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A Louise, la plus que pathétique

2. Louise, la plus que passive

a) Pathos et passivité

Nous avons, jusque-là, employé le terme de “pathos” en référence aux « larmes » de Sarcey, ce qui nous amène à la définition qu’en donne Pavis dans son Dictionnaire du Théâtre, soit « la qualité de l’œuvre théâtrale qui suscite l’émotion (pitié, tendresse, apitoiement) chez le spectateur412 », définition sommaire peut-être413 mais tout à fait opérante. On pourra la

compléter par la définition que Mary Ann Doane donne du « melodramatic pathos » qui « implies a closeness, an immediacy, and hence an uncritical spectator - one who is taken in,

often to the point of tears. It entails a loss or fading of subjectivity in the process of signification, full immersion in a discourse414. »

Cependant, dans l’introduction de son manuel La Passion, intitulée (et l’on y prêtera attention) « Du pathos à l’affect : une analytique de la passivité », Philippe Fontaine rappelle que :

Le terme de passion est issu du grec pathos et du latin passio, qui signifient « souffrance, supplice ». Cette toute première teneur de sens semble devoir déterminer durablement la

410 Julia Przyboś, op. cit., p. 89. 411 Ibid., p. 93.

412 Patrice Pavis, op. cit., “Pathos” 1., p. 277.

413 Certains proposeront de la compléter par la distinction que fait Hegel entre pathos objectif et pathos subjectif

(Voir Georg W.F. Hegel, Esthétique, 1832, traduction de S. Jankélévitch, Paris, Aubier Montaigne,1965, p. 327- 340). D’autres suggèreront de lui adjoindre la définition du pathos rhétorique. Nous nous en abstiendrons pour trois raisons principales : 1) faute de place ; 2) l’accent mis, dans ce mémoire, sur le visuel plutôt que le textuel ; 3) cet aspect étant déjà traité ailleurs, par exemple dans Jean-Paul Davoine, « L’épithète mélodramatique », Revue des

Sciences Humaines, Le mélodrame, no 162, avril-juin 1976, p. 183-92 ; Michael Rinn, « Introduction », Émotions

et discours. L’usage des passions dans la langue, Rennes, PUR, 2008, p. 13-18 ; ou encore Gilles Declerq, « Pathos

et théâtralité. Pour une économie cognitive des passions », Ibid., p. 219-245.

414 Mary Ann Doane, “Pathos and Pathology. The Cinema of Todd Haynes”, Camera Obscura, 19.3-57, 2004, p. 1-

21, p. 13, cité dans Jack Post, “The Ambiguity of Weeping. Baroque and Mannerist Discourses in Haynes’ Far

from Heaven and Sirk’s All That Heaven Allows”, Online Magazine of the Visual Narrative, vol. 13, n° 2, 2012.

Consultable sur http://www.imageandnarrative.be/index.php/imagenarrative/article/view/232/194 Consulté le 15 janvier 2017.

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signification d’une notion comportant analytiquement, dans son concept, une irréductible dimension de « passivité » ; […] Selon son origine grecque, la passion est fondamentalement pathos, c’est-à-dire affection : elle désigne alors toute situation où l’existence d’un individu se trouve profondément affectée, quelle que soit la cause de cette affection (celle-ci peut être irrationnelle ou divine, par exemple). Cette affection prend toujours une signification funeste, ou catastrophique, parce que le pathos signifie généralement une dépossession de l’homme quant à son pouvoir de décision dans la conduite de sa vie […] [je souligne ; l’italique est dans le texte]415.

Au-delà de la notion de passion ci-dessus définie, ce texte illustre combien le pathos gît au cœur du mélodrame : « l’émotion » (l’affect) du spectateur n’est que la réponse émotionnelle à la situation d’une victime passive, “profondément affectée” sur scène par les assauts du traître et les caprices de la Providence416. Fix va même plus loin : seule importe l’émotion, peu importe

la nature des vicissitudes417.

b) Louise : et victime, et passive

Dans Les deux orphelines, la cécité permet de faire du personnage de Louise, déjà victime et passive, une victime plus passive qu’Henriette, l’autre orpheline, l’autre victime qui, elle, prend son destin en main dès l’acte I, deuxième tableau, scène 4. Et même lorsque Louise finit par comprendre les manigances de la Frochard, son infirmité ne lui permet pas de sortir de sa funeste situation, que ce soit à l’acte II, quatrième tableau, scène 3 ou à l’acte IV, scène 2418.

À la passivité inhérente à la victime419 vient ainsi s’ajouter la passivité d’un personnage

qui requiert en permanence l’assistance des autres. On distinguera deux catégories d’“autres” : soit Louise est guidée par ceux qui lui veulent du bien, et alors ils s’adressent à elle à l’impératif, et l’on pourra parler d’infantilisation – Henriette, « la plus grande » (acte I, premier tableau, sc. 7), la plus âgée (« dix-huit ans à peine », acte I, deuxième tableau, sc. 1) et son « seul appui » (acte III, sixième tableau, sc. 7) déclare d’ailleurs : « je suis presque sa mère » (acte III,

415 Philippe Fontaine, La Passion, Paris, Ellipses, 2004, p. 5-6.

416 On rappellera l’étymologie de “Providence”, dérivée du latin pro-videre, voir en avant, ce qui nous ramène au

champ lexical du visuel, de la cécité à la voyance.

417 Florence Fix, op. cit., p. 51.

418 Dans Lire le Théâtre, op. cit., Ubersfeld propose d’étudier les personnages selon le schéma actantiel, en les

plaçant tour à tour en position d’actant. Appliqué à Louise, cet exercice montre combien ce personnage est éminemment passif, le schéma ne pouvant être complété.

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cinquième tableau, sc. 7) ; soit Louise est mise en position d’objet par ceux qui lui veulent du mal, jusqu’à ne plus lui adresser directement la parole. Ainsi :

HENRIETTE, conduisant Louise. Tiens, Louise, voilà une chaise, assieds-toi. (acte I, premier tableau, sc. 7)

fonctionne comme le pendant de :

LA FROCHARD. […] fais-la asseoir sur les marches de l’église. […]

JACQUES, le [Pierre] repoussant. […] je m’en charge ; […]. Il prend la main de Louise

et la fait asseoir.

FROCHARD, à Pierre. Reste là, toi, et veille à ce que personne ne lui parle. (acte II, quatrième tableau, sc. 2)

De fait, tout au long de la pièce Louise sera soumise aux décisions successives de ses bourreaux (la Frochard et Jacques), de ses sauveurs (Henriette et Pierre), de ses parents (la comtesse et le comte de Linières, devenu son père adoptif), de son médecin (le docteur) et, au final, de la Providence :

LE DOCTEUR. Je la soignerai, madame, Dieu la guérira ! (acte V, sc. 5)

C’est sur cette réplique que le rideau tombe, mettant pour toujours le destin de Louise la toute- passive entre les mains du Tout-Puissant.