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Des grilles de lectures différentes au Sénat et à l’Assemblée nationale

Partie III — Le projet de loi à l’épreuve du processus parlementaire

6. L’organisation et la préparation des débats : traduire pour mieux mobiliser

6.3. Des grilles de lectures différentes au Sénat et à l’Assemblée nationale

Au cours de la navette parlementaire, le projet de loi Bachelot suscite au moins autant un clivage entre la majorité de droite et l’opposition de gauche, qu’une opposition entre le Sénat et l’Assemblée nationale.

Le travail des rapporteurs repose sur une mobilisation des parlementaires, afin de préparer le travail en commission puis le débat général. Il suppose notamment de vulgariser le contenu du projet de loi, selon une grille de lecture acceptable par les collègues. Dans la mesure où le niveau de connaissance en matière de risques n’étaient pas le même dans les deux assemblées, les deux rapporteurs ont procédé de façon assez différente. Au Sénat, la grille de lecture était clairement économico-politique. Pour Y. Détraigne, en matière de risque industriel, l’opposition se dessine entre les libéraux, favorables au développement industriel, et les « réglementaristes » qui l’entravent. Sa position tient dans une formule : « Il ne faudrait pas que la prévention du risque technologique devienne elle-même

215 Entretien cabinet de R. Bachelot, février 2005. 216 Entretien cabinet de R. Bachelot, février 2005.

source de risques pour notre économie et pour l’emploi217 ».

« Autrement, les collègues, parce qu’on n’est pas des techniciens (les élus au départ ne sont pas des

techniciens) vont réagir par rapport à la philosophie. C’est ce que je vous disais tout à l’heure, l’approche qui a été tout de suite la mienne, ça a été de dire : ne chargeons pas trop la barque des entreprises, mettons en place des choses réalistes, il y a des choses à faire, faisons-les, mais ne chargeons pas trop la barque des entreprises, ne les poussons pas à délocaliser… Là-dessus, les élus, il n’y a pas besoin de leur expliquer de long en large l’affaire, ils percutent tout de suite, soit ils sont très "encadrement", très "réglementation", très "contraintes", gnagnagna, soit ils ont effectivement une philosophie libérale et donc ils vont veiller à ce juste équilibre. C’est évidemment la philosophie de la majorité actuelle, mon approche de ce point de vue-là rejoignait celle de la majorité de la commission. (…)

L’approche qu’on a eu au Sénat par rapport au texte et de manière plus marquée qu’à l’Assemblée nationale, ça a été dans toute la mesure du possible d’essayer de concilier au mieux les dispositions nouvelles qu’il fallait introduire pour éviter, autant que faire ce peut, que se reproduise ce qui s’était passé à Toulouse, avec la nécessité pour les entreprises de pouvoir continuer à se développer, à s’installer dans notre pays et ne pas leur donner la tentation de dire : “j’ai tellement de contraintes en France que finalement je vais aller voir du côté des anciens pays de l’Est, si c’est pas plus simple de m’installer !” (…) Donc, c’était véritablement l’angle d’examen du dossier que je me suis donné, suivi en cela par la majorité de la commission des affaires économiques.218 »

A l’Assemblée nationale, le contexte de présentation du projet de loi est très différent. Tout d’abord parce que de nombreux parlementaires sont intéressés à la question des risques industriels, conséquence de la commission d’enquête parlementaire qui a eu lieu après AZF. Le texte s’avère donc mobilisateur pour les députés : le rapporteur, A. Venot, note avec satisfaction la présence d’intervenants « de bon niveau », dont deux anciens ministres de l’environnement, Y. Cochet et S. Royal, et des parlementaires actifs et assidus, notamment le rapporteur de la commission d’enquête parlementaire, J.-Y. Le Déaut. Dans ce contexte, les députés, quelle que soit leur affiliation partisane, s’inquiètent surtout de savoir si le projet de loi « répond aux attentes », c’est-à-dire s’il traduit les recommandations formulées par la commission.

« Et là, on voit qu’une grande partie des propositions du rapport, on les retrouve dans la loi. (…) C’était

quand même une certaine satisfaction de voir qu’un certain nombre de points qu’on avait indiqués s’y retrouvaient.219 »

Dès lors, à l’Assemblée, on se trouve en présence d’un texte dont la « mise en politique » est la prise en charge du problème par des instances politiques et ne conduit pas à une transformation du problème en un enjeu partisan, sans doute en raison du travail de la commission d’enquête parlementaire, qui a déjà permis le débat sur cet aspect du problème. Dès lors, on rejoint Y. Barthe pour qui « La "mise en politique" doit donc être comprise essentiellement comme l’entrée du problème dans un espace par définition politique – l’arène parlementaire – sans pour autant que cela se traduise par son inscription dans la logique compétitive de cet espace. En d’autres termes, nous sommes en face d’une forme particulière de politisation qui s’accompagne d’une opération de qualification du "politique" entendue comme un "sens des responsabilités" qui commande de dépasser les clivages partisans. Les débats parlementaires sont aussi l’occasion de valoriser une image de l’homme politique, celle d’un acteur capable de faire prévaloir l’intérêt général sur le calcul "politicien", la responsabilité à l’égard des

217 Sénat – Première lecture. Séance du 4 mars 2003. 218 Entretien avec Y. Détraigne, décembre 2004. 219 Entretien avec J.-Y. Le Déaut, juin 2005.

générations futures sur les arrangements à courte vue, la morale sur l’inconséquence220 ».

Pour le rapporteur de l’Assemblée nationale, A. Venot, l’enjeu ne se traduit pas en divergences politico-économiques entre libéraux et réglementaristes (« il faut avoir conscience qu’on fait la loi et

que la loi n’est pas simplement faite de politique politicienne ; elle est surtout faite pour améliorer la vie de nos concitoyens »), mais du nécessaire équilibre entre des intérêts contraires.

« Mais c’est un peu le clivage dont je vous parlais tout à l’heure : dans les régions directement

concernées où certains voient l’industrie, les établissements à risque, sous l’aspect du danger qu’elles représentent et d’autres, élus locaux, salariés de ces entreprises, les voient d’abord comme un gagne- pain. Et je pense que le Sénat a privilégié cette approche-là. Pas pour faire plaisir au MEDEF mais sans doute plus pour prendre en compte le poids économique de ces entreprises sur les territoires locaux. Je crois que c’est ça. (…) A mon sens, dans l’esprit du Sénat … en tout cas, c’est comme ça que je l’ai interprétée : éviter les délocalisations, que les entreprises ferment, qu’elles aillent s’installer ailleurs, dans d’autres pays. C’était le discours. Nous, nous avons plus parié sur un esprit de responsabilité des entrepreneurs.221 »

« Que faut-il privilégier ? la sécurité des personnes ? le contexte économique ? Et ça c’est un vrai débat.

Il y a presque un débat de société, là : l’équilibre entre la sécurité, la sécurité des personnes, l’environnement, le développement économique et l’activité économique.222 »

Dès lors, le député-rapporteur conçoit son rôle comme devant permettre l’établissement d’un cadre juridique adapté à l’émergence d’arbitrages et de compromis locaux. Les « besoins » ou « attentes » de la population, y compris dans ce qu’ils ont de contradictoire ou provisoire, doivent être entendus par ses représentants.

« Je suis assez régulièrement invité à des colloques ou à des conférences sur ce sujet et selon les

interlocuteurs, y compris les élus locaux, on a des positions qui peuvent être très contrastées, entre ceux qui trouvent que la loi n’est pas allée assez loin dans les obligations des entreprises et ceux qui trouvent qu’elle est allée trop loin. Et parmi ceux qui trouvent qu’elle est allée trop loin, il n’y a pas que les représentants du patronat. Il y a aussi des élus locaux, toutes tendances politiques confondues. (…) j’ai des exemples de débat dans le Nord où c’était des élus locaux ou même les représentants des habitants qui travaillaient dans ces entreprises Seveso qui disaient : "oui, mais attendez, nous c’est notre outil de travail, on habite près de notre usine, on n’a pas envie de déménager". Il y a presque un débat de société là : l’équilibre entre la sécurité, la sécurité des personnes, l’environnement, le développement économique et l’activité économique.223 »

Comme leur rapporteur, les députés de la majorité UMP soutiennent le projet défendu par le gouvernement. Les interventions, en commission puis en séance publique, soulignent en particulier le caractère innovant et volontariste du projet de loi, la pertinence et la justesse des réponses apportées aux attentes suscitées par la catastrophe d’AZF (en matière d’information, de transparence et de participation des citoyens notamment), ainsi que les efforts entrepris pour responsabiliser les industriels et renforcer la protection des salariés et riverains des sites à risque224. A l’occasion des travaux en commission et des débats, les députés UMP ont d’ailleurs tendance à rejeter l’approche libérale des sénateurs pour défendre une conception plus réglementariste de la prévention des risques, fondée sur la recherche d’un compromis entre l’approche économique et l’approche environnementale.

220 Barthe Y., Le pouvoir d’indécision : la mise en politique des déchets nucléaires, Paris, Economica, 2006, p. 335-336. 221 Entretien avec A. Venot, novembre 2004.

222 Entretien avec A. Venot, novembre 2004. 223 Entretien avec A. Venot, novembre 2004.

Les différences d’approche entre les deux assemblées relèvent également d’une concurrence latente entre les deux chambres, que chaque projet de loi réactive, et qui permet d’affirmer une identité propre225.

« Et puis il y a aussi une approche un petit peu différente entre un député et un sénateur, d’une manière

générale. Quand il se passe quelque chose, vous avez une attente sociale de la population. La population ne rentre pas dans les détails : "c’est inadmissible, vous vous rendez compte, il y avait des gens qui habitaient à quelques centaines de mètres de l’entreprise alors que ça pouvait exploser", machin... Alors le député qui est élu par toute la population, il a besoin de montrer : "attention, on a pris des mesures, machin, machin, etc." Nous, on regarde ça avec plus de recul parce que les sénateurs, on n’est pas tant des élus politiques que des représentants d’élus locaux qui ont des responsabilités, qui savent très bien comment ça se passe dans la réalité des choses.226 »

Dès lors, il n’est pas étonnant que le débat se déploie selon des logiques très différentes : pour le Sénat, il s’agit d’un texte « vert » dangereux pour l’économie du pays, alors qu’à l’Assemblée nationale, on salue un texte équilibré, conforme aux orientations fixées par le gouvernement en matière de sécurité et d’écologie et fidèle à des nombreuses conclusions de la commission d’enquête parlementaire. Ces oppositions restent indépassables jusqu’au bout du processus parlementaire, lors de la commission mixte paritaire227.