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Le rapport de la commission d'enquête parlementaire : 90 pistes d’amélioration

Partie I — La mise en débat public des risques industriels

2. Les contributions aux débats : quelles mises en problème ?

2.3. Le rapport de la commission d'enquête parlementaire : 90 pistes d’amélioration

Si le rapport de P. Essig a été aussi mal accueilli, c’est aussi parce qu’il est systématiquement comparé au travail des députés de la commission d’enquête. Celui-ci est en effet d’une facture très différente. Présenté dans le courant du mois de janvier 2002 par le président de la commission d’enquête, F. Loos83, et son rapporteur, J.-Y. Le Déaut84, le rapport repose sur l’analyse des différents aspects de la prévention des risques industriels : techniques, assurantiels, juridiques et réglementaires. Sur chacun de ces domaines, des limites sont pointées et illustrées qui justifient les améliorations proposées (90 recommandations). Plus précis, plus détaillé, plus argumenté, le travail des députés porte également sur des aspects non couverts par le rapport Essig et incidemment, par l’avant-projet de loi85. Les rédacteurs s’en expliquent d’ailleurs dans la partie introductive :

« Parallèlement aux travaux de la commission d’enquête, le ministère de l’aménagement du territoire et

de l’environnement a préparé un avant-projet de loi sur la maîtrise des risques technologiques. Celui-ci, dans la version qui a été communiquée à la Commission, ouvre de nombreuses pistes de réflexion intéressantes, que la commission a analysées rapidement lorsqu’elles rejoignaient ses propres recommandations. La commission estime toutefois que le champ couvert par cet avant-projet de loi est trop restreint. Celui-ci concerne en effet presque exclusivement les questions liées à l’urbanisme, à l’information du public et aux modalités d’association des représentants des salariés à la prévention des risques. Ces thèmes sont bien évidemment d’une grande importance mais d’autres ne le sont pas moins et doivent être traités en détail. En tout état de cause, il ne serait pas supportable qu’une commission d’enquête parlementaire puisse traiter froidement des questions d’amélioration de la sûreté industrielle sans aborder les dramatiques questions de l’indemnisation des victimes d’accident et de la réparation des dégâts. La méthodologie de réalisation des études de danger est également un point que nous avons voulu analyser.86 »

Le travail de la commission d’enquête parlementaire s’appuie sur un ensemble d’auditions (individuelles ou sous forme de tables rondes) d’interlocuteurs variés, et sur des visites de sites industriels dans plusieurs régions de France. Cette procédure permet l’affichage des intérêts en

83 Député du Bas-Rhin depuis 1993, membre du Parti radical valoisien et de l’opposition, François Loos est polytechnicien et

ingénieur du corps des Mines. Il a notamment été conseiller technique auprès du ministre de la Recherche et de la Technologie (1984-1985), avant d’orienter sa carrière vers l’industrie chimique : directeur général adjoint de Thann Mulhouse (Rhône-Poulenc), puis secrétaire général de la recherche de Rhône-Poulenc (1987-1989), et enfin, directeur général du groupe Lohr SA.

84 Universitaire (professeur de biochimie), député socialiste de Meurthe et Moselle depuis 1986, Jean-Yves Le Déaut fait

partie de l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), qu'il a présidé à plusieurs reprises. Bien qu'il se présente avant tout comme un amateur d'orchidées, il est surtout l'auteur de nombreux rapports sur les enjeux scientifiques ou technologiques, sur des sujets comme les OGM (2005), les biotechnologies (2005) ou le nucléaire (1990, 1998).

85 Comme on le verra en deuxième partie, celui-ci est en cours de préparation au moment où la commission d’enquête rend

ses conclusions. Des versions provisoires du projet ont ainsi pu être communiquées aux députés.

présence : conçues pour favoriser l’expression de points de vue contrastés, les consultations de la commission d’enquête s’apparentent donc à un vaste tour de table permettant de dresser à la fois l’inventaire des problèmes posés par la prévention des risques industriels, d’identifier les points de fixation des débats et la cartographie des intérêts liés aux différentes questions faisant l’objet des discussions et des conflits les plus vifs87.

Dans l’ensemble, on relève que le rapport de la commission n’est pas particulièrement orienté par la nécessité d’un changement radical du rapport de la société à la question du risque industriel, priorité du rapport Essig. Les députés pointent simplement l’intérêt d’une « participation élargie », afin notamment d’améliorer l’efficacité des dispositifs de sûreté :

« L’instauration d’une démocratie exigeante dans la prévention des risques permettra de réaliser des

progrès significatifs dans la sûreté industrielle. Selon l’expression utilisée par un membre de CHSCT auditionné par votre commission, "il faut écouter tout le monde dans le domaine de la sûreté industrielle, car même les petites idées font grandir le niveau de prévention et de sécurité". Mais la difficulté de mise en place d’une démocratie de la prévention des risques ne doit pas être sous-estimée. Elle suppose des efforts dans de nombreuses directions, comme la mise au point d’une technique d’information, la création d’instances de concertation et la mobilisation de moyens afin de parvenir à rendre possible une autre condition essentielle d’une véritable démocratie de la prévention, à savoir le pluralisme de l’expertise.88 »

Il s’agit alors pour la commission de promouvoir ce pluralisme de l’expertise pour imposer aux spécialistes, dans une logique de progrès, le « regard neuf et candide des non-spécialistes ». Mais en aucun cas, il ne s’agit de contribuer à l’imposition d’une « culture du risque », ou d’une « culture de la sécurité », et encore moins de faire de la question du risque industriel « l’affaire de tous ». Au contraire, les députés cherchent surtout à établir les conditions d’une implication plus forte des exploitants industriels dans la gestion des risques qu’ils génèrent, au moyen notamment d’un perfectionnement et d’un ajustement des dispositions existantes. La ligne esquissée ici ne correspond donc pas, là non plus, à celle affichée dans la synthèse du débat national : alors que le rapport Essig entend faire du risque une affaire collective, y compris dans sa prise en charge financière, le rapport de la commission d’enquête met davantage l’accent sur la nécessité de responsabiliser les industriels en les incitant, par tous les moyens disponibles, à réduire les risques à la source.

Ces prises de position en marge des annonces gouvernementales se traduisent également par une lecture critique et contradictoire de l’avant-projet de loi, notamment sur les questions touchant à l’information et à la maîtrise de l'urbanisation. Ainsi la mise en œuvre des CLIRT est jugée problématique, « au regard du nombre de comités à créer, des moyens à dégager pour leur

fonctionnement et de la diversité des sites industriels susceptibles d’être concernés dont certains sont très isolés ou comptent très peu de salariés89 ». Soucieuse de ne pas « accumuler les dispositifs », la commission propose plus simplement de transformer et de renforcer les SPPPI existants pour les adapter aux exigences d’information, de concertation et de surveillance, sur la base d’un certain nombre de revendications portées par les associations et les organisations syndicales (cf. encadré 6). C’est également le cas des PPRT, dont l’instauration est considérée comme peu convaincante eu égard aux difficultés prévisibles de leur mise en œuvre, voire même contre-productive dans certains cas. Là

87 Ce que montre également Yannick Barthe, lorsqu’il décrit les activités de l’Office parlementaire d’évaluation des choix

scientifiques et technologiques (OPECST) de l’Assemblée nationale pour l’examen du problème des stockages de déchets radioactifs, avant la promulgation de la loi expérimentale du 30 décembre 1991. Cf. Barthe Y., Le pouvoir d'indécision : la

mise en politique des déchets nucléaires, Paris, Economica, 2006.

88 Loos, Le Déaut, 2002, p. 88. 89 Loos, Le Déaut, 2002, p. 93.

encore, la préférence de la commission va plutôt à un ajustement des dispositions existantes (généralisation des servitudes d’utilité publique prévues par le code de l’environnement90) qui s’accompagnerait de la création de dispositifs de financement ad hoc (fonds de prévention) contribuant à une responsabilisation accrue des exploitants et une incitation à réduire drastiquement les risques à la source, notamment dans les cas de figure majoritaires où industries et zones habitées sont fortement intriquées. Pour la commission, c’est essentiellement sur cet aspect de la gestion des risques que l’effort doit porter : « il est clair pour la commission que la priorité absolue est la réduction des

périmètres de dangers par les entreprises91 ».

Proposition n° 49 : Créer au moins un S3PRI (secrétariat permanent pour la prévention des pollutions et des risques industriels) dans chaque département.

Proposition n° 50 : Prévoir que chaque S3PRI est constitué de 5 collèges (exploitants, salariés, administrations, élus et associations).

Proposition n° 51 : Prévoir l’élection du président du S3PRI par l’ensemble des membres.

Proposition n° 52 : Organiser, en tant que de besoin, des commissions locales de sites au sein du S3PRI. Proposition n° 53 : Assurer le financement des S3PRI par les industriels, l’Etat et les collectivités locales.

Encadré 6 : propositions de la commission d’enquête parlementaire relatives à l’information

Par ces différentes propositions, les députés se situent clairement dans une logique d’amélioration, par la voie législative, des dispositifs et programmes d’action publique qu’il leur a été donné d’examiner. Si un certain nombre de leurs recommandations relève à l’évidence des « bonnes pratiques », d’autres appellent en revanche une modification du cadre législatif et réglementaire de la prévention des risques industriels. Le rapport de la commission d'enquête offre donc aux rédacteurs de la loi un ensemble de dispositions « prêtes à l’emploi » et d’options possibles pour engager le travail de réforme de la politique publique, finaliser le projet de loi (même si celui-ci est déjà à l’époque partiellement écrit) et préparer les débats parlementaires qui précéderont le vote du texte dans sa version définitive. De ce point de vue, les propositions soutenues par la commission d'enquête présentent l’avantage d’être d’une certaine manière « certifiées » par le législatif et dans le même temps, marquées du sceau de l’unanimité parlementaire. Car avant de figurer dans le rapport, elles ont d’abord été soumises à la discussion des membres de la commission et fait l’objet d’un consensus entre députés de la majorité et de l’opposition. Cela explique en particulier que le rapport connaît, après publication, une postérité plus grande que celle du rapport Essig et qu’un certain nombre de ses recommandations vont être utilement recyclées par la suite.

Au final, une analyse comparée des conclusions des deux rapports permet de mettre en évidence des oppositions presque terme à terme, comme le montre le tableau suivant :

90 Il s’agit en l’occurrence des servitudes d’utilité publiques, dites SUP, mentionnées par l’article L. 515-8 du code de

l’environnement qui ne concernent que les installations nouvelles établies sur des sites nouveaux. Permettant de limiter l’urbanisation dans le voisinage des installations à risque à la manière des dispositions de cette nature prévues par la loi du 22 juillet 1987, elles ouvrent également des possibilités d’indemnisation, à la charge de l’exploitant industriel, pour les riverains auxquels elle sont imposées. L’idée défendue par les députés de la commission est de généraliser ces servitudes à tous les établissements.

Propositions du rapport Essig Propositions du rapport Loos – Le Déaut Information • Création d’un nouvel instrument (CLIRT)

• Mode de circulation vertical (l’information s’apparente à de la communication) • La participation, l’information favorisent l’adhésion des non-spécialistes aux décisions des spécialistes (culture de sécurité)

• Renforcement des instruments existants (SPPPI) • Mode de circulation horizontal (l’information est produite dans et par le débat local)

• La participation, l’information comme gage d’une efficacité accrue des dispositifs de sûreté (pluralisme de l’expertise)

Maîtrise de l'urbanisation

• Création d’un nouvel instrument (PPRT) • Action sur l’habitat (délaissement, préemption, protection du bâti)

• Prise en charge collective (industriels, Etat et collectivités locales)

• Amélioration des instruments existants (SUP indemnisables) • Action sur l’activité industrielle (réduction des risques à la source)

• Responsabilisation financière des exploitants (garanties financières, fonds de prévention)

Analyse des risques

• Introduction des analyses probabilistes • Audit permanent par un organisme agréé

• Réserves sur l’approche probabiliste

• Evaluation pluraliste des risques, intégrant les non- spécialistes (salariés, syndicats,…)

Reste une dernière question : en quoi cette mise en débat des risques industriels et les deux rapports qui en sont issus orientent-ils le processus d’écriture de la loi ? Comme on le verra par la suite, l’effet n’est certainement pas mécanique : le projet de loi, tel qu’il va être mis en forme, ne découle pas entièrement du débat et des propositions qui en sont issues. Au vu de la mobilisation qu’il a suscité, on peut cependant dire que ce débat sur les risques industriels a été beaucoup plus qu’un simple « exutoire de parole », pour reprendre ici l’expression utilisée par Y. Cochet. Même si la consultation du « public » n’a pas été ce « moment démocratique » promis par le gouvernement au lendemain de la catastrophe, elle a néanmoins permis des rencontres et des temps de discussion au cours desquels des analyses, des argumentaires et des idées ont pu être formulées et échangées. Elle a également permis de rendre visible les principaux enjeux à l’ordre du jour de l’élaboration de la loi et par la même occasion, la cartographie des intérêts très divers dont les participants aux débats se font les porte- parole. Dès lors, chaque partie prenante a préparé, en connaissant le point de vue des autres participants, un argumentaire qui lui a permis à la fois de sélectionner et de hiérarchiser les propositions qu’elle entendait défendre. De plus, la différence d’appréciation entre les deux rapports produits au terme de ces débats a accrédité l’idée, pour les divers interlocuteurs en présence, que des arbitrages différents, plus ou moins favorables à leurs intérêts, pouvaient voir le jour, et qu’explorer des voies nouvelles (en sollicitant des parlementaires réceptifs et au fait du dossier plutôt que par la négociation avec l’administration, par exemple) pouvait s’avérer la bonne stratégie. Car après le temps initial du débat, l’écriture de la loi repose essentiellement sur le travail de l’administration, s’agissant de la mise en forme du projet de texte qui sera ensuite soumis pour examen aux parlementaires.