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En utilisant des termes comme « époque hellénistique » ou « Babylonie tardive », les historiens ancrent par leurs mots l’idée d’un tournant majeur dans l’histoire de la région amené par la conquête d’Alexandre le Grand en 330. Cette barrière linguistique établit que les changements liés à cette conquête auraient été d’une nature fondamentalement différente de ceux occasionnés par les mouvements de population et les changements de régimes antérieurs. Par l’influx de culture grecque qui l’aurait suivi, il aurait précipité la fin du Proche-Orient « ancien »207.

Séleucie semble l’exemple par excellence de cette césure.

Les sources littéraires ont, à l’instar de Tacite, souligné le caractère grec de la cité208. Plusieurs

documents épigraphiques vont dans le même sens. Lorsque la cité de Magnésie-du-Méandre décida d’obéir à l’injonction de sa déesse protectrice, Artémis Leucophryène (aux sourcils blancs), et d’organiser des jeux en son honneur, elle envoya une vingtaine d’ambassades aux cités du monde grec pour inviter les athlètes à y participer. Une inscription commémorant la reconnaissance de ces nouveaux jeux par Antiochos III, de retour de son anabase et résidant momentanément à Antioche-de-Perside, est parvenue jusqu’à nous209 . Elle mentionne

notamment les différentes cités ayant accepté de participer aux jeux et parmi elles, trônant à la place d’honneur, Séleucie-sur-le-Tigre.

207 Sur cette tendance et sur les critiques dont elle fait l’objet, voir REMPEL, J. et N. YOFFEE (éds), The End of

the Cycle ? Assessing the Impact of Hellenization on Mesopotamian Civilization, dans B. Böck (éd.), Munuscula Mesopotamia. Festschrift für Johannes Renger, Münster, 1999 p. 385-398.

208 TACITE, Annales, 6, 42. « Séleucie, cité puissante et fortifiée qui est restée attachée à son fondateur Séleucos

plutôt qu’à la corruption barbare, manifesta la plus grande adulation ». (Plurimum adulationis Seleucenses induere, civitas potens, saepta muris neque in barbarum corrupta

sed conditoris Seleuci retinens).

209 OGIS 233. Voir aussi THONEMANN P.J., Magnesia and the Greeks of Asia (I. Magnesia 16.16), dans GRBS,

Ce n’est d’ailleurs pas la seule mention de la participation de la cité au réseau des jeux et festivals du monde hellénistique. Des Séleucéens apparaissent ainsi régulièrement dans les listes de gagnants de concours agonistiques du pourtour égéen et d’Asie Mineure210. Leodamas fils

d’Antigonos est ainsi vainqueur du concours de lyre organisé par la ville de Cos au début du IIe siècle av. J.-C. alors qu’Asclépiodoros fils de Triballos remporta la course en armure des jeux Panathénaïques de 170 av. J.-C.211. Ces activités physiques sont à l’évidence dépositaires d’une

forte composante identitaire. Rappelons ainsi l’importance que revêtit dans la propagande argéade la participation supposée de l’ancêtre de Philippe et d’Alexandre, Alexandre Philhellenos (498-454 av. J.-C.), aux Jeux olympiques212 . Plus tard et à des milliers de

kilomètres de là, dans la Babylone du IIe siècle av. J.-C., ce sont toujours ceux qui s’enduisent d’huile qui sont désignés comme grecs213. Et le scribe d’ajouter : « comme ceux qui sont à

Séleucie-sur-le-Tigre-et-le-Canal-du-roi, la cité royale ».

En exposant un théâtre, une stoa et des tessons de poterie fortement inspirés des modèles grecs, les fouilles archéologiques menées de 1927 à 1936 puis de 1964 à 1989 ont semblé abonder dans le même sens214. Séleucie est donc généralement présentée comme une métropole grecque

en Asie par l’historiographie moderne215.

Il apparaît toutefois peu judicieux d’opposer ainsi villes et cultures. Cette logique masque en effet la pluralité de la réalité politique et tronque l’histoire de la région, dont Babylone n’est nullement l’unique représentante. Des Grecs vécurent ainsi en Babylonie longtemps avant l’arrivée d’Alexandre216. Les traditions locales ne se transformèrent quant à elles que lentement

210 Sur ces concours agonistiques: NEWBY Z., Greek Athletics in the Roman World, Oxford, 2005, p. 229-271.

VAN NIJF O., Athletics, Festivals and Greek Identity in the Roman East, dans Greek Athletics, KÖNIG J. (éd.), Édimbourg, 2010, p. 175-197.

211 GRAINGER J.D., A Seleukid Prosopography and Gazetteer, Leiden, 1997, p. 275 et 446.

212 ADAMS W.L., Other People Games : The Olympics, Macedonia and Greek Athletes, dans Journal of Sport

History, 30 (2003), p. 205-217.

213 Chronique de la communauté grecque (BCHP 14). 214 Voir note 60.

215 INVERNIZZI A., Séleucie du Tigre, métropole grecque d'Asie, dans O Ellinismos stin Anatoli : praktika

a'diethnous archaiologikou sunedriou, Delphoi 6-9 Noemvriou 1986, Athènes, 1991, p. 339-359;

MENEGAZZI R., Seleucia on the Tigris, a Greek City in Mesopotamia, dans Art et civilisations de l’Orient

hellénisé, LERICHE P. (éd.), Paris, 2014, p. 117-122.

et nullement de manière linéaire, comme l’illustre l’importance nouvelle prise par les représentants des sanctuaires sous la domination séleucide ou la poursuite de la tenue des carnets astronomiques. La fondation de Séleucie s’inscrit elle-même dans le « temps long » de l’évolution de la région. En Mésopotamie comme en Babylonie, l’histoire du second et du premier millénaire av. J.-C. se caractérise en effet par un transfert progressif du pouvoir depuis les rives de l’Euphrate vers celles du Tigre, accompagnant le lent développement de celles-ci217.

Ce phénomène s’était ainsi manifesté un millénaire avant la conquête d’Alexandre ou le règne de Séleucos par la fondation dans les environs du site d’Al-Madā'in de Dûr-Kurigalzu par la dynastie kassite218.

Un examen plus approfondi des résultats des fouilles archéologiques révèle lui aussi cette nature hétérogène. Le plan hippodamien qu’elles ont mis au jour était en effet divisé par des canaux le traversant d’ouest en est, selon la tradition babylonienne219. Les îlots ainsi formés suivaient des

mesures attiques (500 sur 250 pieds attiques, soit 144,7 m par 72,35 m), mais les briques des maisons séleucéennes étaient calculées en cubits babyloniens selon le système néo-babylonien de l’ammatu et avaient été fabriquées et assemblées selon la tradition de la région220. Dans un

premier temps, ces éléments disparates ont été mis au compte de contraintes géographiques ou de la présence d’éléments babyloniens issus de la colonisation forcée de la ville221 . Mais

l’existence d‘objets et de bâtiments témoignant simultanément de normes culturelles différentes incite à remettre en question ce modèle.

217 ADAMS R. Mc C., Op. cit., Chicago, 1981, p. 192-200.

218 Sur cette ville fondée à l’époque kassite au point où Euphrate et Tigre se rapprochent, voir KÜHNE H., ‘Aqar

Quf, dans Oxford Encyclopedia of Archaeology in the Ancient Near East, Vol. I, Oxford, 1997, p. 156-157.

219 GULLINI G., Op. cit., 1968-1969, p. 39-42.

220 Les briques en argile étaient carrées et liées par un mortier d’argile. Voir MESSINA V., Seleucia on the Tigris,

the New Babylon of Seleucid Mesopotamia, dans Megacities and Mega-sites, proceedings of the International Congress on the Archaeology of the Ancient Near East, ROGER M. et J. CURTIS (éds), Wiesbaden, 2012, p.

174-175.