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I.2 Un maintien inégal et fragile sur le terrain

I.2.3 Les aléas de la restitution et de l’anonymisation

Une première expérience relativement malheureuse de restitution nous a incitée à revoir nos choix d’anonymisation.

Lors de la première recherche menée en DEA, nous avions pris le parti d’anonymiser organisations et individus, en partie par souci de protéger les salariés, en partie pour ne pas prendre le risque de nous fermer l’accès au terrain pour la suite de la recherche. Une fois le mémoire de DEA achevé, alors que nous recontactions l’un des deux entreprises sur lesquelles nous avions travaillé et nous souhaitions continuer la recherche, l’un des salariés en charge du mécénat nous demande de lire les résultats de notre première recherche. Afin de ne pas contrarier ce lecteur avec des conclusions trop critiques quant à la sincérité des politiques de mécénat – et ainsi de conserver un accès au terrain -, nous avons envoyé à notre enquêté une version réduite du mémoire. Dans cette version, nous avions conservé l’anonymisation des organisations et des individus, et nous avions enlevé les passages les plus théoriques et les plus critiques (comme ceux concernant les formes de culte du chef entretenues à l’égard du fondateur de l’une des entreprises, ou ceux analysant les positions syndicales ou le maintien des hiérarchies professionnelles lors des activités bénévoles). Nous avions ainsi pris soin de ne pas donner à lire trop de compte-rendus d’observation, par exemple, afin de ne pas mettre l’accent sur notre rôle d’observateur critique lors des activités de bénévolat. Nous avons également envoyé cette version aux responsables du mécénat de l’autre entreprise étudiée. N’ayant pas de nouvelles de nos lecteurs potentiels, nous les avons donc recontactés un mois après l’envoi du rapport pour prendre de nouveaux rendez-vous.

Le responsable du mécénat qui n’avait pas sollicité l’envoi du mémoire déclara alors qu’il n’avait pas lu le rapport, qu’il ne le lirait pas, mais qu’il était d’accord pour que nous continuions à mener des entretiens avec des salariés et à participer à certaines activités bénévoles. Cette première réaction était d’autant plus surprenante que ce responsable était celui qui établi le parallèle évoqué précédemment entre le rapport du sociologue à son terrain et celui d’un visiteur à un zoo. Il est apparu alors que le fait d’avoir remis un rapport de recherche primait sur le contenu du rapport. La restitution

remplissait ici un rôle symbolique, une forme de contre- don. Il convient de souligner que cet enquêté présente un profil atypique dans le monde de la grande entreprise : ancien travailleur social, fortement politisé à gauche de l’échiquier politique, il tutoie d’emblée ses interlocuteurs quels qu’ils soient et utilise un registre de langue familier. Parmi les cadres supérieurs de son entreprise, il fait donc figure d’original, et se préoccupe peu des enjeux de relations publiques du mécénat. Il s’intéresse plus à la mise en place des programmes et à leur suivi, une collaboratrice s’occupant de toute la communication interne et externe autour du mécénat.

A l’inverse, dans l’autre entreprise étudiée, le responsable du mécénat est un cadre issu de l’entreprise, dans laquelle il a fait toute sa carrière et où il a occupé le rang de directeur technique. Il est chargé de rencontrer les journalistes, d’être le visage public du mécénat aux côtés du PDG de l’entreprise. Ses collaborateurs sont également tous issus de l’entreprise, et tous sont très attentifs à la façon dont le bénévolat d’entreprise est perçu par la direction, les salariés et le public. La conversation téléphonique que nous avons eu avec le chargé de mission qui nous avait demandé le rapport de recherche a ainsi permis de prendre la mesure des malentendus créés par la présence du chercheur sur le terrain, et de la valeur symbolique et stratégique accordée au mécénat par ses organisateurs. En effet, Thomas Jouan avec lequel nous avions mené un entretien de près de deux heures quelques mois auparavant, a reproché au rapport de ne pas donner le nom des entreprises et des enquêtés. Il regrettait que tout le temps qui nous avait été consacré ne permette pas de faire publiquement connaître la nature du mécénat de son entreprise. Comble de la maladresse, le nom choisi pour cette entreprise, Athéna, était celui d’une filiale rachetée quelques années auparavant par son principal concurrent. Nous faisions donc doublement preuve d’ingratitude. Malgré le fait que le procédé d’anonymisation ait été annoncé dès le début de l’enquête comme un moyen de protéger les enquêtés, il était dans ce cas la preuve de l’inutilité de la recherche universitaire à répondre aux attentes des entreprises59. Pris comme tel, notre rapport nous a donc

59 Marc Abélès raconte qu’il a subi le même genre de déconvenues lors de sa recherche sur la philanthropie dans la Silicon Valley : une enquêtée lui a ainsi reproché de lui faire perdre son temps avec des questions qui semblaient critiques. Abélès écrit : « Voilà l’ethnologue bousculé par l’indigène, et renvoyé à l’incertitude de son statut. « On te donne et tu n’es pas content ! Mais pour qui te prends-tu ? Ta seule valeur, elle réside, pour nous, dans l’écho positif que tu peux donner à nos initiatives, ni plus ni moins. » ». p. 236 in Abélès Marc, 2002,Les nouveaux riches, un ethnologue dans la Silicon Valley, Ed. Odile Jacob, Paris

fortement desservi sur ce terrain, et les responsables du mécénat, s’ils ont accepté que la recherche continue, ont cessé de nous aider et n’ont pas caché leur agacement à nous voir lors des festivités et des activités bénévoles, auxquelles les salariés- bénévoles nous avaient conviée. On retrouve ici ce que Daniel Bizeul constate au sujet des terrains fermés ou contrôlés : il y est nécessaire d’avoir des autorisations, de se conformer à un comportement défini, et d’être attentif aux conséquences, pour soi et pour les autres, de la diffusion de l’étude. Le chercheur représente un danger pour le fonctionnement de l’organisation, pour son image interne et externe, et pour le pouvoir des acteurs. Il fait figure d’élément incontrôlable, s’intéresse à des aspects qui contredisent l’image officielle de l’organisation, et il peut être le témoin de propos susceptibles de créer « des remous à l’intérieur et l’indignation à l’extérieur »60. Il est ainsi fréquent d’avoir besoin de l’autorisation des responsables de l’organisation, et que ceux-ci au bout d’un moment se sentent bernés ou menacés, et tentent d’imposer leur contrôle ou d’empêcher la poursuite de l’enquête. C’est, selon nous, exactement ce qui s’est passé dans cette entreprise.

Cette expérience de restitution nous a incité à repenser nos choix d’anonymisation, estimant qu’au final, nous avions peut-être pêché par excès de prudence. Les choix effectués se sont fait dans un contexte d’enquête où la très grande majorité de nos enquêtés ont sollicité l’envoi des résultats de la recherche. Les entretiens effectués l’ayant été dans un cadre professionnel, dans des entreprises de services, avec des salariés ayant un capital scolaire souvent assez élevé, au moins équivalent à un premier cycle universitaire pour la plupart d’entre eux, cette demande n’était pas surprenante61. Notre recherche pouvait, pour les responsables du mécénat, offrir un élément de promotion ou d’évaluation des politiques de bénévolat d’entreprise. Du côté des acteurs associatifs, la demande avait un caractère semble-t-il plus critique, les enquêtés

60 P. 758 in Bizeul Daniel, 1998, « Le récit des conditions d’enquête : exploiter l’information en connaissance de cause », Revue française de sociologie, vol 39, n°4, p.751-787

61 La demande d’un retour lors d’entretiens menés avec des enquêtés disposant d’un capital scolaire important a été soulignée par Chamboredon Hélène, Pavis Fabienne, Surdez Murielle, 1994, « S’imposer aux imposants », Genèses, juin, n°16, p. 114-132, et par Pinçon Michel et Pinçon-Charlot Monique, 1997, Voyage en grande bourgeoisie. Journal d’enquête, coll. Sciences sociales et société, PUF, Paris, 180 p.

manifestant un intérêt certain pour des analyses inspirées des sciences sociales, certains d’entre eux ayant suivi des cursus universitaires dans ce domaine.

Nous avons ainsi pris le parti ici de changer systématiquement le nom des individus et de garder le nom des entreprises et des organisations de promotion du mécénat ou organisations professionnelles sur lesquelles nous avons travaillé. Ce choix n’implique pas d’associer nominalement toutes les données à l’entreprise au sein de laquelle ou au sujet de laquelle elles ont été récoltées. Les entreprises étudiées sont donc présentées en annexe, ainsi que les données publiques permettant de rendre compte de leur activité économique. Leur nom n’est ensuite utilisé dans le corps de la recherche que lorsqu’il permet à l’analyse d’être plus pertinente (notamment lorsqu’il s’agit de rendre compte des noms choisis pour les structures de mécénat). Il ne s’agit donc pas ici de dresser une étude monographique de l’entreprise X ou Y, mais de décrire une pratique managériale commune à un grand nombre d’entreprises françaises et américaines. La volonté de protéger l’anonymat des enquêtés, et de placer le bénévolat d’entreprise, et non certaines organisations, au centre de la recherche, se manifeste donc par un usage parcimonieux de l’identification précise des différents terrains de recherche. Cette anonymisation partielle permet aussi d’inscrire la recherche dans le paysage économique contemporain, sans pour autant directement assurer la promotion ou la disgrâce de certaines organisations. Une anonymisation totale du nom des entreprises aurait en outre grandement nuit à l’intelligibilité du propos, notre recherche portant sur plus d’une trentaine d’entreprises. Quant aux organisations non lucratives, leur nom a été changé afin de ne pas interférer dans leurs relations avec leurs financeurs en relatant les propos de tel ou tel salarié, ou en décrivant telle ou telle pratique. Nous avons ici appliqué la règle de protection « du plus faible » : les organisations non lucratives étudiées sont pour la plupart assez fortement dépendante des financements issus du mécénat. Aussi, nous n’avons pas souhaité prendre le risque d’interférer dans ces financements. Tous les enquêtés avec lesquels des entretiens ont été menés ont été assurés du fait que leur anonymat serait conservé : c’est cette garantie qui conduit les choix d’anonymisation menés au fil de l’écriture.

Notons enfin que le fait d’écrire en français prive une moitié de nos enquêtés de la possibilité de lire dans leur intégralité les résultats de la recherche. Nous avons pour autant appliqué les mêmes règles d’anonymisation pour les deux pays. L’écriture d’un

résumé de la recherche en anglais constituera une nouvelle expérience de restitution partielle.

Enfin, précisions ici un dernier point relatif à l’écriture de cette thèse. La question de la traduction des extraits d’entretien menés aux Etats-Unis s’est posée, au-delà des problèmes posés par l’absence d’enregistrement. Lorsque les citations in extenso sont possibles, nous les retranscrivons en anglais, pour donner à entendre nos enquêtés américains autant que possible. Les traductions seront proposées en note de bas de page. Le même parti pris a été adopté avec certains termes américains.

II

Rapport à l’objet de recherche et construction du

sujet de la recherche

II.1

Multi-appartenance du chercheur et rapport à l’objet de