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La vie sous toutes ses formes est intimement liée à l'eau. En Mésopotamie, ce constat est aussi vrai qu'ailleurs. Mais l'accès à l'eau et les possibilités que celui-ci a créées pour les premières communautés humaines à s'être installées dans la région ont fait de la portion méridionale du territoire compris entre l'Euphrate et le Tigre le lieu de développement des premières cités et de l'écriture98. Le limon charrié par ces deux fleuves et la relative facilité avec laquelle un réseau

de canaux permettait de tirer du premier les ressources hydrauliques nécessaires à la mise en culture de vastes terres permirent non seulement le développement de l'agriculture mais surtout des rendements assez élevés pour permettre la production des surplus nécessaires à la différenciation et à la sophistication culturelle99. Il est cependant assez étrange que, dans toute

la Mésopotamie, ce soit la portion de la Babylonie contiguë à l'Euphrate qui se soit développée la première, créant ce que Robert Adams appela le « heartland of cities »100. En effet, si la

géographie physique de cette région a beaucoup évolué au cours des derniers millénaires, son climat n'a que peu varié. Sous l'action conjuguée des fleuves, qui ont par exemple repoussé la côte du golfe persique d'une centaine de kilomètres, et des travaux d'irrigation, qui ont renforcé la tendance naturelle des cours d'eau à changer de lit, le paysage de l'Irak actuel ne correspond plus tout à fait à celui de l'Akkad ou de l’Asōristān ancien101. Mais les précipitations s'abattant

sur la plaine s'étendant au sud de Bagdad sont et étaient, en moyenne, beaucoup trop faibles pour permettre l'agriculture, quand bien même elles sont concentrées pendant l'hiver, période de germination102. Ces pluies trop rares et le relief très plat contribuent à créer un environnement

naturel aride et prompt à l'érosion éolienne. Les sols sont par conséquent fins et gypseux, ne laissant aux plantes qu'un espace minimal et de rares nutriments pour développer leurs racines103. Le fleuve lui-même ne se prête pas particulièrement à la culture des champs.

Descendant paresseusement des montagnes d'Anatolie, il serpente, se répandant dans un bassin anastomotique de mille et un canaux naturels, avant de rejoindre l'Haur al-Hammar, lac marécageux et salé permanent, puis le Tigre et de se jeter dans le golfe Persique par le Chatt el- Arab104. Son volume, généré essentiellement par les pluies de sa portion anatolienne et l'arrivée

99 Probablement entre 10 et 15 pour 1, soit bien moins que les 300 pour 1 rapportés par HÉRODOTE, I, 193, 3.

POSTGATE J.N. et M. POWELL (éds), Bulletin of Sumerian Agriculture, Cambridge, vol. 9, p. 188-190.

100 ADAMS R. McC., Heartland of cities : surveys of ancient settlement and land use on the central floodplain of the

Euphrates, Chicago, 1981, p. 1-15; JURSA M., Aspects of the Economic History of Babylonia in the First Millenium BC, Münster, 2003, p. 316-467, en particulier 437-467.

101 LEES G.M. et N.L. FALCON, The Geographical History of the Mesopotamian Plains, dans Geographical

Journal, 118 (1952), 24-39. Même si cet article continue d'être cité, il est important de prendre conscience de ses

limites et des critiques dont il a été l'objet. Voir notamment LARSEN C., The Mesopotamian Delta Region: A

Reconsideration of Lees and Falcon, dans JAOS, 95, 1 (Jan-Mars 1975), p. 43-57 et SANLAVILLE P., Considérations sur l'évolution de la Basse-Mésopotamie aux derniers millénaires, dans Paléorient, 15-2 (1989),

p. 5-27.

102 Environ 115 mm par année : ADAMS R. McC., Op. cit., Chicago, 1981, p. 11-14.

103 POTTS D.T., Mesopotamian Civilization : the Material Foundations, Cambridge, 1997, p. 1-43.

104 Ibid., p. 28-30; JOANNÈS F., Euphrate, dans Dictionnaire de civilisation mésopotamienne, JOANNÈS F. (ss la

des rivières Sajour, Balikh et Khabur, est assez faible (710 m3/s à Hit, 60% de celui du Tigre, un tiers du Nil, un dixième du Danube), notamment du fait de l'évaporation provoquée par sa lenteur et le climat de son bassin d'écoulement105. Son caractère pluvio-nival et son faible

volume créent des problèmes importants pour l'irrigation, puisqu'il n'offre qu'assez peu d'eau durant les mois d'octobre-novembre-décembre, cruciaux pour le cycle agraire mésopotamien, alors que son niveau le plus élevé et donc le plus dangereux est atteint en avril, peu avant les moissons. Plus puissant (1210 m3/s à Bagdad) et permettant donc à la fois des transports plus rapides jusqu'au golfe et l'irrigation d'une surface beaucoup plus étendue, le Tigre, son voisin, semble offrir des possibilités beaucoup plus grandes. Les régions du Nord, plus arrosées et donc plus fertiles et grasses, permettent l’agriculture pluviale et apparaissent donc comme un emplacement plus propice à l'agriculture106.

La valeur et l'utilité de facteurs géographiques dépend cependant d'un ensemble d'autres éléments. La fertilité de la haute-Mésopotamie ne se concentre ainsi que sur des zones assez précises et restreintes, notamment la Djézireh. Sa topographie plus vallonnée et ses steppes réduisent l'espace disponible pour l'irrigation à des bandes d'une quinzaine de kilomètres de chaque côté des fleuves107. La puissance du Tigre cause quant à elle des problèmes

contrebalançant les avantages qu'elle offre. Si les distances le long de son cours sont plus rapidement franchies (d'autant plus que son lit est bien plus droit), la force de son débit rend la navigation à contre-courant plus coûteuse et interdit même celle-ci au-delà d'un point correspondant au début de la plaine alluviale et donc au site de Séleucie108 De régime pluvio-

105 POTTS D.T., Mesopotamian Civilization : the Material Foundations, Cambridge, 1997, p. 8-10.

106 Ce sont d'ailleurs dans ces régions que les premiers exemples d'agriculture mésopotamienne et de la révolution

néolithique ont été découverts, et non en Babylonie. Voir BELLWOOD P., First Farmers : The Origins of

Agricultural Communities, Londres, 2004, p. 115-137.

107 JAS R.M. (éd.), Rainfall and Agriculture in Northern Mesopotamia, Istanbul, 2000, p. 13-14.

108 La pente du Tigre s'infléchit énormément environ une centaine de kilomètres avant Bagdad, donc 135 kilomètres

avant Al-Madā'in. Si, dans les 150 kilomètres précédant, elle varie entre 0,35 et 1 mètre par kilomètre, elle passe à 0,1 mètre par kilomètre à ce point. Il faut cependant un certain temps au flot du fleuve pour ralentir suffisamment pour que la navigation soit possible. PASCHOUD F., Le Naarmalcha : à propos du tracé d'un canal en

Mésopotamie moyenne, dans Syria, 55, 3-4 (1978), p. 350-352. La navigation à la main et par halage est encore

possible au-delà de l'isthme jusqu'à Mossoul, mais seulement pour des radeaux et non plus pour des navires de marchandises. ROUGÉ J., La navigation intérieure dans le Proche Orient antique, dans L'homme et l'eau en

nival et souffrant donc lui aussi des mêmes inadéquations par rapport au calendrier agraire, sa tendance pluviale plus accentuée fait que ses crues sont à la fois plus imprévisibles et plus violentes109. Les relevés de la première moitié du XXe siècle montrent que le débit lors de la

plus forte crue du Tigre (1954) atteint 16000 m3/s, contre à peine 5200 m3/s pour l'Euphrate (1929). Il est donc beaucoup plus dangereux pour des sociétés aux moyens techniques limités. Ces débordements changèrent régulièrement son cours, événement capital pour le développement des villes le bordant et dont nous aurons l'occasion de souligner la portée sur l'histoire de Séleucie. Sa pente plus prononcée cause d'autre part l'écoulement plus rapide d'une quantité d'eau dès l'origine beaucoup plus abondante, créant un lit plus profond et donc plus difficile à percer et à exploiter que celui de son voisin, surélevé par rapport aux plaines environnantes de par la quantité de limon charrié par lui.110. Cette très faible déclivité du terrain

le long de l'Euphrate favorise finalement une certaine diffluence, créatrice d'un réseau naturel de canaux et facteur utile à l’élevage des ovidés et donc à l'alternance entre pastoralisme et agriculture nécessaire aux premiers temps de la sédentarité111. Le Tigre fut néanmoins utilisé

pour compléter la faiblesse du débit euphratique en hiver et les périodes néo-babyloniennes et achéménides virent même se développer les sites sis sur sa rive droite (sans pour autant que ceux-ci ne servent encore à des fins d'irrigation)112.

Dans les conditions des premiers millénaires de l'histoire urbaine de la Babylonie, sa portion occidentale se développa donc bien davantage que sa portion orientale. Des changements dans celles-ci (améliorations technologiques, nouvelles réalités commerciales et politiques) avaient cependant commencé, dès avant la conquête d'Alexandre, à créer un nouvel attrait pour le Tigre. La fondation de Séleucie, qui marque le transfert du centre de gravité de la région de l'Euphrate

109 CHRISTENSEN P., The Decline of Iranshahr: Irrigation and Environments in the History of the Middle East

500 B.C. to A.D. 1500, Copenhague, 1993, p. 49-50.

110 ADAMS R. McC., Op. cit.., Chicago, 1981, p. 6.

111 ADAMS R. McC., Land behind Baghdad. A history of settlement on the Diyala plains, Chicago, 1965, p. 4-12. 112 ADAMS R. McC., Op. cit.., Chicago, 1981, p. 7-8 et 58-61. Wolfgang Heimpel a montré que le Tigre était utilisé à Lagash au IIIe

millénaire à des fins d'irrigation. HEIMPEL W., Ein zweiter Schritt zur Rehabilitierung der Rolle des Tigris in Sumer, dans ZA, 80 (1990), p. 204-213 et HEIMPEL W., The natural history of the Tigris according to the Sumerian literary composition Lugal, dans JNES, 46 (1987), p. 309-317. Mais Lagash est très au sud de la Babylonie et le cours du fleuve y est beaucoup moins impétueux. Si cela illustre bien, comme le souhaitait Heimpel, que le flot du Tigre était assez fort pour permettre l'irrigation, ça ne change rien à la théorie d'Adams, reprise ici, selon laquelle ce fleuve constituait un danger terrible pour les sociétés antiques.

au Tigre, y est très certainement reliée. Un bref examen du fonctionnement du système d'irrigation antique permet de mieux apprécier les dangers et les perspectives amenés par cette révolution géographique et hydrologique.