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Le problème de la définition de la religion provient en partie de la variété excessive des phénomènes qu’il est possible d’associer au qualificatif « religieux ». Snyder et Pelletier parlent de « […] facteurs constitutifs d’une réalité influente qui a façonné, façonne et façonnera au fil du temps les visages de l’identité humaine », incluant des « […] enjeux éthiques, théologiques, politiques, sociaux, spirituels, etc. »148 Ninian Smart nomme pour sa part huit dimensions du

religieux : les dimensions « rituelle ou pratique », « doctrinale ou philosophique », « mythique ou narrative », « expérientielle ou émotionnelle », « éthique ou légale », « organisationnelle ou sociale », « matérielle ou artistique », et « politique ou économique ». Bowie précise que « [r]eligions differ in their emphasis on these dimensions »149; heureusement pour la présente

étude, il appert que le récit est une modalité sémantique d’importance dans la vaste majorité des mouvements religieux (et autres phénomènes sociaux structurants à l’échelle normative); il est donc pertinent que l’analyse se concentre sur cette dimension, sans toutefois s’y limiter complètement.

148 « Introduction », dans P. SNYDER et M. PELLETIER (dir.), Qu’est-ce que le religieux contemporain?, Québec,

Fides, 2011, p. 1.

149 N. SMART, Dimensions of the Sacred: An Anatomy of the World's Beliefs, Londres, HarperCollins, 1996, p.10-

De nombreux savants ont tenté d’identifier un ou plusieurs facteurs essentiels (ou alors très particuliers) des phénomènes auxquels il convient de réserver l’appellation « religieux ». Il est généralement convenu que le religieux présente des propriétés sémantiques (des modes de transmission et de création du sens) dont les critiques doivent rendre compte. Se référant à l’anthropologue Clifford Geertz, Mary Pat Fisher souligne l’importance de la description dense (« thick description ») pour rencontrer l’Autre dans sa subjectivité afin de mieux le représenter; la tâche du critique est donc « […] not only reporting outward behaviors but also attempting to explain their meaning for believers within the faith. »150 L’anthropologue Evans-Pritchard fait du

sens sa préoccupation principale dans sa description de la méthodologie de l’étude du religieux en tant que « […] comparative study of beliefs and rites, such as god, sacrament, and sacrifice, to determine their meaning and social significance. »151 Le sens se retrouve également au centre de

la conception du religieux extrapolée par Geertz, qui présuppose non seulement une modalité sémantique particulière (un système de symboles), mais également un contexte propice à la réification : la religion, selon Geertz, est « (1) a system of symbols which acts to (2) establish powerful, pervasive, and long-lasting moods and motivations in men by (3) formulating conceptions of a general order of existence and (4) clothing these conceptions with such an aura of factuality that (5) the moods and motivations seem uniquely realistic. »152

Il se peut toutefois que de remarquer le caractère phénoménologiquement multidimensionnel du religieux et de recenser le lexique distinctif de ses jeux de langage ne suffise pas à situer son essence (c’est-à-dire : à nommer de particularités qui puissent immanquablement différencier un phénomène religieux des autres phénomènes). L’idée de Dieu, ou alors celle du sacré, n’est après tout pas fondamentalement dissemblable de certains termes des discours non religieux : plusieurs discours non religieux présentent des métaphysiques semblables aux discours religieux, s’articulant autour de composantes jouant des rôles assimilables à ceux du surnaturel au niveau de leurs caractéristiques fonctionnelles et discursives; des « Autres » qui sont tout aussi absolus que Dieu dans la mesure où ils constituent un ensemble d’a priori — antérieur à la rationalité et donc plus ou moins exempté de justification. Autrement dit, nos jeux de langages dépendent

150 M. P. FISHER. Living Religions, Upper Saddle River, Prentice-Hall, 2002, p. 42.

151 E. E. EVANS-PRITCHARD. Theories of Primitive Religion, Oxford, 1972 [1965], p.17 ; cité dans F. BOWIE.

The Anthropology of Religion, p.5.

152 C. GEERTZ, « Religion as a cultural system » in The Interpretation of Cultures, Londres, Fontana, 1993 [1966],

souvent, qu’on le reconnaisse ou non, de suppositions non vérifiées ou invérifiables présentées comme des principes primordiaux ou transcendants.153

Un examen de la convergence des potentiels prescriptif et performatif154 du discours religieux

contribue à distinguer ce dernier d’autres systèmes d’énoncés premièrement prescriptifs ou principalement performatifs. Un système d’énoncés prescriptifs (par exemple : une philosophie morale) sert à formuler des exigences découlant de principes plus ou moins clairs; un système d’énoncés performatifs (par exemple, les règles d’un jeu, ou encore un décorum) sert à mettre en scène une situation, à attribuer des rôles, des catégories existentielles.155 Ce qu’on entend

habituellement par « religion » correspond à ni un, ni l’autre de ces genres d’énoncés — ou plutôt : la religion englobe ces deux genres. Étant performatif, le discours religieux sollicite une plus grande implication que les autres vecteurs d’axiologies : il nécessite un positionnement existentiel — celui d’accepter les rôles illustrés par le mythe — et cet engagement est continuellement renouvelé par le rite personnel et communautaire.156 D’autre part, la majorité

des énoncés performatifs ont une portée axiologique plus restreinte que celle du discours religieux, qui est totale : si les exigences des rôles non religieux varient en fonction du contexte (qu’elles peuvent même être reportées, parfois indéfiniment157), les catégories existentielles

formulées par le religieux sont universellement prescriptives.

Le concept de « foi » en tant que « state of being ultimately concerned »158 est d’un grand

secours quand il s’agit de situer la religion à la croisée des systèmes d’énoncés prescriptifs et performatifs; il permet de mieux départager la religion d’autres modes de production d’axiologies et d’ontologies. La foi ayant été prise en compte, le religieux se révèle comme des « […] expériences et […] phénomènes […] orchestrés par des groupes et des communautés, vécus par des individus qui s’affilient à d’autres individus interpellés par des phénomènes

153 Par exemple : le geist de la philosophie hégélienne, ou alors la main invisible du marché des économistes. 154 Est entendu par énoncé performatif (« performative speech act ») toute activité sémantique qui, plutôt que de

traiter d’un contexte de façon à le commenter ou le décrire, crée une réalité personnelle ou sociale.

155 Il s’agit bien sûr d’une simplification excessive : les systèmes d’énoncés prescriptifs sous-entendent

généralement un quelconque concept de la personne; les catégories existentielles attribuées par les énoncés performatifs impliquent des attentes qui reflètent une axiologie. Le rapport entre les deux genres d’énoncés en est un d’inversion de leurs domaines d’attention et de négligence.

156 Le rapport du croyant aux modèles mythiques n’est toutefois pas sans ambiguïté; la section 4.3.3.C. explique ce

rapport.

157 Par exemple : les exigences associées aux rôles de juges et de policiers sont suspendues en dehors du contexte de

l’exercice de ces fonctions.

similaires et qui y perçoivent un lieu leur permettant de donner un sens à leur existence. »159

Fillion apporte sensiblement le même argument : « [à] l’origine, toute religion se conçoit et s’offre comme structure de l’existence, capable d’en assurer de part en part le sens et la finalité. »160 En termes fonctionnels, le discours religieux constitue le genre des énoncés

prescriptifs et performatifs effectués lorsque les enjeux sont présentés comme étant les plus importants : la finalité humaine, ou l’humain comme finalité. Autrement dit : la religion est le genre des énoncés prescriptifs et performatifs dont la fonction est de traduire toute la gamme de l’expérience humaine en termes téléologiques, généralement par l’entremise d’un référentiel métaphysique.