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Le récit religieux : la définition du mythe entre jargonnerie et essentialisation

À l’aune de la délimitation du religieux présentée précédemment, il apparaît important de qualifier le récit religieux, principalement par rapport à certaines conceptions très influentes du rôle du mythe comme pierre de touche de l’ontologie, du concept de la personne et surtout de l’axiologie des discours religieux. La littérature savante portant sur les représentations religieuses dans la culture populaire est étonnamment avare de définitions du mythe; on y réfère constamment sans clarifier systématiquement de quoi il s’agit, en faisant abstraction du fait que le terme est continuellement galvaudé dans le langage populaire. Une interprétation magnanime voulant que « mythe » soit employé au sens « littéraire » ou « scientifique » dans le discours critique n’est pas d’un grand secours : même les classiques de mythologie ont tendance à broder autour du sujet de la définition de leur matière. Le lecteur assidu pourra difficilement s’empêcher de se demander à quelle définition savante il doit se référer; qu’est-ce qui distingue le mythe des autres récits anciens ? Dans quelle mesure est-il légitime d’associer des récits actuellement populaires à cette catégorie ?

Pour autant qu’il soit possible d’affirmer qu’une tendance principale émerge des discours savants et populaires sur le mythe dans la culture actuelle, il semble que son inspiration théorique la plus forte soit l’approche « comparée » proposée par plusieurs savants à partir du début du siècle dernier. Le psychanalyste Carl Jung et, dans le même sillon, les mythologues Mircea Eliade et Joseph Campbell, sont parvenus à une interprétation homologisante des récits fondateurs des grandes religions anciennes et actuelles : une lecture, en fonction de plusieurs axes thématiques et formels, inférant que les mythes convergent dans leurs présentations de la nature de l’humain et de ses finalités. Ces penseurs s’entendent sur la façon de situer l’étiologie du mythe au niveau de l’inconscient collectif ou de l’onirique :

[…] Typical mythologems were observed among individuals to whom all knowledge of this kind was absolutely out of the question […]. Such conclusions forced us to assume that we must be dealing with “autochtonous” revivals independent of all tradition, and,

consequently, that “myth-forming” structural elements must be present in the unconscious psyche.164

[…] Il n’y a pas de motif mythique et de scénario initiatique qui ne soient, d’une manière ou d’une autre, présents aussi dans les rêves ou les affabulations de l’imaginaire. On retrouve dans les univers oniriques les symboles, les images, les figures et les évènements qui constituent les mythologies.165

Dream is the personalized myth, myth the depersonalized dream; both myth and dream are symbolic in the same general way of the dynamics of the psyche. But in the dream the forms are quirked by the peculiar troubles of the dreamer, whereas in myth the problems and solutions shown are directly valid for all mankind.166

Chez ces trois penseurs, le mythe relève donc de l’extrahistorique, de l’extra humain : « Il n’y a pas de mythe s’il n’y a pas de dévoilement d’un “mystère”, révélation d’un évènement primordial qui a fondé soit une structure du réel, soit un comportement humain ».167 Eliade

précise :

Le monde des archétypes de Jung ressemble au monde des Idées platoniciennes : les archétypes sont impersonnels et ne participent pas au Temps historique de l’individu, mais au Temps de l’espèce, voire de la Vie organique. […] Quelles que soient les différences entre ces images et formules, en dernière instance elles signifient toutes la même chose : que l’essentiel précède l’actuelle condition humaine, que l’acte décisif a eu lieu avant nous, et même avant nos parents […].168

Chez Campbell, « […] myth is the secret opening through which the inexhaustible energies of the cosmos pour into human cultural manifestation ».169 L’ontologie du mythe semble néanmoins

indissociable de son caractère dynamisant : en présence du mythe, on touche à quelque chose d’intrinsèquement significatif, voire quelque chose de vrai. La fonction première du mythe peut être envisagée comme celle de fournir à l’humain les inspirations lui permettant d’avancer à contre-courant de fausses idées qui le retiennent.170 Campbell considère d’ailleurs que le travail

du mythologue n’est pas qu’un exercice intellectuel; il s’agit d’une démarche spirituelle capable

164 C.G. JUNG & C. KERÉNYI. Essays on a Science of Mythology: The Myth of the Divine Child and the Mysteries

of Eleusis, trad. R. F. C. HULL. Princeton, Bollingen, 1973 [1942], p.71.

165 M. ELIADE. Mythes, rêves et mystères. Paris, Gallimard, 1957, p.12.

166 J. CAMPBELL. The Hero With a Thousand Faces, Princeton, Bollingen, 1973, p.19. Il faut cependant envisager

que le rapport du rêve au mythe puisse être une aporie : il est difficile d’être certain de la direction de la dynamique d’influence entre l’environnement culturel du récit et l’univers onirique; il est concevable que l’influence soit mutuelle.

167 M. ELIADE. Mythes, rêves et mystères, p.14. 168 Ibid., p.57-58.

169 J. CAMPBELL. The Hero With a Thousand Faces, p.3. 170 Ibid., p.11.

de relever « the singleness of the human spirit in its aspirations, powers, vicissitudes, and wisdom. »171

Cette perspective « nativiste » écarte toute idée de construction du sens : elle suggère que les similarités dans les récits religieux témoignent soit de l’universalité d’une structure mythologique prérationnelle inhérente à la conscience, soit d’une inspiration numineuse en amont des récits. Dans un cas comme dans l’autre, elles affirment la primordialité d’une source du mythe, ce qui présente d’emblée une situation inacceptable pour l’herméneutique pluraliste : elles essentialisent le phénomène, elles placent son sens complètement au-delà (ou en deçà) de toute participation autre que la conformité servile à l’obligation de « bien lire ». Dans une collaboration avec Jung, Kerényi extrapole d’ailleurs une métaphysique des « mythologèmes primaires » et des « visions archétypiques » qui sous-entend une épistémologie méfiante de l’herméneutique. Selon ce modèle, le récit mythique est toujours façonné à partir de la même matière intemporelle, substance qu’on ne trouve à l’état pur que dans l’expérience mystique. S’il existe une pléthore de sens dissimulés dans la matière première des mythologies, Kerényi ne considère pas que les discours non mythologiques puissent adéquatement les révéler : « The right attitude towards [mythology is] to let the mythologems speak for themselves and simply to listen ».172 Campbell adopte sensiblement la même herméneutique minimaliste lorsqu’il parle de

« letting the ancient meaning become apparent of itself » :173

Mythology […] is psychology misread as biography; history, and cosmology. […] The modern psychologist can translate it back to its proper denotation […]. We have only to read it, study its constant patterns, analyze its variations, and therewith come to an understanding of the deep forces that have shaped man's destiny and must continue to determine both our private and our public lives.174

Cette approche convient certainement à Jung et Eliade, pour qui il semble que la psychologie analytique récapitule la mythologie un peu comme l’ontogenèse récapitule la phylogenèse. Campbell va encore plus loin et sous-entend que le message du monomythe, pour autant qu’il soit adéquatement entendu, ressemble à la doctrine de l’amor fati que Nietzsche a emprunté aux stoïciens : « Mythology […] makes the tragic attitude seem somewhat hysterical, and the merely

171 J. CAMPBELL. The Hero With a Thousand Faces, p.36. 172 Ibid., p. 4.

173 Ibid., p.vii.

174 Ibid., p.256. Italiques de l’auteur, pour souligner tant la primauté de la dénotation que la confusion du factuel

moral judgment shortsighted. Yet the hardness is balanced by an assurance that all that we see is but the reflex of a power that endures, untouched by the pain. »175

Ces interprétations, bien que fascinantes, ne relèvent pas pour autant de l’évidence et ne découlent pas de la nécessité. Comme l’affirme Frye :

There are no necessary associations: there are some exceedingly obvious ones, such as the association of darkness with terror or mystery, but there are no intrinsic or inherent correspondences which must invariably be present.176

[…] It is inadvisable to assume that an Adonis or Oedipus myth is universal, or that certain associations, such as the serpent with the phallus, are universal, because when we discover a group of people who know nothing of such matters we must assume that they did know and have forgotten, or do know and won't tell, or are not members of the human race.177

Le critique littéraire identifie par ailleurs trois « sophismes » que l’approche comparée est susceptible de répandre; il observe de surcroît qu’être excessivement fidèle à ses allégeances théoriques peut déformer l’objet d’étude en lui faisant subir des schèmes interprétatifs procrustéens. Frye qualifie de sophisme de projection poétique ou de projection existentielle certaines présentations du récit et de ses conventions comme découlant de l’ordre naturel des choses. La projection poétique consiste à prendre des conventions littéraires pour des réalités de la vie; selon Frye, il s’agit d’une erreur de jugement, « a form of romanticism or the imposing of over-simplified ideals on experience. »178 La projection existentielle est une méprise quant au

réel rapport que l’art entretient avec la vie :

[…] The poet never imitates “life” in the sense that life becomes anything more than the content of his work. In every mode he imposes the same kind of mythical form on his content, but makes different adaptations of it. In thematic modes […] the poet never imitates thought except in the same sense of imposing literary form on his thought.179

Or, l’interprétation du mythe à la base de l’éthique Campbellienne (« […] deep forces that have shaped man's destiny and must continue to determine both our private and our public lives »180)

ressemble beaucoup à des conventions narratives réifiées à outrance. Si on envisage que le récit

175 J. CAMPBELL. The Hero With a Thousand Faces p. 45; voir aussi p.118, 180-181, 260. 176 N. FRYE. Anatomy of Criticism, p.103.

177 Ibid., p.118. 178 Ibid., p. 230-231. 179 Ibid., p.63.

porte la trace d’une nature humaine plus ou moins immuable, il sera tentant de conférer à sa morale reconstituée un statut ontologique privilégié ou une prescriptivité universelle. Cette nature (ou cette morale) n’est cependant jamais qu’une interprétation particulière : la distinction entre l’essentiel et l’accessoire (le naturel et le construit, l’exemplaire et l’inavouable) ne va pas de soi : elle témoigne d’un positionnement axiologique, d’une situation épistémologique certaine.

Enfin, Northrop Frye déboulonne l’ontologie de cette approche sur la base de ce qu’il nomme sophisme du contrat mythologique181 :

The literary relation of ritual to drama, like that of any other aspect of human action to drama, is a relation of content to form only, not one of source to derivation. […] The prestige of documentary criticism, which deals entirely with sources and historical transmission, has misled some archetypal critics into feeling that all such ritual elements ought to be traced directly, like the lineage of royalty, as far back as a willing suspension of disbelief will allow. The vast chronological gaps resulting are usually bridged by some theory of race memory, or by some conspiratorial conception of history involving secrets jealously guarded for centuries by esoteric cults or traditions.182

Il renchérit :

The study of literature takes us toward seeing poetry as the imitation of infinite social action and infinite human thought, the mind of a man who is all men, the universal creative word which is all words. About this man and word we can, speaking as critics, say only one thing ontologically: we have no reason to suppose either that they exist or that they do not exist.183

En somme, Jung, Eliade et Campbell formulent des interprétations qu’il convient de qualifier de « symptomatiques » dans la mesure où elles traitent toutes du récit comme de la manifestation superficielle d’une dynamique ou d’un processus plus élémentaire ou fondamental.184 Northrop

Frye est suspicieux des démarches critiques aux visées très fortement orientées par un engagement théorique en fonction de facteurs extratextuels; il qualifie ces approches de « déterministes » :

Such a method gives one the illusion of explaining one's subject while studying it, thus wasting no time. It would be easy to compile a long list of such determinisms in criticism, all of them, whether Marxist, Thomist, liberal-humanist, neo-Classical, Freudian,

181 Le terme est un jeu de mot en référence au mythe étiologique du contrat social, un autre concept que Frye qualifie

de fiction savante.

182 N. FRYE. Anatomy of Criticism, p.109-110. Italique de l’original. 183 Ibid., p.125.

Jungian, or existentialist, substituting a critical attitude for criticism, all proposing, not to find a conceptual framework for criticism within literature, but to attach criticism to one of a miscellany of frameworks outside of it.185