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I.1 Accéder au terrain, une première approche des propriétés sociales du

I.1.1 Un terrain négocié de proche en proche

La toute première étape de la recherche, durant l’hiver 2004, a consisté à mener quelques entretiens auprès d’organisations patronales françaises pour se faire une idée de la place ménagée au bénévolat d’entreprise par ces organisations, et se familiariser avec les discours patronaux portant sur l’objet de recherche. Le choix des organisations patronales à rencontrer s’est fait à partir de leurs discours institutionnels : toutes celles ayant mené des études, rédigé des rapports, prononcé des discours sur la responsabilité sociale des entreprises et le développement durable, et a fortiori sur le mécénat, ont été contactées. Les deux organisations les plus importantes, l’une dans le domaine de la représentation syndicale patronale – le Medef-, l’autre dans le domaine du mécénat – l’Admical- , ont respectivement gardé le silence face à nos sollicitation et refusé de participer à la recherche. Ces refus tacites ou explicites ont permis de mesurer le peu de familiarité, ou les réticences, existant à l’époque entre ces organisations et les chercheurs en sciences sociales : le refus explicite a notamment porté sur un questionnaire que nous voulions distribuer lors d’une journée de formation organisée pour les associations cherchant des fonds, et notre interlocuteur a émis des doutes quant à l’intérêt d’une telle démarche, et de façon plus générale de notre intention d’étudier ce type de formations.

Il a été en revanche possible de rencontrer des membres d’organisations de taille ou de prestige plus modestes. Les entretiens ont été menés avec des élus et des salariés du Centre des Jeunes Dirigeants, de l’Institut de l’entreprise, d’Entreprise et Progrès, et du Centre des Jeunes Dirigeants de l’Economie Sociale. Ces quatre organisations, au sujet desquelles il n’est pas ici question de se concentrer, se caractérisent par un intérêt certain, et parfois exclusif, aux questions de Responsabilité Sociale de l’Entreprise. Pour l’ensemble de ces 4 enquêtés, le mécénat d’entreprise s’intégrait dans les politiques de RSE, mais n’en constituait pas un sujet prioritaire. Quant au bénévolat d’entreprise, il était assimilé par les enquêtés à une forme de management participatif, à l’image des consultations du personnel sur la politique sociale interne des entreprises. Ainsi, ces enquêtés spécialistes de la RSE ont-ils attribué au bénévolat d’entreprise une place secondaire mais stratégique au sein des politiques de RSE des entreprises. Cette approche de notre objet par les organisations patronales a été complétée par un colloque organisé par le quotidien Les Echos, qui réunissait des chefs d’entreprise de plusieurs

pays, des syndicalistes, des représentants patronaux et portait sur le thème de la responsabilité sociale des entreprises. Elle a permis d’entendre le discours de Jacques Rigaud, fondateur de l’Admical, et de voir comment il présentait le mécénat à cet auditoire sensibilisé aux questions d’éthique et de développement durable. Ce colloque a confirmé qu’un auditoire sensibilisé aux thèmes de responsabilité sociale ou de citoyenneté de l’entreprise n’était pas pour autant très au fait de l’actualité du mécénat, et que l’image d’un mécénat d’entreprise demeurant la chasse gardée des dirigeants était encore très prégnante. Cette conférence a également permis de mesurer les rôles et identités respectifs de l’Admical et de l’Institut du Mécénat de Solidarité (IMS), la deuxième organisation de promotion du mécénat française. L’Admical était lors de cette conférence le porte-parole des entreprises mécènes. L’IMS était présent lors de cette conférence, mais comme prestataire de service : ses salariés tenaient un stand à la sortie de l’auditorium, et présentaient le mécénat de solidarité comme un moyen parmi d’autres d’impliquer les salariés dans la vie de l’entreprise et dans ses démarches « socialement responsables ». L’accent était largement mis sur l’aspect managérial du mécénat, comme modalité d’un management modernisé.

Cette phase d’enquête a également permis de rencontrer un salarié de l’IMS et d’assister à un débat, organisé conjointement par l’IMS et l’Admical, portant sur l’implication des salariés dans le mécénat d’entreprise.

Habitué à travailler avec des étudiants en gestion, en gestion des ressources humaines ou en communication, et lui-même étant un professionnel de la communication d’entreprise, le salarié de l’IMS a manifesté une très grande méfiance face au principe d’une enquête sociologique et a refusé de répondre aux questions ne portant pas directement sur « l’objet mécénat », notamment celles portant sur le fonctionnement de son organisation et sur les services proposés à ses membres. Cet enquêté avait été contacté par courrier électronique, à partir du site internet de l’IMS. L’IMS ayant été créé par Claude Bébéar et étant largement financé par Axa, entreprise que nous voulions étudier pour son rôle de « pionnier » dans les politiques de bénévolat d’entreprise – rôle dont nous avions eu rapidement connaissance après un bref tour d’horizon de la documentation émise par l’Admical et l’IMS – nous abordions cet entretien avec le sentiment d’entrer véritablement sur le terrain. L’entretien s’est présenté comme une véritable profession de foi au sujet du mécénat, présenté comme

une pratique fédératrice, socialement utile et devant être développée. L’aspect stratégique du mécénat a été constamment souligné par l’enquêté, tout comme l’importance de l’implication des salariés dans sa définition. Cependant, à la fin de l’entretien, une fois le magnétophone coupé, ce salarié s’est enquis de l’opinion personnelle du chercheur sur le sujet. Conscient de notre statut de novice sur le terrain, et des répercussions possibles d’une « mauvaise réponse » - étant donné la proximité existant entre l’IMS et Axa -, notre réponse était restée très évasive. Le salarié déclara alors :

- Vous savez, maintenant, je peux vous le dire, moi je pense que tout ça, ça peut être dangereux…

-C’est-à-dire ?

- Eh bien je pense que c’est bien que les entreprises s’occupent des problèmes sociaux, mais c’est un problème si elles décident de ce qui est bon ou non pour la société…

-…

-Oui, vous voyez, si les entreprises s’occupent de l’intérêt général, eh bien qui décide ? ce sont les PDG ou les actionnaires… et croyez moi, ils sont pas faits pour décider de l’intérêt général… quand on y pense, ça fait quand même un peu peur…

Ce premier entretien dans le monde du mécénat d’entreprise français fut donc un moyen efficace d’être par la suite vigilant quant aux phénomènes de « langue de bois » et de discours institutionnels. Par ailleurs, les imbrications fortes entre Axa et l’IMS laissaient d’ores et déjà entrevoir l’existence d’une imbrication importante entre entreprises mécènes et organismes de promotion du mécénat d’entreprise.

Une autre occasion nous fut donnée durant ces premiers mois de recherche de prendre la mesure de l’importance de la collégialité, et du « discours officiel », existant autour du bénévolat d’entreprise. Le petit déjeuner IMS-Admical, qui a eu lieu début juin 2004 à la Caisse des Dépôts et Consignations, était organisé pour permettre aux mécènes confirmés, récents et en devenir de parler de leurs expériences autour du thème « associer les salariés au programme de mécénat de leur entreprise : évolution des pratiques et facteurs-clés de succès ». La tribune était composée de représentants mécènes « modèles » en matière d’implication des salariés dans le mécénat d’entreprise – le Club Med, Vinci, Pinault-Printemps-Redoute (PPR), Altran- , des dirigeants de l’IMS et de l’Admical, et d’un représentant de Business In The Community (BITC), une

organisation de promotion du mécénat d’entreprise en Grande-Bretagne. A cette occasion, il nous fut possible de mesurer l’image des deux entreprises que nous étions en train d’étudier : Pinault-Printemps-Redoute (PPR) était représenté à la tribune, et Axa était citée par tous les intervenants comme un modèle ou un pionnier en la matière. La structure de mécénat de PPR, Solidarcité, a été citée en tant que nouvelle structure tout à fait conforme aux évolutions en cours, avec une implication des salariés comme bénévoles et comme « porteurs » de projets caritatifs – c’est-à-dire que des salariés demandent au service de mécénat de leur entreprise des fonds pour un projet associatif auquel ils participent –, et des thématiques liées à la solidarité. Le rôle stratégique de l’implication des salariés dans les opérations de mécénat a été amplement souligné, et l’optimisation des retombées du mécénat en termes de cohésion du personnel a été l’un des principaux sujets de discussion. La participation à cette conférence fut un moyen très efficace de récolter une liste des présents, d’analyser l’état des représentations à l’œuvre dans le monde du mécénat d’entreprise français – tant au sujet des positions respectives des différents mécènes que des évolutions plébiscitées dans la manière de construire et de mener une politique de mécénat51 -, et de prendre une première mesure de l’existence de réseaux de mécènes rassemblant un nombre conséquent de participants. Enfin, ce petit-déjeuner était une façon pour l’Admical de diffuser un petit livre intitulé Le mécénat de compétences, une forme innovante de partenariat entre

salariés, entreprises et associations, publié un an auparavant avec le soutien de la DIES

(délégation interministérielle à l’innovation sociale et à l’économie sociale). Cette publication confortait l’impression que nous avions eu lors de nos premiers entretiens d’une présence discrète mais certaines des pouvoirs publics français dans l’évolution des politiques de mécénat d’entreprise. L’adoption de mesures fiscales encourageant le mécénat, et la présence de la Caisse des Dépôts et Consignations au cœur de cette manifestation de promotion du bénévolat d’entreprise en étaient d’autres illustrations.

Parallèlement à cette première étape de recherche, nous cherchions à obtenir des entretiens au sein d’entreprises mécènes, et particulièrement au sein d’Axa et de PPR. Le père d’un ami fut notre clé d’accès à Axa. Cadre supérieur, polytechnicien, ancien dirigeant d’une grande entreprise d’assurance, le carnet d’adresse professionnel et

amical de Michel52 comprenait nombre de dirigeants d’entreprise. En outre, la compagnie d’assurance au sein de laquelle il avait effectué une grande partie de sa carrière avait été rachetée par Axa. Si Michel avait été licencié après le rachat de sa société par Axa, il n’en manifestait pas moins une forme de loyauté et de respect pour la direction de cette entreprise, et les conditions très favorables de son départ ne lui avaient laissé que très peu d’amertume. Il avait ainsi gardé des contacts étroits avec certains cadres dirigeants de l’entreprise. Il fut donc possible de rencontrer dans un premier temps le jeune cadre supérieur chargé du mécénat et du sponsoring pour l’ensemble du groupe, suite à un coup de fil de Michel à un ancien collègue travaillant au sein du service de communication du groupe. Ce premier entretien, essentiellement informatif et ayant permis d’avoir une première idée de la nature et de l’ampleur du mécénat d’Axa, donna lieu à d’autres entretiens avec des salariés en charge de la structure de bénévolat d’entreprise, baptisée Axa Atout Cœur. Par la suite, il fut possible de participer à deux journées de bénévolat, à l’occasion du Sidaction, auquel l’entreprise avait prêté des plateaux téléphoniques, sur lesquels des salariés- bénévoles s’étaient rendus pour récolter des promesses de don. Cette journée fut l’occasion de prendre quelques contacts avec des salariés- bénévoles, et d’avoir un accès au terrain plus largement ouvert.

Nous avions en outre mobilisé des « pistes syndicales » pour récolter des informations sur notre objet. La piste syndicale avait été notamment motivée par l’histoire de Vigéo, agence de notation sociale créée en 2002 : cette agence avait été créée et était présidée par Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT. Nous avions donc pensé, sans plus d’investigation, que peut-être la CFDT avait au sein de ses permanents des salariés en charge des questions de responsabilité sociale. En outre, il avait été possible de joindre facilement, par l’intermédiaire de contacts noués entre notre laboratoire et plusieurs organisations syndicales, une responsable confédérale de la CFDT, qui nous avait donné les coordonnées d’un collègue, lui-même nous ayant renvoyé à un ancien militant, devenu responsable du mécénat de PPR, en nous disant d’ « aller le voir, il fait des choses intéressantes ». Ce contact accéléra le choix de cette entreprise comme deuxième terrain de recherche pour le mémoire de DEA. En plus de ce contact, nous avions également obtenu les coordonnées de militants CFDT au sein

52 Le prénom a été changé

d’Axa. Enfin, des connections personnelles nous avaient permis de prendre contact avec des militants syndicaux d’autres organisations syndicales au sein d’Axa.

Par la suite, le terrain de recherche mené au sein de PPR se déroula sensiblement de la même façon que celui mené chez Axa : de proche en proche, il nous fut possible de rencontrer des salariés-bénévoles et de participer ou d’assister à des activités bénévoles. Nous avions donc accès, pour cette première phase de la recherche, à deux entreprises dont les politiques de bénévolat d’entreprise étaient à deux stades différents : celle d’Axa avait près de 10 ans d’ancienneté, celle de PPR était en pleine construction, le service de mécénat n’ayant qu’une année d’existence.

Puis, une fois le DEA terminé et le travail de thèse lancé, l’étude s’est élargie à d’autres entreprises françaises, ainsi qu’à des associations recevant des bénévoles d’entreprise et à certains fonctionnaires. Ainsi, la ville de Paris subventionnant la plupart des associations étudiées, un entretien a été sollicité, grâce au carnet d’adresse des anciens de Sciences-Po, parmi ses services d’action sociale afin de savoir comment était perçu l’octroi de fonds et de bénévoles d’entreprise. En outre, un partenariat entre Pinault Printemps Redoute, le ministère de l’Education Nationale et la fondation d’Auteuil, qui visait l’attribution de bourses de scolarité de tutorat par des salariés bénévoles à des élèves internes, a été particulièrement étudié. Dans ce cadre, un fonctionnaire du ministère a accepté un entretien, suite à une prise de contact syndicale. Enfin, un autre fonctionnaire de ce ministère a été sollicité pour parler des partenariats entre l’Education Nationale et les entreprises dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Nous avions pu contacter cet enquêté suite à des entretiens menés avec le responsable du mécénat d’une entreprise ayant un partenariat avec l’Education Nationale. Les associations étudiées ont été choisies parce qu’elles travaillaient avec des entreprises étudiées. Les contacts ont été établis sans passer par les enquêtés rencontrés dans les entreprises. En effet, nous craignions que les salariés associatifs nous assimilent à leurs mécènes, et hésitent de ce fait à nous décrire précisément les modalités de leurs partenariats. Nous avons donc contacté les salariés associatifs soit par le biais des sites internet des fondations, soit, formule plus efficace, en nouant des contacts lors des manifestations de promotion du bénévolat d’entreprise, ou des activités de bénévolat d’entreprise auxquelles nous participions.

Quant aux entreprises, elles ont été contactées sur la base de leur participation aux groupes de travail sur le bénévolat de l’Institut du Mécénat de Solidarité, l’un des deux organes de promotion du mécénat en France avec l’Admical. Ces deux organisations organisent régulièrement des conférences, publiques ou réservées à leurs membres, au sujet du mécénat d’entreprise en général, et du bénévolat d’entreprise en particulier. A l’occasion de ces manifestations, comme celle de juin 2004 évoquée précédemment, il était aisé de repérer quelles étaient les entreprises présentes. Parfois, des listes de présence avec coordonnées étaient distribuées, ce qui facilitait notre tâche. L’échange de cartes de visite fut un moyen efficace de recontacter certaines personnes. Enfin, quelques entretiens furent obtenus suite à l’envoi de courriers électroniques dans lesquels nous sollicitions un entretien, en soulignant notre participation aux manifestations évoquées précédemment. Suite à chaque entretien mené avec un responsable du mécénat, nous demandions à rencontrer des salariés-bénévoles et à participer aux activités bénévoles, lorsque celles-ci étaient collectives.

Enfin, le terrain américain s’est construit sur la base de contacts établis en France dans des entreprises américaines ou ayant une branche aux Etats-Unis, puis essentiellement à partir de recommandations de la part des premiers enquêtés américains, ainsi qu’à partir de contacts établis par le réseau d’élèves de MBA de la Columbia Business School, qui a accueilli cette recherche durant 8 mois. Des recommandations ont été sollicitées auprès de ces différents acteurs pour contacter des entreprises dont les programmes de bénévolat d’entreprise avaient été repérés grâce à des associations professionnelles, ou à des partenariats établis avec des nonprofit

organizations étudiées. Les entretiens au sein de ces nonprofit organizations ont été

négociés parce qu’elles accueillaient des bénévoles d’entreprises étudiées précédemment.

Ainsi, dans les deux pays, les différentes organisations ont été contactées notamment parce qu’elles étaient liées par des partenariats ou des appartenances communes à des groupes professionnels. Au-delà des avantages pratiques de ce choix dans l’accès au terrain, dus à l’efficacité des mécanismes de recommandations, cet environnement d’interconnaissance a permis de recouper de nombreuses informations et d’acquérir une connaissance du terrain en adéquation avec l’analyse de l’objet comme une pratique caractéristique de l’évolution d’un monde social dans son ensemble.

I.1.2

Entre sociologie et Business School : la mobilisation