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Entre sociologie et Business School : la mobilisation d’appartenances

I.1 Accéder au terrain, une première approche des propriétés sociales du

I.1.2 Entre sociologie et Business School : la mobilisation d’appartenances

Au fil de la recherche, nous avons pu également mesurer quelles étaient les identités sociales à notre portée qui s’avéraient les plus précieuses pour accéder à tel ou tel type d’enquêté. Les réticences rencontrées dans les entreprises françaises devant notre inscription disciplinaire en sociologie se sont notamment manifestées dès les premiers entretiens. Le responsable du mécénat d’une des deux entreprises étudiées en DEA nous a déclaré, après avoir précédemment expliqué qu’il avait embauché comme collaboratrice une jeune diplômée d’école de commerce ayant fait son mémoire de fin d’étude sur la communication autour du mécénat :

Vous comprenez, vous venez ici et ensuite, rien. Vous venez ici comme dans un zoo, vous n’avez jamais travaillé dans une entreprise, vous venez voir, vous écrivez, et puis rien. On peut jamais lire ce que vous écrivez. Je trouve ça dommage. C’est nous prendre pour des imbéciles. Pour des bêtes de foire.

L’écart supposé entre recherche sociologique et réalité sociale nous a ainsi été renvoyé régulièrement comme miroir de notre présence sur le terrain. Lors d’un Sidaction, durant lequel nous étions bénévole parmi plusieurs dizaines de salariés- bénévoles sur un plateau d’accueil, pour recueillir les promesses de don, un salarié du service de mécénat de l’entreprise concernée nous apostropha de la sorte : « Ah, tiens, voilà notre intellectuelle de service ! ». Sa réaction s’expliquait en grande partie par la déconvenue qu’il avait éprouvée en lisant le rapport de recherche que nous lui avions envoyé suite au mémoire de DEA – expérience malheureuse de restitution que nous relatons un peu plus loin-. La veille, l’un des directeurs généraux de l’entreprise, venu manifester son soutien au bénévolat d’entreprise en ce samedi après-midi, auquel une salariée-bénévole nous avait présentée, nous prit ainsi à partie en racontant une expérience malheureuse avec un thésard en convention CIFRE qui s’était montré incapable d’apporter la moindre « solution opérationnelle », « comme tous ces intellectuels déconnectés de la réalité ». Notre inscription dans un cadre universitaire français en sciences sociales est de fait apparue tout au long de l’enquête comme une bonne raison pour une grande partie de nos enquêtés, formés dans des écoles de

commerce ou d’ingénieur, d’invalider par avance les conclusions que nous pourrions tirer.

Afin d’obtenir un financement pour effectuer notre terrain de recherche outre- Atlantique, nous avions dû trouver une affiliation universitaire à New York. Les

business schools s’étaient révélées plus intéressées par notre recherche que les

départements de sociologie, notamment lorsque ces écoles disposaient d’un programme lié à la responsabilité sociale des entreprises ou au secteur non lucratif. Il nous est apparu que nombre de sociologues travaillant sur le monde de l’entreprise et les organisations exerçaient dans des business schools, plutôt que dans des départements de sociologie ou de sciences sociales. Nous avons donc finalement obtenu un statut de

visiting scholar au sein du Social Enterprise Program de la Business School de

Columbia University, à New York. Cette position académique nous a permis d’assister à plusieurs conférences traitant d’entrepreneuriat social, de responsabilité sociale de l’entreprise, de commerce équitable, de micro-crédit, autant de domaines auxquels se destinaient les étudiants faisant partie du programme. Nous avons également assisté à un cours destiné à apprendre aux étudiants comment être des administrateurs efficaces dans des conseils d’administration (boards) d’organisations non lucratives. L’objet du

Social Enterprise Program était à la fois de promouvoir une version plus sociale du

métier de manager que celle en vigueur dans le milieu de la finance, employeur favori des diplômés de cette école, et de porter et diffuser l’idée d’entreprise sociale en général. Si le mécénat d’entreprise n’était pas au cœur des enseignements proposés et des carrières ouvertes aux diplômés, il en constituait un visage assez connu dans le contexte américain. Notre recherche intéressait le directeur du programme à double titre : d’un point de vue institutionnel, pour avoir un écho sur l’état du mécénat d’entreprise en France ; d’un point de vue personnel, l’accueil d’une sociologue française étant susceptible de produire un regard neuf et un peu plus subversif que les productions habituelles de l’école – ce qui n’était pour déplaire à ce professeur de sciences politiques engagé à la gauche de l’échiquier politique dans sa jeunesse, et reconverti dans l’enseignement de l’économie politique pour futurs cadres dirigeants pour des questions matérielles. Il a donc été possible à la fois de bénéficier de la carte de visite liée à l’appartenance à l’une des business schools les plus prestigieuse du pays, et de profiter d’une liberté totale quant à la nature de nos recherches. Le carnet d’adresse

des étudiants du Social Enterprise Program, des enseignants du programme, et des anciens élèves nous a été en grande partie ouvert. En outre, la simple mention de notre inscription à la Business School et de notre statut de boursier Fulbright53 nous a ouvert les quelques portes auxquelles nous n’avions pas accès par ailleurs. Enfin, il est apparu à plusieurs reprises lors des entretiens que notre statut d’étrangère attisait la curiosité de nos interlocuteurs, les flattait, mais également les rendait plus pédagogues à notre égard. La volonté de promouvoir la corporate philanthropy américaine et l’implication caritative des Américains était très présente lors des entretiens, et à plusieurs reprises nos interlocuteurs se sont bien assurés que nous allions « raconter », une fois revenue en France, notre rêve américain. « So you’ll be able to tell them, in France, how it’s like

here. We manage to do a great deal of things »54, nous a déclaré Susan Green, cadre supérieur à la tête d’une partie des actions de bénévolat d’entreprise d’une grande entreprise de cosmétiques, rencontrée par l’intermédiaire d’un ami ayant été bénévole avec elle dans un foyer d’aide aux sans-abris.

53 Une bourse Fulbright nous a été allouée par la Commission franco-américaine pour financer la partie américaine du travail de terrain.

54 « Vous serez capable de leur raconter, là-bas en France, comment ça se passe ici. On arrive à faire vraiment pas mal de choses ».