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Après la révolte de 36-42, l’attention des auteurs de la tradition classique s’écarte à nouveau de Séleucie. Jusqu’à la fin du IIe siècle, celle-ci n’est plus mentionnée que dans le cadre des expéditions impériales romaines dans la région.

La première de celle-ci fut menée entre 114 et 117 par l’empereur Trajan. Prenant prétexte de nouvelles tensions quant au statut de l’Arménie, celui-ci se lança dans une campagne d’une ampleur jusque-là inégalée. Après s’être emparé de l’Arménie en 114 et de la Mésopotamie en 115, il descendit l’Euphrate et conquit Séleucie et sa voisine Ctésiphon en 116566. Dès l’année

suivante, les nouveaux territoires furent cependant secoués par une grande révolte. D’après Dion Cassius, celle-ci concerna notamment Nisibis, Édesse et Séleucie567. L’identification de cette

dernière est cependant problématique. Si George Rawlinson ou Alfred Von Gutschmid y ont vu Séleucie-sur-le-Tigre, Maximilian Streck a suggéré de manière convaincante qu’il s’agisse

566 Notre source principale sur cette campagne, Dion Cassius, ne mentionne que Ctésiphon. La conquête de Séleucie

par Trajan est cependant décrite par Eutrope et Orose. DION CASSIUS, 68, 17-30 (28 pour la conquête de Ctésiphon); EUTROPE, Breviarium, 8, 3, 1-2; OROSE, Historiae, 7, 12, 2. Voir aussi LIGHTFOOT C.S., Op.

cit., dans JRS, 80 (1990), p. 121-125; MILLAR F., Op. cit., Harvard, 1993, p. 99-111; EDWELL P., Op. cit.,

New York/Londres, 2008, p. 20-23.

plutôt de Zeugma ou d’une autre Séleucie de Mésopotamie568. En se basant sur la destruction

du grand édifice de Tell Umar durant le premier quart du IIe siècle et sur la présence de pila mêlées aux cendres du « temple A », Robert McDowell et Clark Hopkins ont soutenu les premiers569. Comme nous l’avons vu, les dégâts causés au théâtre de Séleucie-sur-le-Tigre n’ont

cependant pas été provoqués par un incendie. Quant aux pila du « temple A », elles pourraient avoir été laissées là par d’autres pillards que les soldats de Trajan.

Après la révolte, Trajan fut en effet forcé de retraiter et d’abandonner une partie de ses conquêtes. Son successeur Hadrien compléta l’évacuation de la Mésopotamie et de l’Arménie, en revenant au statu quo ante. Un demi-siècle plus tard, les hostilités reprirent cependant. Le roi arsacide Vologèse IV (149-191) s’attaqua à la Cappadoce et à la Syrie en 161. Après une série de succès, il fut cependant repoussé par les troupes d’Avidius Cassius jusqu’en Babylonie, où Séleucie et Ctésiphon furent conquises à nouveau en 165. Dans des circonstances troubles, Séleucie fut alors pillée et incendiée570. Accablés par la famine et la maladie, les légionnaires se retirèrent

cependant vers la Syrie.

L’état dans lequel ils laissèrent la cité est pourtant incertain. Selon Streck, cette conquête romaine et l’incendie qui l’aurait accompagné marquèrent la fin de l’histoire de Séleucie571. Il

appuie notamment cette idée sur le fait que la cité soit mentionnée comme abandonnée dans le

568 La répression semble en effet concerner la Mésopotamie plutôt que la Babylonie. Trajan est ainsi décrit comme

demeurant de sa personne à Ctésiphon afin d’éviter que le soulèvement ne se propage aux Parthes tandis que ses lieutenants sont envoyés mâter la révolte. Les deux cités dont l’identification est certaine, Édesse et Nisibis, sont situées en Mésopotamie. Or, Zeugma portait aussi le nom de Séleucie depuis qu’elle avait été renommée par Séleucos Ier. Voir STRECK M., Op. cit., p. 1169.

569 HOPKINS C., Op. cit., Ann Arbor, 1972, p. 122; McDOWELL R.H., Op. cit., dans Topography and

Architecture of Seleucia on the Tigris, HOPKINS C. (éd.), Ann Arbor, 1972, p. 161.

570 Dion Cassius mentionne l’incendie de Séleucie et du palais royal à Ctésiphon sans plus de détail. L’Histoire

Auguste précise cependant que Séleucie fut attaquée après avoir accueilli les légionnaires et en violation d’un

accord. L’écho du scandale provoqué par cet événement dut dans tous les cas être important puisqu’il servit à expliquer la diffusion de la peste antonine. Voir DION CASSIUS, 71, 2; Histoire Auguste, Vie de Verus, 8, 1, 2; AMMIEN MARCELLIN, 24, 6, 24; EUTROPE, Breviarium, 8, 10; ROSSIGNOL B., Le climat, la famine

et les guerres : éléments du contexte de la peste antonine, dans L’impatto della peste antonina, LO CASCIO E.

(éd.), Bari, 2012, p. 87-122.

récit de l’expédition de Septime Sévère (197-198) et n’apparaisse pas du tout dans celui de la campagne de Caracalla (216-217)572. Les résultats des fouilles archéologiques réfutent

cependant cette proposition. Des travaux furent ainsi menés sur le site des anciennes archives après 176. Les monnaies portant la Tychè séleucéenne furent quant à elles frappées jusqu’en 217/218 au moins. De toute évidence, la vie se poursuivit donc dans la cité pendant une cinquantaine d’années après le passage des soldats d’Avidius Cassius.

Un certain déclin, se manifestant à des moments différents selon les lieux, est toutefois observable dans les couches archéologiques correspondant au IIe siècle de l’histoire de Séleucie. Les habitations du bloc G6 devinrent une villa unique après 120. Celles installées sur l’ancien « bâtiment des archives » se réduisirent à une portion seulement de leur ancienne superficie, la moitié sud étant transformée en grande cour découverte après 176. À peu près au même moment, le théâtre de Tell Umar fut quant à lui progressivement abandonné et transformé en cimetière. Plutôt qu’à une fin brutale, Séleucie fut donc confronté à un lent dépérissement qui aboutit au début du IIIe siècle à une conclusion définitive.

Les causes de cette atrophie graduelle sont cependant difficiles à définir. Les expéditions romaines semblent avoir laissé plus de traces dans les textes des auteurs gréco-romains que sur les bâtiments de la ville. Deux autres éléments de réponse ont donc été suggérés : le premier fait de la longue révolte de Séleucie le point de départ de son déclin; le second insiste sur un changement dans le cours du Tigre à la fin du Ier siècle.

Quelle que soit l’interprétation qu’ils font des motivations de celle-ci, les historiens modernes s’entendent pour en faire l’un des points tournants de la relation entre le pouvoir royal arsacide et la cité573. Que ce soit par sa grécité ou par sa richesse qui la rendait capable de résister aux

572 DION CASSIUS, 76, 10-12; 79, 1.

573 VON GUTSCHMID A., Op. cit., Tübingen, 1888, p. 121-125; STRECK M., Seleukeia am Tigris, dans RE,

rois, cette dernière se serait montrée au cours de ces sept années trop dangereuse pour être maintenue telle quelle. Les rois arsacides auraient donc cherché à l’affaiblir, en favorisant d’autres villes à ses dépens. Ce serait notamment le cas de Ctésiphon, village pour Polybe devenu une ville pour Strabon, et même la capitale du royaume pour Pline l’Ancien, et de Vologésocerta/Vologésias574. Cette dernière, fondée à cinq kilomètres de Séleucie par Vologèse

Ier (51-78), neveu d’Artabanos II, ravit avec le temps au moins une partie des activités commerciales de sa voisine 575. Les signes de cette concurrence se seraient fait sentir

progressivement, expliquant qu’aucun à-coup généralisé n’apparaisse dans les ruines de la ville.

Séleucie semble pourtant au contraire avoir pu continuer à compter sur une certaine bienveillance royale. L’ampleur des travaux engagés après 121 dans le secteur du théâtre suggère ainsi une intervention royale. Quelques décennies plus tard, c’est aussi dans la cité que le roi Vologèse IV (129-140) fit amener la statue d’Héraclès/Verethragna célébrant sa victoire sur Mésène. Elle conserva d’autre part son atelier monétaire, lequel frappa des monnaies continuant à porter au revers la Tychè poliade et à utiliser le calendrier macédonien. Il aurait pourtant probablement été plus simple de priver la ville de cet instrument de prestige et d’enrichissement ou au moins de ces symboles d’une certaine autonomie que de lui susciter des rivales.

Il est d’autre part probable qu’une attitude à ce point malveillante qu’elle aurait provoqué la ruine progressive de la cité de la part du pouvoir royal aurait incité les autorités de la cité à accueillir avec complaisance les légionnaires romains. Or, aucune de nos sources ne suggère de prédisposition favorable de Séleucie à l’égard de ceux-ci. Elle n’est présentée que comme l’une

Studi in onore di E. Volterra, VOLTERRA E. (éd.), Milan, 1971, p. 761-762; McDOWELL R.H., Op. cit., dans Topography and Architecture of Seleucia on the Tigris, HOPKINS C. (éd.), Ann Arbor, 1972, p. 160;

OPPENHEIMER A., Babylonia Judaica in the Talmudic Period, Wiesbaden, 1983, p. 216-220; WOLSKI J.,

Op. cit., Leuven, 1993, p. 175; DABROWA E., Op. cit., dans Mesopotamia, 29 (1994), p. 94-95. Contra : LE

RIDER G., Op. cit., Florence, 1998, p. 90-92; WIESEHÖFER J., Op. cit., dans Urban Dreams and Realities in

Antiquity, KEMEZIS A. (éd.), Leiden, 2015, p. 339.

574 POLYBE, 5,45; STRABON, 16, 1, 16; PLINE L’ANCIEN, 6, 30, 122.

575 Les caravanes de Palmyre passèrent ainsi par Vologésias à partir du Ier siècle. CANTINEAU J., Inventaire des

des différentes conquêtes de Trajan et d’Avidius Cassius, sans qu’on puisse en rien la distinguer de ses voisines. L’Histoire Auguste mentionne certes qu’un accord aurait été trouvé entre la cité et les envahisseurs lors de l’expédition de 165. Mais celui-ci apparaît plutôt comme une simple reddition négociée que comme l’aboutissement d’une coopération active. Il n’empêcha pas dans tous les cas la mise à sac de la ville.

Plutôt qu’à la rancœur des rois, la fondation de Vologésocerta/Vologésias pourrait cependant être due à un changement fondamental dans la géographie de la région d’Al-Madā'in. Le Tigre avait toujours été source d’une prospérité extraordinaire mais fragile : le débit du fleuve permettait d’alimenter un réseau d’irrigation étendu mais menaçait en même temps de le ruiner par la violence de ses crues et de ses changements de lit. Puisque Séleucie-sur-le-Tigre ne se trouve désormais plus « sur-le-Tigre », un déplacement du fleuve au cours des deux derniers millénaires apparaît évident. La présence entre celui-ci et Tell Umar d’un marais installé sur un ancien cours d’eau marque même l’ancien lit. La date de ce mouvement hydrique est cependant incertaine. En se basant sur un passage de Pline l’Ancien, Jean-Maurice Fiey a suggéré que celui-ci aurait eu lieu dans le dernier quart du Ier siècle576. L’auteur romain, écrivant au plus

tard en 79, décrit en effet Ctésiphon comme séparée de Séleucie par trois miles (4,5 kilomètres)577. Or, le fleuve est beaucoup moins large que cela. Au Ier siècle, la première était

donc probablement assez éloignée de la rive orientale. Puisque les sources postérieures au IIIe siècle la situe pourtant sur celle-ci , le déplacement du fleuve eut assurément lieu entre 79 et ce siècle. La présence, entre le marais occupant l’ancien lit et le nouveau lit, des restes d’une cité identifiée comme Veh-Ardashīr et fondée vers 230, permet de préciser encore la datation : à ce moment-là, le fleuve s’était déjà déplacé de plusieurs kilomètres vers l’est, abandonnant Séleucie.

La proposition de Fiey permet d’expliquer sans avoir recours à des tensions culturelles ou politiques à la fois la croissance de Ctésiphon, le déclin de Séleucie et la fondation de Vologésias,

576 FIEY J.-M., Op. cit., dans Sumer, 23 (1967), p. 10. 577 PLINE L’ANCIEN, 6, 30, 122.

destinée à servir de port à celle-ci une fois le fleuve éloigné de ses quais. Elle n’en demeure pas moins audacieuse, puisqu’aucune de nos sources ne mentionne ce qui dut être une terrible catastrophe naturelle. Pourtant, étant donné l’état de notre documentation, cet argument in

abstentia ne nous semble pas très solide. En l’absence de nouvelles fouilles, la proposition de

Fiey doit donc être considérée au moins comme probable. C’est donc ce déplacement du fleuve, ajoutant ses effets à ceux de la concurrence des villes voisines et du sac de 165, que nous considérons responsable du déclin de Séleucie.