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C Ô ma tendre Musette, un air du temps des premiers mélodrames

La question de l’hybridation, des emprunts, du plagiat voire de l’auto-plagiat, pour un genre fondamentalement “bâtard” puisqu’il a pour père le théâtre et pour mère la musique, n’est pas nouvelle, nourrissant l’illégitimité artistique d’œuvres dont on a rapidement dénoncé leur manque d’originalité créatrice, leur souci d’économie et d’efficacité productive, et la collectivité des auteurs. Ce « piratage littéraire198 » associé à un manque d’assises théoriques solides et à un

succès somme toute éphémère (une trentaine d’années) justifie même, pour Florence Fix, qu’on ne puisse pas facilement parler de “genre” à propos du mélodrame199.

Les deux orphelines n’échappe pas à la question mais je souhaite ici considérer ces

emprunts d’un autre point de vue, que je qualifierai d’autoréférentiel.

Pour ce faire, intéressons-nous à Ô ma tendre Musette, véritable chanson-thème de la pièce interprétée par le personnage de Louise aux scènes 2, 3 et 4 de l’acte II, quatrième tableau.

vaudeville, de Jean-Nicolas Bouilly et Joseph Pain, Théâtre du Vaudeville à Paris, 28 nivôse An XI (18 janvier 1803).

196 Claretie, op. cit., p. 328.

197 Sarcey estime, lui, que le dernier succès comparable datait de L’Aïeule, drame en 5 actes et 6 tableaux de

d’Ennery et Charles Edmond (Théâtre de l’Ambigu-Comique, Paris, 17 octobre 1863). Sarcey, op. cit., p. 346.

198 Florence Fix, Le mélodrame : la tentation des larmes, Paris, Klincksieck, 2011, p. 32. 199 Ibid., p. 17.

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Figure 9. Ô ma tendre Musette, complainte. Partition d’après les arrangements de J.J.

Debillemont. Illustr. : Donjean. Éditions Tralin, Paris. 1874.

Il s’agit d’une chanson populaire écrite en 1773 sous le titre de La musette200 par le

littérateur Jean-François de La Harpe201 (musique de Pierre-Alexandre Monsigny) et dont Les

deux orphelines reprend trois des quatre couplets. Ceux qui apparaissent comme les couplets I

(en réalité non numéroté dans le texte de la pièce et chanté acte II, quatrième tableau, sc. 2) et III (chanté idem, sc. 4) reprennent, respectivement, les quatrième et premier couplets de la chanson originale et relaient l’erreur déjà notée par Théophile Dumersan : « Musette mes amours » en lieu et place de « Musette des amours »202. Ceci nous apporte une indication

intéressante : ce n’est pas la chanson telle qu’elle a été écrite mais bien telle qu’elle s’est chantée, popularisée et transmise de génération en génération à laquelle se référent d’Ennery et Cormon. Le couplet noté II (chanté idem, sc. 3), est, lui, nouveau.

Reprendre dans la pièce la chanson de La Harpe, c’est donc tout à la fois faire un emprunt à l’auteur pour le texte original ; au répertoire pour le texte tel qu’il a été chanté ; sans s’interdire un apport personnel avec le couplet II. Ainsi, l’emprunt devient le témoin tout autant que le véhicule d’une culture populaire authentique qu’il enrichit.

200 Le texte est disponible dans Théophile Marion Dumersan et Noël Ségur, Chansons nationales et populaires de

France : accompagnées de notes historiques et littéraires, T. 1, Paris, Garnier, 1866, p. 2. Consultable sur

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206527x/f56.image

201 On appréciera l’ironie de la situation dans la mesure où, en son temps, La Harpe avait écrit que le mélodrame

(certes, celui de Jean-Jacques Rousseau) était un « genre bâtard […] qui est assurément une bien mauvaise invention », ajoutant : « sans la musique, ces sortes de pièces bâtardes ne pourraient jamais s’établir au Théâtre ». Catherine Gas-Ghidina, « La scène bâtarde : assentiment ou dissentiment de Jean-François de la Harpe », Philippe Bourdin et Georges Loubinoux (dirs), op. cit, p. 171-80, p. 171.

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Mais l’emprunt remplit d’autres fonctions dans la pièce. D’abord, Ô ma tendre Musette rappelle combien l’histoire du genre trouve ses racines, et pas seulement étymologiques, dans la musique ; la chanson, venant s’ajouter à celle que chantent Roger, Florette et le chœur des personnages à la scène 3 du deuxième tableau, ferait ainsi figure de reliquat des premiers temps du genre.

Ensuite, il contribue à contextualiser le temps de l’intrigue puisque l’air a été écrit, dans le réel du temps historique, dix ans (1773) avant le temps de la fiction théâtrale (1783).

Puis, Ô ma tendre Musette chante la figure populaire de la grisette sous les traits de « la Lisette-Musette » maintes fois chantées par « [u]n Jean-François Marmontel, un La Harpe […], mais aussi [par] des auteurs d’ariettes et de bergerettes moins connus, voire totalement inconnus203 ». En faisant très directement référence « à l’origine pastorale de la grisette,

ancienne Lisette que le XVIIIe siècle associe à la musette, danse champêtre qui doit son nom à

celui de l’instrument proche de la cornemuse204 », la chanson renvoie donc encore aux premiers

temps de l’histoire du genre – aux mélodrames de la période classique205.

Enfin, la chanson relaie dans la pièce « la figure centrale d’une constellation qui rayonne de la bergère à la courtisane, en passant par les milieux de la bohème et les plaisirs populaires », cette « [j]eune couturière aux mœurs parfois légères », « ce personnage multiple, aux activités variées et en perpétuelle métamorphose » qui « [a envahi] dans les années 1815-1850 la sphère artistique : littérature, beaux-arts, chansons, caricatures, journaux … »206. Cette figure, c’est

celle d’Henriette dans sa mansarde, de Marianne, de Florette et de leurs congénères à la

203 Claire Scamaroni et Nathalie Preiss, op. cit., p. 41. 204 Idem.

205 Jean-Marie Thomasseau, Mélodramatiques, op. cit., p. 89. On renverra aussi au poème d’Alfred de Musset, d’où

est tirée la célèbre citation « Vive le mélodrame où Margot a pleuré ! », où “Lisette” rime avec “grisette”. Alfred de Musset, « Après une lecture », Poésies nouvelles, dans Œuvres de Alfred de Musset, Paris, Lemerre, s.d., p. 248.

Consultable sur

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k200390d/f250.image.r=Alfred%20de%20Musset%20Po%C3%A9sies%20no uvelles

206 Claire Scamaroni et Nathalie Preiss, op. cit., quatrième de couverture. On pense tout autant à la Lisette de

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Salpêtrière207, mais c’est aussi celle de la spectatrice des Deux orphelines ; une figure qui incarne

le peuple de Paris dans le réel comme dans la fiction.

Cet emprunt musical revêt donc différentes fonctions qui lui échappent sans doute, mais qui inscrivent Les deux orphelines dans la généalogie du mélodrame tout autant qu’elles

l’enracinent à son histoire.