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I.2 Un maintien inégal et fragile sur le terrain

I.2.2 Notes et enregistrements : « faire avec les déconvenues »

Un trait caractéristique des entretiens menés avec les salariés-bénévoles, et avec certains responsables du mécénat, a tenu à l’utilisation systématique, sous diverses formes, des notions de « in » et de « off »56. Lorsqu’ils parlaient d’eux-mêmes et de leur

56 Ces notions soulignent l’assimilation du jeune chercheur à une sorte de journaliste. Voir notamment l’article de Jean-Baptiste Legavre, « Off the record, mode d’emploi d’un instrument de coordination », Politix, n°19, 1992, p.135-157

bénévolat, ou de l’objet « social » des politiques de bénévolat d’entreprise, les enquêtés ne manifestaient aucune réserve face à l’enregistrement de l’entretien ou à la prise de notes. Mais dès lors qu’ils abordaient la question de leur vie au travail, de leurs relations avec leur hiérarchie, du comportement des cadres supérieurs et des dirigeants vis-à-vis du mécénat sous un angle un tant soit peu critique, ils s’assuraient de la confidentialité de leurs propos, garantie au début de chaque entretien, demandaient l’arrêt du magnétophone et/ ou de la prise de notes, ou commençaient par des formules comme « ça, je vous le dis, mais vous le garderez pour vous », « you don’t have to tell that », « there’s no point to write this down » ou « cela restera entre nous, hein ? ». Deux salariés français, rencontrés à plusieurs reprises, d’abord en entretien, puis lors d’opérations bénévoles, puis à nouveau en entretien, n’ont manifesté leurs réserves, leurs doutes ou leurs déceptions vis-à-vis des structures ou de leurs membres que lors de notre dernière rencontre, et se sont montrés à cette occasion particulièrement virulents, alors qu’ils avaient manifesté un grand enthousiasme lors des premières rencontres. Ces réserves quant à l’expression de critiques ont confirmé la portée stratégique accordée par les enquêtés au mécénat, qu’ils soient responsables ou non des structures de bénévolat. Le désir de voir le chercheur repartir du terrain avec une opinion positive vis- à-vis du bénévolat d’entreprise était ainsi très présent. Cette exigence de paroles en « off » a également révélé un contexte économique et social peu propice à la remise en cause des politiques d’entreprise mises en place par la direction. et à la discussion entre salariés. Plusieurs enquêtés français, que nous avions rencontré lors d’activités bénévoles et auprès desquels nous avions sollicité un entretien, ont demandé l’autorisation à leur hiérarchie et aux responsables du mécénat d’entreprise de répondre favorablement à la demande d’entretien57. Quant aux salariés-bénévoles américains, ils ont tous été contactés par l’intermédiaire d’un responsable du mécénat : l’autorisation de répondre favorablement à la demande d’entretien était alors un acquis. Du côté des acteurs associatifs, certains ont demandé explicitement que leur anonymat soit protégé, afin de ne pas menacer les financements reçus par leur organisation. Le même mécanisme de précautions oratoires préalables à la tenue de discours critiques a donc

57 On rencontre le même genre de précautions et de réserves dans l’article de Gabrielle Balazs et Jean-Pierre Faguer, « Une nouvelle forme de management, l’évaluation », Actes de la recherche en sciences sociales, 1996, n°114, p.68-78

été relevé chez l’ensemble des enquêtés dès lors que ces discours portaient sur un supérieur hiérarchique, ou une source de revenu.

Enfin, une difficulté méthodologique est apparue immédiatement lors des entretiens américains : il a été impossible d’enregistrer un entretien. Nous avons attribué ces refus systématique à deux causes : d’une part les enregistrements ont statut de preuve judiciaire, et les enquêtés ne voulaient en aucun cas voir leur propos réutilisés dans un cadre public ; d’autre part, les recherches de sociologie qualitatives dans les universités américaines font l’objet de protocole très spécifiques58, qui comprennent notamment une autorisation écrite de chaque enquêté à être enregistré et un engagement signé de l’enquêteur à maintenir l’anonymat et la confidentialité des entretiens. En raison du peu de temps à la disposition de l’enquêteur et de la difficulté à maintenir une relation d’enquête la moins formelle possible une fois ce type de procédure effectué, nous avons renoncé à enregistrer. En outre, ce formulaire doit être administré lors des observations également, et il aurait rendu très difficile le fait d’assister à des réunions de coordinateurs du bénévolat par exemple, où nous n’étions pas « clandestin », mais où nous avons bénéficié d’un certain flou autour de notre statut : tantôt assimilée à une stagiaire de l’une des entreprises représentées, tantôt comme une étudiante intéressée par ce type de carrière, tantôt comme un chercheur, il a été possible la plupart du temps d’être considérée comme une collègue ou une homologue. Une contrepartie intéressante de l’absence d’enregistrement a été une parole des enquêtés plus libre, moins contrainte par l’enregistrement, qui a moins donné lieu à des alternances en in/off rencontrées très souvent en France. Ainsi, les salariés américains ont manifesté moins de préventions à livrer des détails biographiques. La prise de note à un rythme rapide a rendu difficile la retranscription d’extraits d’entretien in extenso. Cette « déconvenue » explique la rareté d’extraits d’entretiens longs pour le terrain américain. Enfin, le fait de recueillir les données dans une langue étrangère a bien entendu modifié le déroulement des entretiens, parfois au détriment de la compréhension, parfois dans un sens beaucoup plus positif, car les enquêtés ont pris le temps et la peine d’expliquer de nombreux usages lexicaux considérés comme « naturels » dans les entretiens français.

58 Toute enquête impliquant d’autres individus, quelle que soit la discipline universitaire, doit voir son protocole soumis à un Internal Review Board propre à chaque université. Certaines enquêtes de terrain deviennent de plus en plus difficiles à mener, notamment celles reposant sur des observations participantes.