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A Louise, la plus que pathétique

1. Louise, la plus que victime

a) la plus qu’innocente

Lors de la reprise des Deux orphelines en 1898, Jules Lemaître émet le jugement suivant :

l’humanité qui s’y agite est extraordinairement simplifiée, comme il sied dans un drame dont la Fatalité, – ou la Providence, [sic] – est le premier personnage, invisible et toujours présent. Les bons y sont bons et les méchants y sont méchants avec une imperturbable uniformité et une merveilleuse plénitude398.

Dans ce monde binaire, la place d’Henriette et de Louise, ces deux jeunes et chastes orphelines pleines de sagesse, de bonté chrétienne, de sens du devoir, d’amour et de respect filial, ne laisse aucun doute. Avant même les agissements des traîtres qui vont faire d’elles leurs victimes, les scènes 7 et 8 de l’acte I, premier tableau, installent « les structures du manichéisme399 » et présentent « la vertu comme innocence400 ». Mais si un doute subsistait,

l’apparence physique endossée par les comédiennes et soulignée par leurs costumes vient le lever, notifiant, dans ce genre codé qu’est le mélodrame, tout à la fois le caractère des personnages qu’elles incarnent, les valeurs morales qu’elles défendent et les fonctions dramatiques qu’elles endossent.

397 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, op. cit., p. 136‑ 138. 398 Jules Lemaître, op. cit., p. 365.

399 Peter Brooks, op. cit., p. 40. 400 Idem.

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Figure 21. Angèle Moreau dans le rôle de Louise à la création de la pièce, en 1874. Photographie de Carjat. « C’était bien là l’héroïne rêvée par les auteurs […] Quand elle apparut près des marches de l’église [acte 2, quatrième tableau, sc. 2], à peine vêtue d’une rude chemise écrue et d’un jupon noir en guenilles, grelottante, abîmée sous la honte, laissant exhaler son âme tendre dans cette romance [Ô ma tendre

Musette] dont sa voix enfantine faisait cette touchante élégie […]. Il n’est personne dans la salle, même parmi

les moins faciles à émouvoir, qui n’ait senti remuer quelque chose dans sa poitrine. […] Telle est bien l’image de l’innocence et de la beauté flétries par la honte et la douleur ». (Paris-Théâtre n° 45, 26 mars-1er avril 1874)

La « position liminaire […] en marge des structures familiales et sociales401 », qui est la

caractéristique de toutes les victimes de mélodrames402, est garantie, en ce qui concerne Louise,

dès le titre, par son statut d’orpheline. Mais elle est redoublée par son infirmité qui fait d’elle la plus que marginale puisqu’en marge de la société des voyants – celle des vingt-deux autres personnages sur scène, prolongée dans la salle par le public de spectateurs. Davantage qu’Henriette, – orpheline, certes, mais dont on connaît la filiation et par ailleurs clairvoyante –, Louise fait figure de victime idéale.

401 Julia Przyboś, op. cit., p. 87.

402 Julia Przyboś, ibid. L’auteure, s’appuyant sur la théorie girardienne, préfère préciser le terme, pages 83‑ 84.

Louise « victime structurelle » (ou victime émissaire) ne saurait être la vraie victime du mélodrame, tandis que Jacques endosse, lui, le statut de « victime fonctionnelle » (ou victime sacrificielle), celle qui :

a pour fonction de polariser sur elle l’hostilité du groupe. Ce faisant, elle va drainer et évacuer les forces agressives qui y subsistent et assurer ainsi la survie de la communauté. Tels sont les principaux rouages du mécanisme qui, une fois mis en branle, devrait libérer la société des forces destructives de la violence.

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b) La cécité, une « bonne infirmité403» ?

Louise, aveugle, aurait toutes les raisons de ne pas « pleinement s’intégrer à la communauté qui ne [lui] réserve pas de place dans la hiérarchie404 », même si « dépouillée de

nom et de rang, l’orpheline qui parle le langage du cœur appartient fonctionnellement à la société 405». Heureusement, elle bénéficie (et témoigne) des nouvelles représentations sociales

de la cécité, celles qui s’imposent durant « [la] période qui s’écoule des années 1780 aux années 1920 : entre le moment où l’infirmité, par la voie des déficiences sensorielles, acquiert une première dignité jusqu’à celui où elle apparaît être l’état d’un corps blessé à réparer406 », et pour

lesquelles Diderot, encore lui, joue un rôle majeur :

Diderot, dans sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749), avait affirmé la parfaite égalité des facultés chez les voyants et les aveugles. […] Dans l’addition à la

Lettre, rédigée bien des années plus tard, […] Diderot démontre la possibilité pour un

infirme sensoriel d’accéder à des compétences égales ou supérieures à celles des autres, dès lors que les moyens adéquats lui sont offerts. Cette immense ouverture intellectuelle et pragmatique […] va permettre, soutenue par la grande idée de l’égalité foncière entre les hommes et par la revendication à l’autonomie – dans laquelle Kant a résumé l’apport des Lumières –, les initiatives bien connues d’éducation des jeunes aveugles par Valentin Haüy […]407.

Le statut de Louise, infirme sensorielle, est donc à distinguer de celui des infirmes physiques, ceux dont le corps est « éclopé, mutilé ou difforme408 ». Ce n’est pas tant le corps

qui est « en faillite409 » qu’un organe et un sens. De plus, elle n’est pas aveugle de naissance et

elle est même curable (acte II, quatrième tableau, sc. 2).

Aussi, dans le contexte de la deuxième moitié du XIXe siècle où est écrite et créée la

pièce, Louise est infirme mais socialisable. Elle peut donc endosser le rôle de victime

403 La Frochard, acte I, premier tableau, sc. 4. 404 Ibid., p. 87.

405 Julia Przyboś, op. cit., p. 97.

406 Henri-Jacques Stiker, « Nouvelles perceptions du corps infirme », dans Alain Corbin Histoire du corps. De la

Révolution à la Grande Guerre, Paris, Éditions du Seuil, 2011 [2005], p. 288.

407 Ibid., p. 289. 408 Ibid., p. 291.

409 Fabula, « Le corps en faillite : expériences et représentations du handicap dans la littérature et les arts, Colloque

international et interdisciplinaire, Université Jean Monnet, Saint-Étienne (CELEC) et Université Jean Moulin-Lyon 3 (IETT), 20 et 21 octobre 2017 », Appels à contribution, 15 mai 2017. https://www.fabula.org/actualites/le-corps- en-faillite-experiences-et-representations-du-handicap-dans-la-litterature-et-les-arts_78808.php

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structurelle : une fois la violence de la société évacuée et la paix ramenée dans un monde en crise grâce à l’expulsion de la victime fonctionnelle (Jacques)410, la société n’aura aucun mal à

la juger « digne de faire partie de ses rangs411 ». Et c’est bien ce qui survient au dénouement.