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C Louise, l’aveugle-cliché

2. Louise, « l’infortunée 386 »

Poursuivant son analyse, Thompson constate que

les descriptions des aveugles faites par les clairvoyants nous révèlent deux des idées fausses les plus répandues : premièrement, celle selon laquelle les autres sens de l’aveugle deviennent subitement plus forts afin de compenser en quelque sorte la perte de la vue, et deuxièmement, l’idée, ou, plutôt la tendance très répandue à parler de tous les « aveugles » comme d’un groupe homogène, alors que chaque aveugle est bien sûr un individu qui vit sa cécité de manière singulière387.

La première idée, souligne avec finesse l’auteure, « renforce […] la croyance très répandue qu’il existe une hiérarchie des sens où la vue se trouve au premier rang388 » – ce qui

ne peut qu’amener les clairvoyants à imaginer que ceux qui en sont privés ne peuvent qu’être malheureux, et donc à éprouver encore davantage de compassion à leur égard.

Dans la pièce, cette série d’idées reçues est campée dès l’acte I, premier tableau de la scène 7 (première scène où apparaît Louise), comme si elles constituaient l’essence du personnage, indispensables à une caractérisation vraisemblable. S’il est mis en avant le fait que Louise, aveugle, ne peut pas voir et que ceci est bien dommage car cela l’empêche de jouir des beautés du monde (« Ah ! pauvre sœur ! … si tu pouvais voir toutes ces merveilles ! … Et comme c’est grand ! », Henriette), le sens compensatoire dont elle est dotée la fait s’inquiéter la première, et à juste titre, de l’absence de Martin.

LOUISE, s’asseyant. Je m’étonne que ce monsieur Martin ne se soit pas trouvé là pour nous recevoir.

HENRIETTE. Sois tranquille, il viendra. Oh ! que c’est beau, Paris.

S’ensuit un discours empreint de tristesse de la jeune aveugle qui s’apitoie sur son sort : HENRIETTE. Que dis-tu ?

LOUISE. Je ne serais pas devenue une malheureuse aveugle, un objet de tristesse, un sujet de douleur pour tous ceux qui m’approchent. (acte I, premier tableau, sc. 7)

385 Thérèse-Adèle Husson, Zina Weygand, Catherine-J. Kudlick, op. cit., p. 79. 386 Henriette, acte III, cinquième tableau, sc. 7.

387 Hannah Thompson, loc. cit., p. 78. 388 Ibid., p. 78‑ 79.

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Et l’on gagera que “tous ceux qui [l’]approchent” sont des clairvoyants eux-mêmes convaincus de la toute-puissance de la vue.

De fait, dans la pièce, les champs lexical et sémantique de la vision sont particulièrement sollicités, cette dernière devenant le sens privilégié pour appréhender (entendu dans ses différents sens) le monde. On prendra pour exemple la scène dans laquelle le marquis a rendez- vous avec son valet Lafleur en prévision de l’enlèvement d’Henriette pour le Pavillon du Bel- Air.

LE MARQUIS, regardant autour de lui parmi les groupes de passants. Je ne l’aperçois pas. […]

[…]

Du diable si je t’aurais reconnu. Déguisé de la sorte, tu as une tournure d’homme respectable. […] Il s’agit aujourd’hui de montrer ce dont tu es capable.

LAFLEUR. […] Quant au bon bourgeois […], je n’ai encore rien vu qui eût l’air de lui ressembler. Mais je le guette […] [je souligne]. (acte I, premier tableau, sc. 2)

Ainsi retrouve-t-on dans Les deux orphelines ces trois idées préconçues que sont l’existence d’un sens compensatoire chez les aveugles, l’infortune de leur condition et la supériorité de la vue sur les autres sens.

3. « Nous autres aveugles389 »

Pour Thompson, « l’incapacité de concevoir un monde sans vue […] liée à une autre tendance que l’on trouve partout dans la littérature du XIXe siècle, à savoir celle d’exagérer les

capacités des autres sens de l’aveugle », est « un moyen de renforcer la différence hiérarchisée entre les aveugles et les voyants »390. De la même manière, considérer « “les aveugles” en

groupe a un effet d’éloignement qui souligne la différence entre un aveugle et un homme dit “normal”391 ».

Les deux orphelines, ici aussi, se fait l’écho de cette combinaison de préjugés qui sévit

auprès des voyants pour mieux mettre à distance les non-voyants. On prendra pour exemple la scène 8 de l’acte I, premier tableau, alors que se précise la caractérisation des deux héroïnes en

389 Louise, acte I, premier tableau, sc. 8. 390 Hannah Thompson, loc. cit., p. 79. 391 Ibid., p. 82.

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jeunes filles innocentes, charitables et vertueuses. À Marianne qui s’étonne que Louise ait compris son désir de suicide, la jeune aveugle répond :

LOUISE. Je l’ai compris, je l’ai senti en vous écoutant. Nous autres aveugles, qu’aucun objet extérieur ne distrait, nous écoutons avec notre âme, avec notre cœur, et le mien entendait les douloureux battements du vôtre [je souligne].

On remarquera cependant que ces capacités n’empêcheront pas Louise, une fois livrée à elle- même, « Seule ! … Oh ! … seule …! » (acte I, premier tableau, sc. 11), d’éviter le danger, bien au contraire. Après s’être jetée sous les roues d’une voiture, elle se jettera dans les griffes de la Frochard, rebondissant sur une représentation traditionnelle : l’aveugle en personne dépendante, – dépendante des autres et de l’argent des autres pour vivre.

LOUISE, se cramponnant à La Frochard. Ah ! madame, ne me quittez pas … je vous en supplie, ne me quittez pas. […] Vous ne m’abandonnez pas, madame ! … […] Je me confie à vous, madame [je souligne]. (acte I, premier tableau, sc. 11)

Il faut cependant dire à la décharge de Louise qu’elle n’est pas aveugle-née et si elle marque quelque disposition pour le chant, elle ne dispose pas pleinement des qualités extra- ordinaires392 qu’on attribue aux aveugles depuis le XVIIIe siècle. La cécité de Louise est

survenue bien mystérieusement alors qu’elle avait quatorze ans : LA COMTESSE. […] Mais qui a causé cet horrible malheur ?

HENRIETTE. Oh ! bien horrible, en effet ! hélas ! il est toujours présent à ma pensée, ce fatal souvenir … C’était (On entend au loin comme un écho de la voix de Louise. –

Henriette, l’oreille tendue vers ce bruit.) c’était un soir …

LA COMTESSE. Eh bien ?

HENRIETTE. Il y a … il y a deux ans, à peu près… LA COMTESSE. Deux ans ! …

La voix se rapproche.

HENRIETTE. Oui, oui, deux ans, Louise en avait … Louise en avait alors … LA COMTESSE. Achevez donc.

HENRIETTE, élevant la voix peu à peu. Louise en avait quatorze … (La voix se rapproche

de nouveau.) Nous jouions … nous … nous jouions ensemble, et … (acte III, cinquième

tableau, sc. 7)

392 Je pense ici, par exemple, au sens des obstacles que vient contredire l’incident de la voiture à l’acte I, premier

tableau, sc. 11. On pourra lire Wladimir Dolanski, « Les Aveugles possèdent-ils le « Sens des Obstacles », L’année

psychologique, vol. 31, no 1, 1930, p. 1-51. Consultable sur http://www.persee.fr/doc/psy_0003-

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Péripétie puis coup de théâtre aidant, nous n’en apprendrons pas plus : les circonstances de la cécité de Louise ne seront jamais élucidées393.