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Afin d’établir des points de comparaison légitime entre l’imaginaire héroïque et les récits religieux, il convient de considérer ces derniers en tant que médias : d’analyser la forme du mythe comme telle (et non seulement ses expressions210) selon le schème McLuhannien, de

prendre sa température en tant que médium et d’esquisser la tétrade de ses effets.211

Rappelons la définition de la température des médias : « Hot media are […] low in participation, and cool media are high in participation or completion by the audience. […] The hot form excludes, and the cool one includes. »212 Compris comme mythos (intrigue) et comme mode

mythique (« stories about gods »213), le récit religieux est d’une intense froideur : le travail

interprétatif qu’il sollicite, même de son auditoire le plus naïf, est considérable. Le témoin du mythe doit suivre sa trame — entendre la série des évènements de son épisode, mais aussi construire la chronologie au sein de laquelle l’épisode s’insère, pour ensuite penser la portée sémantique de son allégorie.

Face au mythe compris dans sa fonction anagogique (« to represent culture as nature »214),

l’agentivité de l’auditoire semble régresser : son médium se réchauffe quelque peu. Lorsqu’il se présente comme un fondement du réel (une prétention qu’un public obnubilé peut ne pas être à même de remettre en question) le récit religieux impose des contenus normatifs, ne serait-ce que par ses représentations de classes, de genres et de dynamiques endogroupe/exogroupe. Cela dit, l’étendue des réifications opérées par la fonction anagogique dépend toujours de l’interprétation du mythe, et dans l’environnement contemporain où les systèmes de sens foisonnent et se font concurrence, même le croyant déterminé à témoigner de la primauté de l’ontologie sacrée devra assimiler les composantes d’autres référentiels pour ce faire. Dit plus simplement : même quand

209 Voir à cet effet la section 5.1.2.A.

210 C’est-à-dire : d’étudier la narrativité du religieux, ce qui ne se fait pas sans abstraire des tendances de

manifestations nécessairement plurielles et incohérentes. Autant que faire se peut, l’approche préconisée par ce mémoire cherche à aller au-delà des spécificités des canaux religieux traditionnels – le texte lu (Écriture) ou déclamé (liturgie, homélie) – et de ses manifestations plus contemporaines (rock chrétien, etc.).

211 On tente le même exercice pour le genre du superhéros à la section 4.3.4.C. 212 M. McLUHAN, Understanding Media, p.36-37.

213 N. FRYE. Anatomy of Criticism, p.116.

le mythe sert à asseoir les catégories ontologiques et axiologiques (le bien et le mal, le même et l’autre, etc.), c’est toujours l’auditoire qui est dépositaire de ces catégories — et leurs contenus ne peuvent être les mêmes à jamais.

Le mythe n’est donc pas intrinsèquement chaud ou propagandiste — du moins, il ne l’est pas en dehors des umwelten primitifs.215 L’inclusion de la dimension rituelle216 ne change pas tellement

les conclusions de cette évaluation. L’intérêt du rite repose dans le fait qu’il est participatif. Il est vrai que cette participation vient nier, en principe et en pratique, l’agentivité : en principe, le choix de participer ou non revient au faux choix d’être ou de ne pas être intégré à la communauté des croyants, voire à l’ordre cosmique; en pratique, l’essentiel des méthodes rituelles se résume à la désindividuation du croyant — que ce soit dans une démarche intellectuelle d’abnégation (en devenant « membre » du corps-Église) ou dans l’expérience extatique de s’abandonner à une puissance supérieure. Il n’empêche que ces redditions d’agentivité constituent tout de même une forme d’agentivité, une complétion sémantique du mythe : le geste rituel est commis a fortiori parce que son sens a été construit subjectivement.217

Compris comme médium, les effets du mythe sont quadruples. Premièrement, le récit religieux met l’accent sur le lègue : il affirme que le meilleur de notre être et de notre savoir provient de glorieux prédécesseurs auxquels nous sommes plus ou moins infiniment redevables — tout particulièrement pour le fait le plus élémentaire de notre existence qui, selon le mythe anthropogonique, relève d’une volonté numineuse.218 L’estime que le récit religieux nous appelle

à porter envers les prédécesseurs confère un statut moral à certains éléments de l’expérience qui ne seraient pas nécessairement assujettis à un tel jugement. Les catégories de « bien » et de « mal » instaurées par le mythe vont au-delà des variables pragmatiques ou interpersonnelles : elles ne comprennent pas seulement les facteurs du maintien (et du non-maintien) d’une société juste et productive, mais également des obligations rituelles et des tabous qui découlent de l’arbitraire. Dans un univers matériel présenté comme la création ou la révélation du sacré, rien

215 Les umwelten primitifs, c’est-à-dire : les environnements où il n’y a pas beaucoup de systèmes de sens, et plus

particulièrement les environnements à l’origine d’un mythe qui constitue l’essentiel de la réalité-consensus.

216 Il est pertinent d’étendre la discussion à cet aspect puisqu’il est souvent considéré comme une modalité du mythe,

voire comme la façon d’être dont le mythe tente de rendre compte. N. FRYE. Anatomy of Criticism, p.106; M. ELIADE, Mythes, rêves et mystères, p. 149, 256 et 277; J. CAMPBELL. The Hero With a Thousand Faces, p. 383.

217 Il est toujours question d’un environnement riche en système de sens; dans un environnement primitif, la question

de l’agentivité se pose autrement.

ne peut être simplement ontique : tout devient la manifestation d’une volonté, d’un ordre supérieur. Parmi les corollaires de cet effet, on retrouve la téléologisation de l’histoire (si l’univers est le produit d’intentions, son évolution doit faire l’objet d’un plan) et l’essentialisation moralisatrice de la normativité (l’habituel/ordinaire découle de l’ordre naturel établi par les décrets divins et éternels).

Deuxièmement, le récit religieux éclipse les considérations profanes — le réel, le simplement humain, devient obsolète. Le mythe oblitère le temps linéaire (y compris le présent) pour y substituer le temps sacré — soit un cycle d’évènements qui renouvelle continuellement l’univers, soit une parfaite plénitude à côté de laquelle les évènements du temps séculier — ces accidents de l’histoire — n’ont pas de réelle pertinence.219 Le récit religieux attire notre attention sur les

moments où le sacré fait irruption dans la réalité ordinaire pour établir ses catégories, ses identités et ses finalités. Ces moments se produisent toujours in illo tempore — soit dans le lointain passé, lors de la première création ou de la plus récente rénovation du monde (c’est-à- dire : avant que le temps n’ait érodé l’ordre sacré), soit dans le lointain futur, lorsque le travail de rénovation sera accompli.220 Le même numineux qui déclasse les vertus et les vices des humains

condamne ces derniers à une existence vague et banale dans l’intervalle entre la genèse et l’apocalypse.

Le troisième effet du mythe anticipé par la tétrade de McLuhan — la récupération — est le plus difficile à évaluer. Le mythe étant décrit comme la première forme de narrativité — comme l’ultime précédent littéraire221 — il est n’est pas simple de déceler quels « fonds » il est

susceptible de ramener en « figures ». On pourrait suggérer que le récit religieux focalise notre attention sur les besoins et les désirs les plus élémentaires de l’humain — que le drame mythique traduit des préoccupations existentielles universelles. Cette interprétation est très certainement cohérente avec la thèse de Feuerbach, mais elle demeure somme toute très vague. Quels critères nous permettent de différencier le fortuit du fondamental, de séparer l’accessoire rhétorique du constitutif de l’humain ?

219 M. ELIADE. Mythes, rêves et mystères, p. 34; J. CAMPBELL. The Hero With a Thousand Faces, p. 238, 267. 220 Ibid., p. 13, 87, 91.

Quoi qu’il en soit, il sera toujours possible d’affirmer que le récit religieux se récupère lui- même : non seulement parce que de nouvelles configurations des mêmes symboles et intrigues se produisent ad nauseam, mais aussi — et surtout — parce que l’inclusion de l’épisode dans une série itérative accroît la portée sémantique — voire la crédibilité — de tout le corpus. C’est que le mythe — il convient de souligner — n’est pas une instance singulière de narration, mais bien le pattern de plusieurs instances de narrations séparées dans le temps et l’espace. C’est l’insertion du récit religieux dans une lignée millénaire qui transforme l’épiphénomène local en dynamique culturelle à l’échelle planétaire.

Enfin, on assiste au quatrième effet du mythe — à son renversement — lors de l’institution paradoxale de l’abrogation du normatif comme précurseur du retour du sacré. Le récit religieux, après avoir sanctionné le normatif à travers son essentialisation, produit immanquablement une pléthore de héros non normatifs : des demi-humains, des bâtards, des hors-la-loi qui sont néanmoins les favoris des dieux, des rebelles que la providence désigne comme rédempteurs ou réformateurs. C’est que le normatif, ayant été essentialisé, ne peut progresser — il nécessite une intervention de l’extérieur pour s’adapter à de nouveaux contextes. D’autre part, les mythes cosmogonique et anthropogonique ont déjà introduit l’idée que l’auteur de l’ordre est Tout- Autre : il sied donc à son représentant d’être aussi différent que le contexte le permet. Il est permis de supposer que le récit religieux survit grâce à sa capacité de marier réinvention et continuité : chaque réforme se présente comme la réalisation d’un dessein plus ancien ou plus fondamental qu’une pensée trop étroite aurait écarté. Soit le mythe se « renverse » dans un autre mythe qui transcende et absorbe ses précédents, soit il se démantèle.

Les réserves émises en conclusion de la section précédente (4.3.3.D.) s’appliquent également à la présente interprétation McLuhannienne du religieux : toutes les dimensions du religieux ne sont pas comprises dans son récit et ne se prêtent pas aussi bien à l’interprétation. Il est cependant concevable qu’au moins une autre dimension — celle du rite — partage également les effets du mythe : le rite aussi célèbre le lègue, suspend le temps ordinaire, se réitère continuellement et constitue une alternative (ou une contradiction) de la tendance normative principale du système de sens religieux.