blue Beetle devait ses dons surnaturels est en fait un drone extraterrestre.452 Mis à part ces quelques exceptions, la

tendance principale du genre du superhéros est de représenter le pouvoir surnaturel comme un legs. Il n’est pas exagéré d’affirmer que même les exemples du contraire doivent leur succès à cette tendance forte : c’est la règle qui rend les exceptions remarquables.

Il convient par ailleurs d’observer que le thème de la transmission ininterrompue se manifeste très souvent sous la forme de la théorie du complot, continuellement ressassée dans l’imaginaire héroïque, selon laquelle des cabales monopolisent les vrais arcanes thaumaturgiques : que le peuple doit se contenter de révélations partielles, atténuées ou fausses. La portée critique de ce type de représentation est un tantinet minimisée par les normes du genre voulant que le récit entretienne un rapport avec le réel. Si le cadre narratif stipule que des enseignements mystiques efficients existent, ils ne peuvent être exactement les mêmes que ceux de l’exotérisme des principaux courants religieux; si tel était le cas, les créateurs auraient à expliquer pourquoi l’une ou l’autre des Églises n’est pas la principale puissance mondiale. Autrement dit : la relative impuissance, au niveau phénoménologique, de la plupart des enseignements métaphysiques et théologiques ne se pose pas nécessairement en témoin de l’imposture religieuse.

En plus de cette tendance globale du genre à présenter la puissance surnaturelle (le rapport privilégié avec le numineux) comme un héritage mystique secret, bien des œuvres — dont celles d’Alan Moore et de Neil Gaiman — soulignent la récurrence de certains symboles indépendamment de la culture, de l’époque et de la géographie. Promethea d’Alan Moore affirme non seulement la cohérence de l’ésotérisme, mais également la continuité de ce phénomène religieux dans l’art.453 Dans Sandman, Neil Gaiman sous-entend l’unicité de

l’inconscient collectif : « Dream wanders the earth as man, here called Morpheus, there

451 B. AZZARELLO et C. CHIANG. Doctor 13: Architecture and Mortality. New York, DC Comics, 2007 ; P.

JIMENEZ. « Traci 13 », The DC Comics Encyclopedia, p. 356.

452 S. BEATTY. « Blue Beetle », The DC Comics Encyclopedia, p. 57.

453 A. MOORE, Alan et J. H. WILLIAMS III. Promethea vol.1-5, New York, DC Comics [America’s Best Comics],

Kai’Ckul, his essential nature unchanging. »454 En se référant à la philosophie de René Guénon,

l’auteure G. Willow Wilson parle de « pérennialisme », « a primordial intellectual tradition that cyclically arises in all artistic productions, including comics »,455 un mouvement qui informe

l’imaginaire et qui s’y exprime :

The idea seems anti-modern, but in the ultra-modern medium of sequential art, it is arguably the norm. Some of the most popular and respected authors in comics […] focus on those symbols and philosophical insights that occur over and over in human history […]. In the worlds they create, these symbols live unhinged from the meanings humanity ascribes to them; they are drawn not from our imaginations, but from the supernatural architecture that supports reality.456

Selon cette théorie du processus littéraire, les créateurs de comic books intègrent, sciemment ou intuitivement, des éléments du symbolisme et de la philosophie « pérénnialiste » dont les thèmes incluent « gathering what is scattered » (remédier à la dispersion du savoir originel); retrouver « the center of the world », l’axis mundi, lieu de création, « the image of primordial unity »; et se réapproprier ou protéger « the heart », le saint Graal, une puissance qui est « both blessed and burdened ».457 Si ce prototype du monomythe présente tous les mêmes problèmes que son

successeur (essentialisation et réification à outrance), il convient de remarquer que les créateurs contribuent à la « pérennité » des principales tendances narratives sans avoir à « y croire »; ils posent certains de leurs protagonistes en conservateurs d’une tradition ancestrale qui doit périodiquement être sauvée de l’oubli ou purifiée des faux enseignements colportés par des élites cléricales malhonnêtes.