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Un texte réécrit, repolitisé et en grande partie négocié

Partie II — La formalisation administrative du projet de loi

5. Le projet Bachelot : un exercice de différenciation politique

5.2. Un texte réécrit, repolitisé et en grande partie négocié

En place depuis peu de temps, le nouveau binôme d’ingénieurs des mines (le conseiller au cabinet Bachelot et le chef du bureau des risques de la DPPR) en charge de l’écriture du volet « risques technologiques » de la loi est peu au fait du travail déjà effectué et des orientations du précédent texte. Pour s’approprier le contenu du texte et en connaître les différents enjeux, il décide donc de reprendre un par un chacun des articles, pour l’évaluer. Cette phase du travail, qui peut apparaître redondante avec la précédente, est indispensable pour saisir les contraintes ainsi que les attentes et objectifs des différents interlocuteurs mobilisés depuis près d’un an autour de ce projet. A ce moment précis, l’expérience et la réflexion post-AZF sur les questions de risques industriels ne sont en effet pas du côté des rédacteurs de la loi.

« Un des outils de travail, pendant la période juillet-octobre 2002, ça a été de re-peigner le travail

qu’avait commencé [le précédant chef de bureau avec le précédant conseiller technique]. C’est-à-dire : on prend les propositions une par une, de Loos-Le Déaut, de Essig, enfin du débat national, on remet tout ça par ensemble un peu cohérent, en fonction de notre approche historique et de notre réglementation, et puis on regarde ce qui relève de la loi, du décret, des bonnes pratiques. On fait le tri là-dedans et en face de chaque proposition ou de chaque bloc, on écrit ce qu’on propose, ce que le gouvernement décide.166 »

163 Tout juste nommée ministre de l’écologie et du développement durable, Roselyne Bachelot déclare sur France-Inter le 8

mai 2002 : « Le nucléaire est l’industrie qui garantit notre indépendance énergétique et qui est la moins polluante, à moins de revenir à la France de la lampe à huile que stigmatisait le général de Gaulle », tout en reconnaissant l’existence d’un « problème des déchets qu’il convient de maîtriser ». Cette déclaration provoque de vives réactions chez les Verts, de la part de Corinne Lepage, ancienne ministre de l’environnement, et de la part du réseau associatif « Sortir du nucléaire ».

164 Entretien cabinet de R. Bachelot, mars 2005. 165 Entretien DPPR, décembre 2004.

Ce travail technico-administratif d’écriture et de mise en forme intègre la confrontation de logiques juridico-administratives (sélection des mesures présentant un caractère législatif et rejet des propositions relevant du règlement) et de logiques plus politiques, qui supposent de séparer ce qui est acceptable pour la ministre, pour les autres ministères et le gouvernement de ce qui ne l’est pas. Une fois encore, on constate la primauté de la ressource constituée par le « déjà-là », c’est-à-dire les différents rapports produits depuis AZF, l’avant-projet Cochet, les contributions des principaux intervenants au débat national (en particulier celles des fédérations patronales et des associations comme FNE) et tout ce qu’on peut trouver d’archivé dans les cartons de la DPPR. S’ajoute également à ces documents écrits l’ensemble des « retours » de la consultation engagée par l’équipe précédente fin 2001 et de celle que les nouveaux rédacteurs engagent dès septembre 2002, sur la base des premières versions du texte remanié par leurs soins. De ce point de vue, on peut dire que le projet Bachelot fait l’objet d’une concertation très en amont, qui tient pour l’essentiel à la configuration inédite dans laquelle travaille la nouvelle équipe : il lui importe en effet de se présenter auprès des interlocuteurs associatifs, de faire connaître les orientations de la nouvelle ministre et d’anticiper le débat parlementaire. Ainsi, le chef du bureau des risques en charge de conduire cette consultation :

« Il y avait une nécessité complètement absolue, c’était de reprendre un contact entre personnes. Quitte à

pas toucher une virgule du projet, avant de se lancer dans les étapes de validation, débat parlementaire ou autre, on voulait savoir où on mettait les pieds. Et on pensait que les gens en face voulaient faire de même. On pensait qu’il était vraiment nécessaire de dire : "je vous invite à me ré-exprimer ce que vous avez déjà dit. Je sais que vous l’avez déjà dit. D’ailleurs je l’ai sous les yeux, mais si vous avez de nouvelles idées, je prends et moi je vous confirme que c’est bien le même projet que je vais déposer, ou éventuellement amendé de telle et telle manière, et je vous explique pourquoi". C’était vraiment un échange bilatéral. On voulait vérifier évidemment s’il y avait de nouvelles idées, enfin savoir en gros ce qu’ils allaient nous balancer comme amendements, via les parlementaires. (…) Parce que ça… Cet exercice-là, de savoir ce qui allait tomber comme amendements, on ne savait pas. (…) Et j’avoue qu’avec le recul… Alors cette suggestion-là, ça vient du ministre, enfin de la ministre en l’occurrence. Ce ne sont pas des débutants comme le conseiller technique et moi-même qui allons avoir l’idée magique de se dire : "tiens, il faut qu’on consulte". C’était vraiment dans l’idée d’anticiper le débat parlementaire.167 »

Les consultations répondent donc à deux finalités distinctes. Elles permettent tout d’abord de faire circuler le texte en permanence pour vérifier l’acceptabilité des nouveaux articles, tester les modifications, caler les ajustements et anticiper les éventuelles oppositions, qui se traduiraient par des amendements « sauvages » au cours du débat parlementaire168. Elles permettent également de mener un travail de négociation amont avec les fédérations patronales, identifiées comme le principal adversaire sur ce type de texte, pour être sûr que la loi passera sans trop d’encombre les débats parlementaires et sera bien votée.

« En fait, pour le projet de loi sur les risques, on a consulté deux types d’interlocuteurs : la FNSEA et le

MEDEF. Parce que c’étaient nos ennemis ! Donc il était nécessaire, non pas de les consulter mais de se concerter avec eux : qu’est ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas ? On leur a d’ailleurs un peu forcé la main, hein ! Le MEDEF, là, on n’a pas écouté tout ce qu’ils nous demandaient sinon il n’y aurait pas eu de loi. Il n’y aurait pas eu de loi169 ».

Les compromis résultent du savoir-faire relationnel des conseillers, des engagements et des contreparties avancées de part et d’autre afin d’assurer les bases d’un accord suffisamment solide pour

167 Entretien DPPR, décembre 2004.

168 L’amendement « sauvage », par définition non anticipé, est particulièrement redouté, pour sa capacité éventuelle à

dénaturer un projet de loi ou à le détourner de ses objectifs.

être maintenu jusqu’au vote, comme le décrit ce même conseiller, à propos du volet « risques naturels » de la loi :

« J’en reviens au monde agricole : ils nous ont imposé l’indemnisation. Pour le reste, moi je leur ai

imposé la sur-inondation et les servitudes. Et les bonnes pratiques agricoles. Et ça, si je n’avais pas bien négocié avec eux, on n’y serait pas arrivé. Ils nous ont juste demandé de rédiger un article sur les indemnités. Je crois qu’il y est d’ailleurs. C’est dans le texte. C’est dur de négocier la loi, hein ! Pourtant ça se négocie une loi. Si on veut qu’elle soit votée, il faut qu’on… Alors ils nous ont quand même dit qu’il y aurait du débat parlementaire. Ils ont dit : "on parlera pour le Journal Officiel". Comme ils disent. C’est en gros : "notre député va gueuler mais il votera ! Et les amendements, on les retirera au dernier moment, mais il faut qu’on puisse dire à notre base qu’on a lutté contre ce projet de loi scélérat". En réalité, on s’était mis d’accord. »

Même si le volet « risques technologiques » du projet de loi finalement présenté au Parlement début 2003 doit beaucoup au travail de la première équipe de rédacteurs, la contribution de la seconde a toutefois conduit à des changements significatifs. Le « fonds », les « objectifs » et les « priorités » du texte sont peut-être restés les mêmes, le contenu des articles a néanmoins évolué, modifiant la nature des instruments d’action publique ainsi créés. C’est le cas des CLIPRT qui, en devenant CLIC, prennent une forme finalement assez différente de celle présentée par L. Jospin dans son discours d’après-AZF.