• Aucun résultat trouvé

Puisque les détenus ne forment pas un tout homogène, il existe plus d’une manière de « faire son temps » et de surmonter l’emprisonnement (Vacheret & Lemire, 2007). Dans les établissements correctionnels, il y a ceux qui attendent tranquillement et sans déranger, ceux qui se révoltent et deviennent violents, ceux qui parlent sans cesse et exagèrent, ceux qui sont fragiles, ainsi que ceux qui prennent leur place comme petits chefs ou comme boucs émissaires (Marchetti, 2001). En se basant sur la définition de la prison élaborée dans la section précédente, il est possible de regrouper en trois grands concepts les différentes façons de s’adapter au milieu carcéral : 1) l’adaptation-isolement (relatif à la peine d’emprisonnement); 2) l’adaptation- conformisme (relatif au système correctionnel); et 3) l’adaptation-socialisation12 (relatif à l’espace sociologique).

Le premier concept, l’adaptation-isolement, consiste à s’ajuster à la prison en se retirant volontairement de la vie sociale intra-muros. Certains détenus éprouveraient de la difficulté à surmonter les souffrances de l’emprisonnement, les privations, la                                                                                                                

12 L’auteure tient à souligner ici l’importante contribution intellectuelle de Mme Marion Vacheret dans

promiscuité et la coupure avec leur vie antérieure, incluant leur famille et leurs amis. Pour contrer le stress et la pression alors ressentis, ils s’isoleraient délibérément du reste de la population correctionnelle. Ils choisiraient un endroit calme, souvent leur cellule, où ils peuvent se recueillir et fuir leurs préoccupations (Adams, 1992). Cabelguen (2006) utilise le terme « atomisation » pour désigner l’attitude solitaire des prisonniers, qui se traduit par une individualisation de l’expérience carcérale (Cabelguen, 2006). Ce comportement s’oppose à l’adaptation-socialisation, où le monde hostile de la prison inciterait plutôt les détenus à une forme de solidarité, se manifestant par l’adoption d’une attitude antiinstitutionnelle.

Certains prisonniers réduiraient donc au maximum les stimuli présents dans le milieu carcéral, en évitant le plus possible les situations stressantes, autant physiques que psychologiques. Ils s’adonneraient alors à des activités plutôt passives pour tuer le temps, comme regarder la télévision et lire. Quelques-uns tourneraient même le dos à tout ce qui est offert par le service correctionnel, se contentant du minimum (Cooley, 1992). Ils passeraient la majeure partie de leur journée dans leur cellule et éviteraient les loisirs collectifs, durant lesquels peuvent survenir des situations imprévues et non souhaitées (Vacheret, 2005; 2006). Quelques-uns iraient jusqu’à diminuer leur alimentation et négliger leur hygiène corporelle, tentant ainsi le plus possible de ne pas se faire remarquer et espérant tranquillement s’insensibiliser (Chantraine, 2004). On peut croire que ces détenus se révèlent moins outillés que les autres pour résoudre des conflits. Plus vulnérables, ils opteraient pour l’évitement plutôt que pour la confrontation (Chubaty, 2002), fuyant ainsi la contrainte, la domination et la surveillance (Chantraine, 2004). Ce repliement leur procurerait une forme de protection personnelle (Chantraine, 2004; Vacheret & Lemire, 2007; Zamble, Porporino, & Kalotay, 1984).

L’isolement semble également possible par la consommation de SPA. Plourde (2000) note que certains détenus tenteraient d’oublier leur situation de captivité et leurs sentiments négatifs à l’aide de moyens qui ont déjà fait leurs preuves avant leur incarcération, dont l’usage de drogue. En raison de leur côté anesthésiant, certaines

SPA (surtout celles de la famille des dépresseurs, comme l’alcool) se présenteraient comme une solution efficace pour atténuer les souffrances et les privations de l’emprisonnement (Marchetti, 2001; Plourde, 2000).

D’autres épuiseraient leurs ressources à tenter de « survivre » en détention et opteraient pour des solutions alors plus drastiques, dont la mort. Les décès par suicide s’avèrent d’ailleurs plus répandus en prison que dans la société libre, et ce, pour un groupe d’adultes non institutionnalisés comparable (Adams, 1992; Bonta & Gendreau, 1990; Lemire, 1990; Liebling, 1999; Moron, 2004). À titre d’exemple, au Canada, au cours de la décennie de 1998/99 à 2007/08, 20,3 % des décès survenus à l’intérieur des établissements de détention fédéraux ont été liés au suicide. Durant la même période, le taux de suicide parmi la population correctionnelle fédérale canadienne s’élevait à environ 84 suicides pour 100 000 détenus, alors que celui de la population canadienne ne dépassait pas 12 suicides pour 100 000 habitants (Comité de la statistique correctionnelle, 2009). L’expérience correctionnelle ne ferait qu’exacerber des tendances déjà existantes et renforcerait l’autodestruction. Le passage à l’acte surviendrait généralement dans les premiers mois de l’incarcération, surtout lors d’une première peine d’emprisonnement (Adams, 1992; Lemire, 1990; Moron, 2004). Beaucoup de détenus se limiteraient toutefois à des pensées suicidaires, qui agiraient comme une bouée de sauvetage permettant de tenir le coup et d’affronter les moments difficiles durant la détention (Marchetti, 2001).

Le deuxième concept, celui de l’adaptation-conformisme, fait référence à une forme d’acceptation ou encore de soumission de la part du détenu au système organisationnel de la prison. Il se traduit globalement par une quasi-absence d’infractions disciplinaires et par une participation active aux activités et aux programmes proposés par le service correctionnel.

Pour Mackenzie, Goodstein et Blouin (1987), une adaptation « réussie » à la prison se définit par une quasi-absence de stress, par une faible implication dans la sous-culture carcérale (adhérence au code des détenus) et par une participation soutenue aux

activités officielles (plan correctionnel). À première vue, la discipline apparaît comme une variable clé dans l’ajustement des individus à un modèle d’exécution de la peine assez rigide (Hanson, Scott Moss, Hosford, & Johnson, 1983). Toutefois, certaines activités procureraient des bénéfices immédiats, autres que ceux initialement proposés. Par exemple, quelques détenus assisteraient à la messe pour y rencontrer de bons copains et pour faire bonne figure, beaucoup plus que pour l’épanouissement personnel. D’autres s’impliqueraient dans des programmes communautaires davantage pour sortir du pénitencier que pour aider des gens dans le besoin (Marchetti, 2001).

Par ailleurs, le support de la famille et des amis faciliterait l’adaptation-conformisme à la prison. Les détenus qui profitent de ces visites atténueraient leurs sentiments négatifs, s’éloigneraient des valeurs véhiculées par la sous-culture carcérale et, par le fait même, accumuleraient moins de violations de règlements pénitentiaires que les autres. Ces bénéfices s’appliqueraient aussi à ceux qui participent à des groupes d’entraide, comme les groupes religieux ou les groupes formés d’anciens toxicomanes (Jiang & Winfree, 2006).

À l’inverse, les détenus qui n’ont conservé que très peu de liens avec leur famille risquent davantage de s’associer à la population correctionnelle. Leur sentiment d’appartenance au monde extérieur s’étant estompé, certains se tourneraient alors vers la sous-culture carcérale. Cela introduit le dernier concept, celui de l’adaptation- socialisation. Il signifie l’ajustement à la prison à partir du sentiment d’appartenance retiré du soutien des pairs.

Ce principe n’est toutefois pas nouveau. Il est apparu au cours de la première moitié du 20e siècle, alors que l’adaptation des détenus à la prison était reconnue comme un processus d’assimilation aux coutumes et aux mœurs véhiculées par la sous-culture. Clemmer (1940/1958), en parlait comme la « prisonniérisation ». L’adoption d’une attitude antiinstitutionnelle se manifesterait par un nouveau statut social dans la hiérarchie carcérale, une position méfiante envers les gardiens et une façon de faire

son temps sans montrer l’ombre d’une faiblesse (Code des détenus). Reisig et Ho Lee (2000) notent que les détenus les plus prisonniérisés semblent davantage se tourner vers leurs pairs en cas de besoin que vers le personnel correctionnel, renforçant ainsi la solidarité dans ce groupe.

La socialisation apparaît comme un moyen efficace pour s’adapter à la prison. Pour certains détenus, cela viendrait presque naturellement. Alors que les uns fournissent un maximum d’efforts pour se faire respecter de leurs pairs, pour se lier à des leaders influents dans le milieu et pour gagner leur place dans la contrebande, les autres s’intègreraient sans coup férir. Il s’agirait notamment des détenus qui ont été familiarisés au milieu carcéral par la famille, les amis et le Centre jeunesse. Pour eux, l’incarcération s’inscrirait comme une routine (Cabelguen, 2006), un passage normal dans leur trajectoire de vie, puisque la prison a toujours fait partie de leur entourage. Les connaissances acquises lors de la période précarcérale atténueraient les chocs de la première incarcération et les risques d’abus et de maltraitance de la part des autres détenus (Chantraine, 2004). Par exemple, les jeunes qui retrouvent leurs copains de quartier, souvent placés ensemble pour éviter les tensions, reçoivent souvent des items de cantine dès leur arrivée (Marchetti, 1997) et probablement de bons conseils quant aux rudiments de la prison. Ce serait le cas également de ceux qui faisaient partie d’un gang de rue avant leur incarcération ou qui en ont intégré un une fois entre les murs (Griffin & Hepburn, 2006; Jacobs, 1974).

Par ailleurs, les détenus pleinement intégrés dans la population carcérale semblent plus susceptibles que les autres de s’impliquer dans un commerce plus ou moins licite durant leur incarcération, pour adoucir les rigueurs de la prison et augmenter leur confort. Par exemple, un emploi intra-muros accroît le pouvoir d’achat, mais il permet aussi de profiter de petits extras. Si certains prisonniers insistent pour travailler aux cuisines, ce serait pour accéder à une meilleure nourriture ou encore pour instaurer un système de troc avec leurs pairs (Robert, 2007). Dans le même sens, la contrebande de toute sorte et le trafic de drogues combleraient également le manque de ressources et le sentiment de privation (Kalinich, 1980; Marchetti, 2001).

D’ailleurs, la drogue apparaît comme un marché particulièrement prospère en milieu carcéral, puisque la toxicomanie fait partie de la réalité de plus de 40 % des détenus fédéraux canadiens (Comité permanent de lutte à la toxicomanie, 2003).

D’une manière ou d’une autre, tous cherchent tant bien que mal à s’adapter à la prison. Les renseignements précédents montrent que ce processus ne doit pas être perçu comme un concept dichotomique et statique. D’une part, il serait inexact de considérer comme des inadaptés les détenus qui s’isolent dans leur cellule et de juger ceux qui accumulent plusieurs infractions disciplinaires. On peut croire que ces préjugés proviennent des objectifs des services correctionnels, c’est-à-dire d’assurer la sécurité et de réhabiliter les délinquants. D’autre part, à l’intérieur d’une même peine d’emprisonnement, surtout si elle est longue, un détenu peut expérimenter plus d’un moyen de s’adapter au milieu carcéral, suivant ses priorités et ses besoins du moment.

Par exemple, Cabelguen (2006) croit qu’un détenu puisse passer d’une forte solidarité (prisonniérisation) au début de son incarcération à un relatif isolement (atomisation) après plusieurs mois de détention. Cet auteur postule que les jeunes ont tendance à être davantage « prisonniérisés » à leur admission dans l’établissement, alors qu’en vieillissant ils adoptent une position caractérisée par un retrait progressif de la sous- culture carcérale. Cela laisse envisager que les détenus, tel un processus, s’ajustent continuellement à leur environnement selon leur âge, la durée de leur sentence, le temps passé en détention, le départ d’un compagnon de cellule, l’arrivée de nouveaux prisonniers, le changement de niveau de sécurité, etc. Par ailleurs, si le concept d’adaptation prend un sens aussi important en prison, c’est que le milieu carcéral demeure un monde hostile.