• Aucun résultat trouvé

Chapitre 6 Le don « à la surface des choses » : le don dans les couples familiaux québécois des années

6.2 Ce qu’on se donne

6.2.2 Un temps abondant et attentif

Ces attitudes rappellent la première règle d’or dégagée par Kaufmann : afin d’équilibrer la satisfaction dans les échanges conjugaux, les membres des couples se témoignent de la confiance, de l’admiration, du soutien et de la reconnaissance. Chaque conjoint est pour l’autre le « premier supporter », le « fan inconditionnel » qui entretient l’estime de soi (CHAREST

et KAUFMANN 2012 : 81). Il s’agit d’un véritable « pacte de reconnaissance privilégiée » (KAUFMANN 2010b : 144). Or, ces

attitudes demandent de l’attention et de la disponibilité. « Vu que j’ai beaucoup de temps, explique Alexandra, qui travaille à temps partiel tout en s’occupant beaucoup des enfants et de la maisonnée, moi je pense que ça me permet de m’en rendre compte rapidement quand y a quelque chose qui va pas. » De fait, ce que les répondants disent donner avec le plus d’emphase est le temps :

C’est sûr que le don, au niveau de la famille, je le sens en termes de temps, beaucoup. D’efforts et de temps. Notre quantité de temps libre, à [ma conjointe] et moi, a diminué drastiquement depuis qu’on est parents. (Mathieu)

-Le don, pour moi, c’est une forme de place. -Faite à l’enfant ?

-Oui. […] D’abord dans mes émotions, c’est la première place que je lui ai donnée. Évidemment dans mon corps après ça ! Mais après : dans le temps. Parce que le temps, c’est l’affaire la plus précieuse quand t’es parent. Le temps, aujourd’hui, on court après […]. Fait que je pense que l’enfant, ce don-là, c’est le temps que je lui donne. Puis j’en ai fait beaucoup, beaucoup, de dons de temps (Justine. Elle souligne.)

C’est un don de partager le temps, peu importe comment tu mesures le temps. Le don, c’est le don d’entretenir la maison le samedi matin, le don de partager les revenus et c’est juste dans le flux de vie. (Olivier)

Rendre service, c’est du don à l’état pur. Y a rien de plus précieux que le temps qu’on a, de toute façon. (Emma)

L’idéal, pour les répondants, est que ce temps donné soit un « temps de qualité » dans la mesure du possible (ça ne l’est pas toujours), un temps attentif et généreux qui permet par exemple « de donner [aux enfants] la possibilité d’aller à leur rythme. Pas de leur imposer le nôtre. » (Sandrine. Elle souligne.) Dans le contexte actuel, cela exige de mettre certaines pressions sociales de côté (travail et réseaux sociaux notamment) afin de se mettre le plus souvent possible au service de la famille :

Quand je suis avec mes enfants, j’essaie d’être complètement présente. Parce que c’est facile de checker mon cellulaire en même temps que les enfants écoutent la télé ou qu’ils jouent, ils font un casse- tête, ils sont tranquilles, ils s’amusent bien ensemble. Mon chum, des fois, il le fait, et je dis : « Lâche ton cellulaire. » Ça m’énerve, ça m’insulte. Puis lui, il est comme « Mais regarde, ils jouent, là! » Oui, mais justement : va t’assoir à côté d’eux autres ! Soyons là ! On les a vus une heure ce matin, on les voit deux heures le soir donc trois heures. […] Lâche ton cell ! Fait que pour moi, ça, c’est un don de soi, de dire je suis prête à ne pas checker Facebook. (Sarah)

Pour y arriver, les participants signalent devoir demeurer vigilants quant à l’emploi de leur temps. Ils rapportent tous qu’étant donné les pressions exercées par un mode de vie frénétique, largement imposé par la société selon eux, ralentir et prendre le temps d’interagir avec son conjoint ou ses enfants demandent d’effectuer un choix conscient. Sarah, qui est enseignante, raconte qu’elle s’est donné une règle : elle ne corrige jamais le soir. « C’est un sacrifice que je fais, mais pour les enfants », explique-t-elle. Prendre du temps pour être avec l’autre, par ailleurs, demande parfois d’empiéter sur son temps ou ses projets personnels :

[Mon conjoint], il aime beaucoup avoir des moments familiaux, c’est important pour lui qu’on soupe ensemble. Donc la fin de semaine, je me booke très rarement des choses, où je verrai pas les enfants. Je garde toujours mes fins de semaine. Si j’ai une sortie de prévue, ça va être avec les enfants puis mon chum. (Jeanne)

Quand elle travaille, moi, je surveille les enfants, fait que je fais un peu le bouclier, là. Elle peut essayer de se concentrer sur ses choses un peu pendant ce temps-là. (Mathieu)

[Souvent, le soir, je me dis :] « Je peux pas aller jogger maintenant parce qu’il faut que je couche les enfants ». Puis pour mon chum, faire les bains tout seul, c’est chien, c’est le bordel, fait que pourquoi je l’aiderais pas ? (Alexandra)

De fait, afin de parvenir à donner le plus de temps possible, ou encore pour alléger la tâche du conjoint pour qu’il ou elle passe le plus de temps possible auprès de la famille, une proportion importante des couples où évoluent les personnes interrogées comporte au moins un membre qui a choisi de travailler moins, de faire aménager son horaire de travail, de prendre de longs congés parentaux ou d’être à la maison pendant quelques années :

Depuis mon garçon, j’ai fait quelques contrats à la maison, mais j’ai beaucoup diminué mes heures. J’ai mis un peu ma carrière de côté. (Sophie)

Quand on pensait avoir un enfant, [mon conjoint] m’a dit – parce que j’étais mal à l’aise avec le fait de prendre un an de congé, [il] a dit : « Ben si ça te stresse tant que ça, moi je vais le prendre, ça me dérange pas du tout ! » […] [Mon conjoint] a réduit son temps de travail pour avoir du temps avec l’enfant. Puis après, il est passé à quatre jours semaine seulement. (Justine)

Pour lui, c’était primordial de prendre ce temps-là [des semaines de congé parental], puis il disait : « C’est une nouvelle vie qui va commencer. Je pense qu’on a besoin de temps. » Pour nous. Puis d’assimiler ce nouveau rôle-là. Fait qu’il avait dans l’idée de prendre cinq semaines, puis il s’en est rajouté avec son patron. (Geneviève)119

Le don « premier », selon les participants, est donc le temps, parce qu’il permet d’entrer en relation avec l’autre (le conjoint) ou les autres (les enfants), d’évoluer avec eux, de les comprendre, de modifier ses attentes au fur et à mesure que les relations progressent, ce qui, du coup, facilite le don des attitudes qu’on souhaite le plus donner et qui résonnent avec les attitudes dégagées par Burgess, Locke, de Singly et Kaufmann notamment : attention, respect, amitié, confiance, encouragement, sécurité affective, aide, soutien à travers les périodes difficiles, acceptation et souci de ce que vit et est l’autre. Le fait que le don de temps soit considéré comme très important par les répondants implique souvent d’être présent auprès des autres membres de la famille. Il n’est pas question de remplacer le temps passé ensemble par un temps plus court, mais de meilleure qualité, ni de compenser l’absence par des cadeaux. C’est que pour les participants, l’importance accordée à la présence s’inscrit dans une organisation de la vie contemporaine où être ensemble ne va plus de soi. Il faut être ensemble, physiquement ou mentalement, présents l’un pour l’autre, le plus souvent possible, pour nourrir la relation et lui assurer sa stabilité, affirment-ils. Cette quantité de présence s’applique autant à la relation avec le conjoint qu’à la relation avec les enfants :

Le dimanche on fait des sorties, mais c’est ensemble. Toute la famille. (Daniel)

On voulait offrir aux enfants la chance de revenir dîner à la maison, de pouvoir finir les journées plus tôt, d’avoir un parent qui est là, toujours, pour eux autres. (Sébastien)

[Mon deuxième fils] est plus autonome, mais des fois je sens qu’il y a comme une petite envie de présence. C’est pas parce que tu réussis très bien toutes tes choses que des fois, t’aurais pas envie de faire une partie de ton travail ou de tes leçons avec un parent, là! Qui fait juste vérifier ou être là. (Flavie) Elle est contente, [notre fille], quand on l’assoit sur le comptoir avec nous autres. Elle est bien contente de regarder ce qu’on fait ! (Sandrine)

De passer du temps avec mes enfants. Tsé, de travailler, puis de m’arrêter de travailler pour aller voir c’est quoi ce dessin-là qu’il a fait, qu’il veut absolument me montrer. C’est important. (Justine)

119 Plusieurs recherches, notamment d’inspiration féministes (mais pas uniquement), montrent que le fait de rogner sur ses aspirations professionnelles

au profit du temps passé à prendre soin des membres de la famille tend à être plutôt le fait des mères que des pères. Voir notamment BARRÈRE-MAURISSON

1992;DESCARRIES et CORBEIL 1995;JENSON et SINEAU 2003;RAPOPORT et LE BOURDAIS 2006;BOULET et LE BOURDAIS 2017,ainsi queMORIN,FORTIER

et DESCHENAUX 2019.Chez les participants, le nombre de femmes et d’hommes qui prennent des congés parentaux ou qui s’efforcent de passer le maximum de temps avec leur famille semble plutôt paritaire. Par contre, l’idée de « rogner ses aspirations professionnelles » est assez peu présente. Les participants disent qu’ils prennent plaisir à être auprès de leur famille et n’expriment pas de regret à l’idée d’avancer moins rapidement dans leur carrière. Par contre, ils aiment tous leur travail et souhaitent tous continuer de s’y consacrer. Même Sophie, qui s’est éloignée du travail pendant quatre ans, et qui souhaite maintenant reprendre le boulot, exprime qu’elle ne regrette pas le temps passé auprès de ses enfants.

Qu’il s’agisse de l’aménagement de temps familiaux qui met de côté le travail ou d’une disposition à être attentif aux besoins de présence du conjoint ou des enfants aux moments où ils s’expriment, cette envie et ces efforts de temps et de présence sont le fait tant des hommes que des femmes. Chez Jeanne, par exemple, c’est plutôt le conjoint qui s’occupe de créer une atmosphère familiale agréable, qui chouchoute, qui apporte un verre de vin lorsque Jeanne est penchée sur les activités qu’elle organise après le coucher des enfants ; et c’est Jeanne qui, prise par toutes sortes d’occupation, fait l’effort conscient de réserver ses fins de semaine à sa famille. Chez Alexandra, c’est elle qui passe le plus de temps auprès des enfants durant le jour, pendant que son conjoint travaille à temps plein à l’extérieur. Par contre, sitôt qu’il est à la maison, c’est-à-dire le soir et les fins de semaine, la quasi-totalité de son temps et de son attention va à sa famille, à sa conjointe et à ses enfants.

Documents relatifs