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Telle qu'elle se dégage des commentaires, des traités et des ouvrages de vulgarisation publiés en Suisse romande entre l'installation de jean Barbeyrac à l'Académie de Lausanne (1711) et la parution de l'Encv-clopédie de F.-B. de Félice à Yverdon (1770-1780), l'œuvre de !'Ecole romande du Droit naturel dans le domaine du mariage illustre bien le mouvement général d'extension du conventionalisme juridique qui se fait alors jour dans la philosophie juridique et sociale de l'Europe. Plus particulièrement influencée par !'Ecole allemande du Droit naturel mo-derne, elle nous en paraît refléter, dans son développement même, les diverses tendances doctrinales 1 avec un décalage de près d'une géné-ration et avec les nuances qui lui seront propres. C'est ce que nous voudrions tenter de souligner pour conclure avant de nous interroger sur la portée qu'elle revêt dans l'histoire juridique de notre pays.

Toute fragmentaire qu'elle se présente, la pensée matrimoniale de

!'Ecole romande du Droit naturel du Siècle des Lumières nous semble donc reproduire, avec le retard inéluctable dû au processus de diffusion des idées, l'évolution et les tendances mêmes de la doctrine de !'Ecole jusnaturaliste allemande de l'Aufk!arung. C'est ainsi que dans le premier tiers du siècle les positions empiristes-sensualistes de tendance contrac-tualiste de Thomasius et de ses disciples trouvent leur équivalent dans les thèses, étonnantes de hardiesse et de sûreté, que Barbeyrac est amené à défendre au fur et à mesure des éditions successives de ses célèbres traductions : il n'est que de rappeler ici sa réduction progressive du

1 A ce propos, cf. notre étude sur le mariage dans !'Ecole allemande du Droit naturel moderne au XVIII' siècle, op. cit., p. 219 et 253 ss, de même que la conclusion, p. 429 ss.

mariage au rang d'un vulgaire contrat de société, ordonné au bonheur des parties autant qu'à la propagation de l'espèce et dont la durée même est laissée à la liberté des conjoints, comme son affirmation correspon-dante de la fonctionnalité et du fondement conventionnel de l'autorité maritale 2. Pareillement le second tiers du siècle voit se manifester avec Vattel les positions rationalistes métaphysiques de tendance institutio-naliste de Grotius, reprises par Wolff et son Ecole, le jurisconsulte neu-châtelois se distinguant par son rappel de la finalité spécifique du mariage dans sa doctrine du divorce et par son insistance sur le carac-tère hiérarchique de la société conjugale fondée sur la supériorité natu-relle du mari 3 , cependant que s'esquisse, sous l'égide de Burlamaqui, un courant éclectique de tendance conciliatrice avec les vulgarisateurs de la tradition jusnaturaliste vaudoise, B.-Ph. Vicat, j.-G. Pillichody et F.-B. de Félice. Amorcé par l'œuvre du jurisconsulte genevois, média-trice entre les thèses contractualistes de Thomasius défendues par Bar-beyrac, et les thèses insNtutionalistes de Grotius, réaffirmées par Wolff et une partie de son Ecole et défendues par Vattel 4, ce dernier courant maintient d'une part la spécificité de la nature juridique du mariage, institution-contrat, qui conditionne une doctrine restrictive du divorce 5 ,

et tend d'autre part à relativiser, à des degrés divers, la primauté mari-tale par l'admission de son aménagement conventionnel, si ce n'est par l'affirmation de la nécessité du consentement de l'épouse à son éta-blissement 6.

Parmi les Fondateurs de !'Ecole romande, encore tributaires à tant d'égard de Pufendorf, Barbeyrac se distingue donc par l'infléchissement contractualiste qu'il donne à la doctrine équilibrée de son maître dans la ligne de Thomasius alors que Burlamaqui, plus fidèle à l'auteur du De /ure Naturae et Gentium, conserve le souci de l'équilibre entre le contractualisme dissolvant des tenants de Thomasius et l'institutiona-lisme figé de la doctrine scolastique traditionnelle, sensible tant chez Grotius et ses disciples que chez Wolff et ses élèves. C'est précisément cette tendance traditionnelle qu'illustrera dans la génération ultérieure des disciples et des vulgarisateurs un Vattel, en posant le primat de la propagation de l'espèce dans sa doctrine de la dissolution du mariage et en durcissant à l'extrême, contre les positions les plus novatrices de son maître, la thèse de l'inégalité de la société conjugale et de la

2 Cf. ci-dessus Ir• partie, ch. 1, p. 44-45 quant au contractualisme de Barbeyrac et p. 57-58 quant à sa conception de la condition juridique des époux.

a Cf. ci-dessus, Il' partie, ch. 1, p, 94-97.

4 Cf. ci-dessus, 1•• partie, ch. 2, p. 80-81.

5 Cf. ci-dessus, II• partie, ch. 2, p. 108 pour Vicat, p. 118-119 pour Pillichody et p. 140-144 pour de Félice.

o Cf. ci-dessus, II• partie, ch. 2, p. 116-117 (Pillichody) et p. 135-139 (de Félice).

sujétion de l'épouse au mari, non seulement par la réaffirmation du principe du fondement naturel de l'autorité maritale, mais encore par la différenciation systématique des droits et des devoirs des conjoints. Tout au contraire, c'est à la tendance médiatrice de Burlamaqui que se ratta-cheront les vulgarisateurs de la tradition vaudoise, dont les œuvres attes-tent la vigueur de la pensée jusnaturaliste en Suisse romande au seuil du dernier tiers du siècle en matière matrimoniale.

Mais le témoignage le plus frappant de cette vigueur, c'est chez l'auteur du Contrat social qu'il faut le chercher. S'il ne laisse sans doute ni commentaires, ni traité de Droit naturel, le plus célèbre des repré-sentants de la pensée jusnaturaliste d'expression française en même temps que celui des vulgarisateurs de !'Ecole romande du Droit naturel appelés à la plus grande fortune par ses écrits politiques autant que par ses écrits littéraires, Jean-Jacques Rousseau, se trouve paradoxale-ment illustrer en effet avec le plus d'éclat l'aspect le moins connu de l'œuvre de !'Ecole romande dans le domaine du Droit naturel du ma-riage : sa place dans le processus de sécularisation de la législation matrimoniale qui aboutira au régime du mariage civil moderne. Cet intérêt particulier de Rousseau ne tient pas à vrai dire à son œuvre même, car le «Citoyen de Genève» n'a guère voué d'attention à la problématique du mariage en Droit naturel. S'il y fait allusion dans le cadre de ses essais politiques, ce n'est en effet que pour développer des vues contradictoires quant à la contingence de cette société. C'est ainsi qu'il souligne d'une part, dans son Discours sur !'Origine de l'InégalitP., le caractère purement momentané des unions nécessaires à la perpétua-tion de l'espèce, voire de la communauté de vie de la mère et des enfants - « le besoin satisfait, les deux sexes ne se reconnaissoient plus et

l'en-fant n'étoit plus rien à la Mère, sitôt qu'il pouvoit se passer d'elle » 1

-et qu'il affirme d'autre part, dani:. son Discours sur l' Economie politique, paru dans le tome V de !'Encyclopédie, et dans le Contrat social, en reconnaissant la famille comme « la plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle » s, sa contingence fondamentale à laquelle répond le fondement purement conventionnel de sa permanence - « la famille elle-même ne se maintient que par convention » 9. Inspirée de

l'empi-7 Discours sur !'Origine et les Fondements de l'inégalité parmi les hommes (1754), II' partie, in Œuvres complètes, Paris 1964 (Pléiade), t. III, p. 164.

Dans son essai sur

J.-J.

Rousseau intitulé La politique de la solitude, Paris 1971, R. Polin relève à juste titre : «Rousseau a pris longuement soin d'ex-pliquer comment ces rencontres de hasard, ces unions fortuites, se bornant au seul physique de l'amour, ne comportant jamais de lendemain, n'établissent jamais de couple durable, ne constituent jamais de lien social », op. cit., p. 3.

s Du Contrat social, livre 1, ch. II, in Œuvres complètes, éd. cit., t. III, p. 352, dans la ligne du Discours sur !'Economie politique, Encyclopédie, t. V (1755), p. 337, que nous citons dans l'éd. des Œuvres complètes, t. III, p. 241.

9 Op. cit., loc. cit.

riSme et de l'utilitarisme éthique de Locke autant que du conventiona-lisme de Pufendorf, de Barbeyrac et de Burlamaqui, ces considérations confirment bien le triomphe du conventionalisme juridique en matière matrimoniale tel que nous l'avons relevé chez les principaux auteurs de

!'Ecole romande du Droit naturel. Elles ne sauraient valoir pour autant à Rousseau un mérite quelconque.

L'originalité de Rousseau réside ailleurs. Elle tient dans sa mise en pratique des thèses conventionalistes développées par toute l'Ecole du Droit naturel moderne depuis Pufendorf. Nous voulons parler de l'in-solite « mariage impromptu » par lequel Rousseau donne réalité aux spéculations des jusnaturalistes. Rappelons les faits : sensible aux repro-ches de concubinage qu'il prête à certains de ses amis grenoblois, mais dans l'impossibilité de se marier selon sa foi 10, Rousseau improvise le 30 août 1768 à Bourgoin, au hasard de ses pérégrinations dauphinoises, une célébration de mariage, dont il est à la fois l'ordonnateur et le ministre. Réunissant chez lui, selon le récit que nous en a laissé un des témoins de la cérémonie 11, quelques amis ainsi que Thérèse Levasseur et exaltant les liens qui l'unissent à cette dernière depuis près d'un quart de siècle, il les prie « d'être témoins de l'acte le plus important de sa vie», leur faisant solennellement part « de la résolution où il était de rendre ces liens indissolubles par le nœud conjugal » 12. En prenant ainsi ses amis « à témoin des serments qu'il faisait d'être l'époux» de Thérèse Levasseur et en les priant «de ne jamais les oublier » 13, Rousseau faisait plus que satisfaire à ses scrupules de conscience. Renouant avec la tradition canonique pré-tridentine, il ins-tituait une nouvelle forme de conclusion de mariage selon le Droit natu-rel, en application de ses principes comme de ceux de toute !'Ecole du Droit naturel moderne du XVIII' siècle assignant à la plupart des insti-tutions un fondement essentiellement conventionnel. L'insolite cérémonie du 30 août 1768 ne marque pas seulement un point d'aboutissement de la pensée matrimoniale de !'Ecole romande du Droit naturel. Concré-tisant son impact sur l'évolution même des institutions, sans constituer pour autant un véritable jalon dans l'histoire du Droit du mariage, elle symbolise de manière particulièrement expressive le rôle de l'Ecole du Droit naturel moderne dans la transition qui s'opère en matière matri-moniale de la législation ecclésiastique à la législation civile moderne.

Nous abordons par là la problématique de la portée de l'œuvre de l'Ecole romande du Droit naturel dans le domaine du Droit du mariage.

La question se présente à notre sens sous deux aspects différents selon

10 Cf. l'introduction de R. Schiltz au Journal du séjour à Grenoble de ].-].

Rousseau de O. Bovier, Grenoble 1964, p. 17 ss.

11 Cf. le récit d'un des cousins Champagneux, publié dans l'introduction citée de R. Schiltz, op. cit., p. 38-40.

12 Op. cit., loc. cit.

1s Ibid.

l'ampleur de la perspective embrassée. Dans une première perspective, pragmatique et utilitaire, limitée au court terme et correspondant à celle qui permettait à Voltaire d'ironiser sur l'apport de Grotius et de Pufen-dorf à la jurisprudence du Châtelet, elle peut se ramener à l'impact des thèses des principaux représentants de !'Ecole romande en matière d'empêchements au mariage comme en fait de condition des époux ou de causes de divorce. L'état actuel des recherches d'histoire du Droit de la famille au XVIII• siècle en terre romande ne permet pas d'y répondre globalement, la seule constataNon qui s'impose se réduisant à l'influence exercée par les idées de Burlamaqni en fait de divorce et de séparation de corps 14. Mais la question de la portée de l'œuvre de !'Ecole romande du Droit naturel dans le domaine du Droit au mariage peut se concevoir dam; une autre perspective : celle de la longue durée ; elle s'identifie alors avec la question plus générale du rôle de la pensée matrimoniale jusnaturaliste de notre pays dans le processus de substitution à la légis-lation ecclésiastique traditionnelle du régime laïc du mariage civil mo-derne. A cet égard, à voir la relative et étonnante rapidité avec laquelle les cantons romands ont introduit, après l'écroulement de l'hégémonie napoléonienne et l'échec des expériences de la Restauration 15, le régime du mariage civil obligatoire - alors qu'il faut attendre 1876 pour la plupart des autres cantons, Genève en 1821 et Neuchâtel en 1851 sont les premiers à l'instaurer 16 - ·il est permis de se demander si !'Ecole romande du Droit naturel n'a pas préparé chez nous le terrain à la Réception des principes du Droit matrimonial français. Car les phéno-mènes de Réceptions de Droits ne s'opèrent pas par la seule voie de l'autorité -- Annexions ou Révolutions. Ils sont au contraire le fruit de longs processus d'assimilation et d'échanges culturels 11, manifestant

14 Cf. ci-dessus Ire partie, ch. 2, p. 79-80 et les conclusions des recherches fragmentaires de Chs. Du Bois-Melly, op. cit., et des mémoires cités d' A. de Kalbermatten et de B. Sonnaillon, op. cit.

15 Cf. en particulier à Genève, dans le cadre de la tentative de révision et de rétablissement des Edits Civils, cf. A. Martin, Une Commission des Edits Civils en 1814, Genève, 1912, l'instauration sous la pression du clergé pro-testant d'un mariage civilo-ecclésiastique par la loi du 20 mai 1816, cf. Rec.

des Lois genevoises, t. 2 (1816), p. 211 ss. Voir à ce propos A. Martin, Le Code civil dans le Canton de Genève, in Livre du Centenaire du Code civil, Paris 1904, t. 2, p. 882-883.

16 Sur l'avènement du régime du mariage civil obligatoire en Suisse, consacré sur le plan fédéral par la Loi fédérale sur l'état-civil et le mariage du 24 décembre 1874, cf. E. Huber, System und Geschichte des schweizerischen Privatrechts, Bâle, 1893, t. IV, p. 331 ss, F. Picot, La nature juridique du mariage en Droit suisse. Son développement historique dans le Droit fédéral au X/X• siècle, thèse Droit (dactyl.), Bâle 1948, p. 55 ss, ainsi que P. jaggi, Das venveltlichte Eherecht, Freiburger Veréiffentlichungen aus dem Gebiete von Kirche und Staat. Bd. 11, Fribourg 1955, p. 8-12.

17 Cf. E.E. Hirsch, Die Rezeption fremden Rechts ais sozialer Prozess, in Festgabe für Friedrich Bülow, 1960, p. 121 ss qui relève judicieusement que

« toute réception d'un Droit représente une transplantation et un

enracine-152 LE MARIAGE DANS L'ÉCOLE ROMANDE DU DROIT NATUREL

la continuité profonde de l'histoire du Droit comme de l'histoire des idées. En ce sens, il se pourrait bien que, par l'assimilation et la dif-fusion des principales thèses de !'Ecole allemande du Droit naturel mo-derne, !'Ecole romande du Droit naturel n'ait pas seulement contribué à la consécration des principes des Droits de l'Homme par les premières grandes démocraties modernes, mais qu'elle confirme aussi sur le plan du Droit matrimonial la thèse de Tocqueville selon laquelle !'Ancien Régime a préparé la Révolution 18,

ment d'un patrimoine de pensée juridique... c'est-à-dire d'un ensemble de conceptions, d'idées, d'idéaux et de pensée de nature juridique» pour souli-gner : « on n'importe en d'autres termes ni un Droit étranger, ni des Codes étrangers, mais un patrimoine culturel», op. cil., p. 122. Dans le même sens, voir également H. Mitteis, Die Rechtsgeschichte und das Problem der histo-rischen Kontinuitiit, de même que F. Wieacker, Privatrechfsf{eschichte der Neuzeit, 2• éd., Goettingue 1967, p. 125 ss, en particulier p. 128-129.

18 Cf. A. de Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, Paris 1856, notamment Avant-propos p. X-XI ; livre II, ch. II, p. 45 ss, ch. XII, p. 212 ss, ch. XV, p. 242 ss et ch. XX, p. 312 ss.