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Les deux orphelines : une traversée des couches sociales en huit tableau

B Portrait des Deux orphelines en huit tableau

2. Les deux orphelines : une traversée des couches sociales en huit tableau

Dans Mélodramatiques, s’intéressant à « la fragmentation […] en tableaux130 »,

Thomasseau constate :

Alors que l’itinéraire initiatique des premiers héros de mélodrame se fraye une voie dans les tensions entre espaces antagonistes représentant des valeurs très codées – sécurité, angoisse, enfermement –, celui des héros de la fin du siècle, plus varié, traverse, avec une alternance très marquée de décors d’intérieur et d’extérieur, différentes couches sociales, des plus basses aux plus hautes. Cette progression du héros, présentée comme une ascension morale et sociale, heurtée et continuellement sous le risque d’une chute brutale, s’effectue lentement au milieu de périls extrêmes inhérents à chaque espace social traversé131.

Sans revenir sur le débat concernant la dimension sociale que devrait, ou pas, comporter le mélodrame, on notera que les tableaux des Deux orphelines font alterner scènes d’extérieur et scènes d’intérieur, prétextes à des évocations d’un Paris traditionnel et pittoresque en partie disparu avec le baron Haussmann132 (la descente du Pont-Neuf où se déroule le double rapt,

premier tableau), mais aussi du Paris lieu de pouvoir (le cabinet du lieutenant de police, troisième tableau). Didascalies et dialogues n’hésitent d’ailleurs pas à en préciser la localisation par « goût de réalisme, qui est la marque distinctive de notre époque133 » : ainsi, la chambre

d’Henriette (cinquième tableau) est explicitement sise rue du faubourg St Honoré, alors même que le quartier du Palais Royal est traditionnellement celui des grisettes et plus particulièrement des modistes134.

C’est scandée par ces différents tableaux, prétextes à autant de décors, que se déroule l’ascension sociale (familiale) de Louise, de l’ombre de Notre-Dame où elle fut autrefois abandonnée (premier tableau), au salon de sa mère la comtesse Diane de Linières (huitième tableau), en passant par les bas-fonds de la capitale et la mansarde de la Frochard, rue des

https://play.google.com/books/reader?id=glukXnxvFn8C&printsec=frontcover&output=reader&hl=fr&pg=GBS. PA1. L’autre s’inscrit dans la précédente et relève de la vogue des tableaux vivants.

130 Jean-Marie Thomasseau, Mélodramatiques, op. cit., p. 91. 131 Idem.

132 L’île de la Cité fut le quartier le plus remanié par Haussmann dans la décennie précédant la création de la pièce

(Patrice Higonnet, Paris capitale du monde, Paris, Taillandier, 2005, p. 168).

133 Francisque Sarcey, op. cit., p. 340.

134 Claire Scamaroni et Nathalie Preiss, Elle coud, elle court, la grisette ! La Grisette au temps de Balzac. Maison

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Oursines (septième tableau). L’ascension sociale (maritale) d’Henriette, fille du peuple qui épousera un aristocrate dont la famille a les faveurs du roi, passe, elle, par la petite maison d’un aristocrate débauché (deuxième tableau) et la cour de la Salpêtrière (sixième tableau) « parmi les vierges folles, les voleuses et les filles perdues135 », après un détour par sa mansarde de

couturière travailleuse et honnête (cinquième tableau).

Figure 4. Les Deux Orphelines « 6ème tableau – La Salpêtrière – La substitution ».

Photographie. Paul Boyer. Théâtre de la République, saison 1898-1899. 3. Les deux orphelines : huit tableaux parisiens pour un mélodrame urbain

Cette « traversée des couches sociales136 » qui est aussi celle de Paris distingue Les deux

orphelines des « mélodrames [de la période classique qui] se déroulent à la campagne, la

campagne apparaissant alors comme le lieu idéal pour vivre en harmonie et pratiquer la vertu137 ».

En effet, la campagne est ici exclue de la scène tout comme le bonheur idyllique qui s’y déployait dans les premiers mélodrames ; ceci, c’est le temps d’avant : celui des premiers temps du genre ; celui d’avant le lever de rideau. Lorsque la pièce commence, les deux orphelines ont déjà quitté leur Normandie, Louise est déjà aveugle ; « le[s] méchant[s]138 » (le marquis, la

135 Jules Claretie, op. cit, p. 332. La Salpêtrière était alors destinée aux femmes “vénériennes” et aux “folles”. Lire

Jean-Pierre Carrez, « La Salpêtrière de Paris sous l’Ancien Régime : lieu d’exclusion et de punition pour femmes », Criminocorpus [En ligne], Varia. Consultable sur http://criminocorpus.revues.org/264

136 Jean-Marie Thomasseau, Mélodramatiques, op. cit., p. 92. 137 Ibid., p. 89.

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Frochard, Jacques) sont déjà sur place pour les accueillir sur ce « lieu d’errance du traître et du héros [où ils se] croiseront dans un climat pathétique et d’angoisse139 ».140

Bien plus, ce n’est pas tant la ville qui s’oppose à la campagne désormais hors scène141,

que la capitale à la province. Une capitale siège du pouvoir de l’État (ou tout au moins de son lieutenant de police), lieu d’intrigue(s), de péripéties et d’action(s) où se croisent le devoir, l’honneur, le crime et le vice, la violence intra-familiale142 ; où se rencontrent l’humanité dans

tous ses aspects, les couches sociales dans toute leur diversité : du défenseur de l’ordre établi (le comte), au criminel (Jacques) en passant par le progressiste (Roger) et le débauché (le marquis) ; de l’aristocrate (la comtesse) à la mendiante (Louise) en passant par la mère supérieure (Sœur Geneviève) et la veuve d’un supplicié (Uphémie Frochard) ; du dévoué docteur au fidèle valet (Picard) en passant par l’honnête rémouleur infirme (Pierre) ; de la grisette-voleuse repentie (Marianne) à la grisette-travailleuse intègre (Henriette) en passant par la grisette-courtisane frivole (Florette)143. Tout ce petit monde se distingue de la société de

province qui vit dans un temps immuable, hors des modes, et dans un lieu arriéré, voire archaïque, dominé par son château ancestral, « véritable prison au milieu des bois » avec « pour toute société, le curé, le bailli, et pour distraction, le reversi et le whist » (acte I, premier tableau,

139 Jean-Marie Thomasseau, op. cit., p. 90.

140 Les deux orphelines sont, elles, déjà errantes, puisque la première mention qui en est faite évoque des « petites

voyageuses » croisées « aux environs de Rambouillet » (Le marquis, acte I, premier tableau, sc. 2).

141 La seule nature sur scène est celle, domestiquée, du Pavillon du Bel-Air, « paradis de Mahomet … décoré par

Watteau et Boucher [je souligne ces références qui renvoient encore à la notion de tableau] ». (De Mailly, acte I, deuxième tableau, sc. 1.)

142 On pourra consulter à ce sujet le chapitre intitulé « Transgressions » dans Eugen Weber, Fin de siècle. La France

à la fin du XIXe siècle, Paris Fayard, 1986, p. 45-70, et plus particulièrement les pages 66-67.

143 « Femme et chiffon font, paraît-il !, bon ménage : tel est bien le cas de la grisette, jeune couturière à tous égards

légère, qui, dès le XVIIe siècle, doit son nom à la modeste étoffe grise qui la vêt plus qu’elle ne l’habille. » Claire

Scamaroni et Nathalie Preiss, op. cit., p. 11.

Le catalogue renvoie à Alain Lescart, Splendeurs et misères de la grisette. Évolution d’une figure emblématique, Paris, Champion, 2008 et particulièrement aux pages 42-44. On pourra également voir Alex Lascar, « La grisette dans les romans et les physiologies (1825-1850) : une incarnation de Paris, nuances et ambiguïtés d’un stéréotype » dans Aude Déruelle et José-Luis Diaz, La vie parisienne, Actes du 3ème congrès de la Serd, [En ligne], 2008. Consultable sur http://etudes-romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/wa_files/Lascar.pdf

Enfin, on signalera, dans une liste de costumes, la mention suivante concernant les personnages de Florette et Julie : « costumes riches et clairs de grisette genre Pompadour décolletés avec perruques poudrées ». (Catalogue des relevés de mise en scène, [s.d., entre 1874 et 1935], Cote 4-TMS-03562 (RES), Bibliothèque Historique de la Ville de Paris).

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sc. 2)144. Et si les jeunes filles y sont fraîches, elles y sont plus « niaises » qu’innocentes dans

leur « petit costume de provinciale » (acte I, premier tableau, sc. 2), « en bonnet et en sabots » (acte I, deuxième tableau, sc. 1).

Ainsi, dans Les deux orphelines le mélodrame connaît l’exode rural. Et s’il serait osé de dire que la ville s’y trouve promue, Paris, un lieu où il se passe, de fait, toujours quelque chose, introduit un élément de modernité dans le genre – non sans snobisme face à une province émerveillée145, dénigrée comme n’étant pas à la mode … de Paris, « capitale du XIXe siècle »146.