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Godbout et Charbonneau : la circulation du don dans la parenté

Chapitre 5 Le don, les sentiments forts et le métarécit au fondement des rapports conjugaux et familiau

5.4 Godbout et Charbonneau : la circulation du don dans la parenté

Peut-il y avoir du don en famille ? Mais a-t-on jamais pensé le don sans famille ? (DERRIDA 1991 : 31. Derrida souligne.)

Le Québécois Jacques T. Godbout est sans doute le sociologue dont les travaux récents au sujet du don au sein des familles sont les plus réputés. Son programme de recherche s’inscrit dans la perspective du M.A.U.S.S. et vise à « éclairer et comprendre le fonctionnement du don dans la société moderne » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996a). Dans La circulation du don dans la parenté. Une roue qui tourne (1996a), écrit en collaboration avec Johanne Charbonneau, Godbout désire montrer l’ « étrange modernité de la famille québécoise » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b). Ils y contrastent une famille

québécoise qui, ayant subi la grande désorganisation déplorée par les théoriciens de la crise du modèle moderne, ne serait plus fondée que sur l’individualisme et la consommation, avec les pratiques de liens concrètes de cette même famille, qui demeurent en grande partie fondées dans le don. Ils y établissent que ce qui s’échange au sein des familles ne relève pas du marché libre moderne fondé sur l’intérêt et contractualisé, mais bien de ce que les individus vivent comme une « obligation » d’entraide, de solidarité et de don, obligation qu’ils estiment nécessaire, bonne et juste, morale, jusqu’à un certain point. Contrairement aux études économiques utilitaristes, aux théories du choix qui poussent le principe de l’individualisme égocentrique à sa limite logique et aux écrits féministes marxistes qui considèrent la famille d’abord et avant tout comme un lieu de production, Godbout et Charbonneau l’envisagent comme un lieu de liens. Ces liens, affirment-ils, importent plus aux membres des familles que la valeur marchande de ce qu’ils produisent ou acquièrent (1996a : 2). Ils s’intéressent à de nombreux aspects du don et apportent un foisonnement de connaissances au sujet de ce qui se donne dans la parenté québécoise des années 1990. Nous nous limitons ici à en rapporter les apports les plus pertinents pour cette thèse.

Pour Godbout (1992), la famille est le lieu par excellence du don. Plus encore : elle est don, c’est-à-dire que le don est son principe organisateur104 :

[T]out porte à croire, quoi qu’en disent les sociologies de l’intérêt et du pouvoir, que les familles se dissoudraient instantanément si, répudiant les exigences du don et du contre-don, elles en venaient à ne plus ressembler qu’à une entreprise ou à un champ de bataille. (GODBOUT 1992 : 21)

[L]es plus grands défenseurs de l’utilitarisme et de l’individualisme, tels Becker et Hayek, maintiennent la « nécessité d’un lieu fondateur du lien social sous peine de désintégration complète de la société sous prétexte du faux individualisme ». C’est pourquoi, sans doute, « l’individualisme s’arrête aux portes de la famille105. » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 8)

Pour Godbout (1992), dans le contexte de la famille, le don se donne à voir à plusieurs niveaux : à la base, dans la formation du couple parental (« la transmutation d’un étranger en familier est le phénomène de base du don ») (46) ; dans la procréation, « don de vie » (59-61) ; dans le don de soi parental, et plus particulièrement maternel (54-59) ; dans les échanges affectifs (c’est « le fondement qui tient le reste de l’édifice » familial) ; dans les services rendus ; dans la transmission entre les générations ; dans le fait de réussir, de faire carrière, « fructification du don reçu » et dans les dons rituels (GODBOUT 1992 : 46 et 54-61. Nous soulignons.).

Or, constate Godbout, la famille contemporaine se compose d’individus qui veulent et doivent mettre en jeu leur volonté propre. C’est pourquoi l’un des enjeux les plus poignants des familles contemporaines, selon lui, réside dans la capacité de ses membres à trouver un équilibre entre leur liberté de donner ce qu’ils veulent, à qui ils veulent, de la façon et au moment où ils le veulent et la réciprocité nécessaire au don. Cette capacité s’apprend d’ailleurs dès les premiers instants au sein même des familles et tout au long de la socialisation primaire : l’enfant parvient progressivement à conjuguer ses droits et le maintien de rapports harmonieux avec les autres membres de sa famille. Il apprend ainsi un équilibre à la fois périlleux et crucial : donner sans se « faire avoir » (GODBOUT 1992 : 46). Cet équilibre est particulièrement nécessaire dans

une société qui accorde une large place à la volonté et au destin individuel : il faut penser à soi et aux autres, écrit Godbout quelques années avant de Singly, Kellerhals et Kaufmann, dans une perspective, celle du don, qui accorde autant d’importance aux autres, à l’ensemble familial, qu’à soi, toutefois. De cette capacité de chacun à parvenir à un équilibre plus ou moins tacite, conscient et subtile dans l’échange intrafamilial dépendent l’équilibre et la pérennité des familles. La capacité à préserver ce qu’on est/a est essentiel à la circulation du don dans une perspective godelierienne.

104 Ce qui n’exclut pas, toutefois, selon Godbout, que d’autres principes d’échange puissent être à l’œuvre au sein des familles, tels que l’équivalence,

l’utilité, l’autorité et l’égalité. « Il existe dans la société moderne trois sphères de circulation des choses et des services dominées par trois principes différents. Le marché est dominé par le principe de l’équivalence et la recherche de l’utilité dans l’échange. L’État démocratique est dominé par le principe de l’autorité et celui de l’égalité entre les citoyens. La sphère des réseaux sociaux, enfin, est dominée par le principe du don et de la dette […]. Tous les principes sont présents dans toutes les sphères, mais leur rôle et leur articulation aux autres principes diffèrent de l’une à l’autre, puisqu’une telle perspective revient à faire l’hypothèse que dans chaque sphère un des principes est en quelque sorte le principe organisateur, servant aux acteurs de norme de référence […] pour juger leur comportement face à la circulation des choses et des services. » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996a : 1. Les auteurs soulignent, référant à Boltanski [1990].) Lorsqu’ils écrivent que des « principes » concurrents peuvent avoir cours dans les familles (sans toutefois atteindre l’importance du don), Godbout et Charbonneau demeurent à la surface des choses. Ce n’est pas, alors, selon cette thèse, de principe organisateur dont il est question.

105 Les auteurs citent ici Godard (1991). Ils pourraient également référer à Tönnies (2010 [1887]), mais pas aux auteurs de la crise, qui pensent, au

L’idée que les enfants apprennent dès leur jeune âge à « donner sans se faire avoir » remplace chez Godbout la notion de socialisation chez Parsons et la modère : dans l’apprentissage que permet/impose le don, l’enfant dispose d’un plus grand espace d’individualité que dans l’intégration parsonienne, où l’enfant devient d’abord ce qu’on attend lui. Pour Godbout et Charbonneau comme pour les théoriciens de la crise, par ailleurs, le difficile équilibre entre penser à soi et penser aux autres se manifeste particulièrement dans les hauts taux de séparation et de divorce. L’individu contemporain recherche la liberté, mais aussi la sécurité dont la famille, par son caractère inconditionnel, est la première et la meilleure pourvoyeuse, ainsi que le voyaient bien les penseurs de l’intégration. Mais ce soutien familial comporte un « maillon faible », celui de l’alliance parentale, qui n’obéit pas à la règle de l’inconditionnalité de la même façon que le lien parent-enfant, le « lien du sang ». C’est pourquoi, pour Godbout et Charbonneau, le don qui circule entre les membres du couple revêt une fragilité et une signification particulières.

Afin de déceler, par ailleurs, la façon dont les échanges circulent au sein des familles élargies québécoises, Godbout et Charbonneau partent du principe que le don a de fortes chances d’y apparaître, voire d’y être appliqué de manière « naturelle », « en dépit de » ou « sous » l’échange marchand qui tend à l’envahir. C’est que dans la représentation des membres des familles eux-mêmes, la famille est le seul réseau qui relève de l’inconditionnel : « […] les membres de la famille, expliquent les personnes interrogées par Godbout et Charbonneau (1996b : 20), seraient les seuls sur lesquels on a l'assurance de pouvoir compter... sans compter, peu importe les circonstances. »106 C’est aussi, selon Godbout et

Charbonneau, que la fonction instrumentale du marché est incluse et dépassée dans la famille :

Par exemple, si les membres du réseau de parenté remplissent un rôle de gardien privilégié des enfants, c'est qu'ils sont perçus comme des gardiens sûrs. Et s'ils inspirent ainsi confiance, c'est qu'ils entretiennent avec les parents et avec l'enfant une relation d'affection : un lien qui déborde le rapport utilitaire. Autrement dit, ce sont de bons gardiens parce que ce ne sont pas seulement des gardiens. […] Certes, les services publics ou privés (garderie, etc.) et le marché (restaurants, etc.) sont utilisés par les membres de la famille et les soulagent de bien des tâches. Ils sont là pour rester. Mais on est frappé par le fait que le réseau familial demeure au cœur de la circulation des choses et que celle-ci demeure régie par le principe du don. (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 22- 23)

Pour Godbout et Charbonneau, la famille se vit donc dans un amalgame de don et d’échange marchand… mais plutôt de don. Or, le couple don/contrainte, supposé s’opposer au couple échange marchand/liberté, ne se retrouve pas ainsi découpé dans la réalité des familles interrogées par les chercheurs. Bien que le don préside de manière prédominante aux échanges dans la parenté, ces échanges obéissent à des contraintes assez concrètes et précises. Les auteurs notent ainsi que si la modernité a effectivement rendu relativement aisé de s’affranchir de certaines contraintes et liens, ceux de l’alliance (union libre, divorce) par exemple, ou des obligations imposées par l’Église en matière de reproduction notamment, il en va tout autrement des liens de filiation, un constat également posé par Théry (1996), Godelier (2004), ainsi que par plusieurs chercheurs québécois des dernières décennies qui s’intéressent aux solidarités intergénérationnelles (GAGNON 1968 ; DANDURAND etOUELLETTE 1992 ; FORTIN 1987 ; DANDURAND 1998;CHARBONNEAU

2004;OUELLETTE,JOYAL etHURTUBISE 2005;GUBERMAN et al.2006;LAVOIE,GUBERMAN etOLAZABAL 2008;KEMPENEERS

et VAN PEVENAGE 2013 par exemple). Godbout et Charbonneau constatent ainsi que de nombreuses obligations explicites

ou tacites subsistent, auxquelles on se plie à condition de ne pas s’y sentir contraint – car les familles modernes n’apprécient que peu les obligations formelles. Il s’agit là d’un équilibre subtil.

Les membres des familles interrogées par Godbout et Charbonneau, en effet, se félicitent d’avoir rompu avec certaines obligations traditionnelles. Ils sont réticents à se plier de manière obligée à la solidarité, aux traditions, aux réunions familiales, aux échanges de cadeau, etc. : « Il sera convenu, explique un répondant à propos des réunions familiales auxquelles les membres de sa famille sont régulièrement conviés, que chacun a le droit de venir ou non, de faire un cadeau ou non ». (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 11) La solidarité moderne est donc marquée par le refus de l’obligation et

par l’importance accordée à la liberté. On ne veut rien devoir à personne. On veut aider par envie, par plaisir, non parce que le lien familial y oblige. De plus, on veut donner à qui on veut, non à qui on doit107. Cela étant posé, les répondants

préfèrent tout de même le don à la redistribution étatique ou à l’échange marchand : « Objectivement et subjectivement, la plupart des membres des réseaux [familiaux] […] préfèrent de loin [la circulation du don] à son équivalent marchand, à une distribution de type autoritaire ou à tout échange marqué par une obligation vécue comme contraignante et non voulue. » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 15) « [C]’est seulement face à une solidarité qu’il n’a pas voulue, qui lui est

imposée de l’extérieur, établit Godbout, que l’individu devient nécessairement égoïste, et qu’il est confiné au seul espace du marché. » (GODBOUT 1992 : 24. L’auteur souligne.) Plusieurs propos des répondants seront évalués à l’aune de ces

constats.

L’aspect crucial de la solidarité déployée dans les familles réside donc dans le caractère tacite et non-officiel de la plupart des contraintes. Les dons en argent et les cadeaux, par exemple, ont tendance à ne pas faire l’objet de calculs stricts ni à mettre l’accent sur l’égalité, un constat partagé par Godelier qui écrit que ce qui marque le don entre proches, ce n’est pas la gratuité ou l’absence d’obligation, mais l’absence de calcul (GODELIER 1996 : 12). Les répondants (de Godbout

et Charbonneau et de cette enquête) disent de même. Le don, de fait, a besoin de non-dit et d’implicite, notent tant Delâge (1986 : 25) et Petitat (1995 : 32)108 que Godbout (1992 : 11), c’est pourquoi les dons en argent suscitent le malaise. « La

magie du don n’est susceptible d’opérer que si ses règles demeurent informulées. Sitôt qu’elles sont énoncées, le carrosse redevient citrouille, le roi se révèle nu, et le don équivalence. » (GODBOUT 1992 : 11) Or, les dons d’argent sont « quantités

pures ». Pour que ce type de don puisse quand même avoir lieu, on l’enrobe de chaleur et de manières. On « fait un prix » pour un membre de la famille. On se méfie des fêtes « trop commerciales ». On s’efforce de les ramener à une dimension plus personnelle : « Ce rejet de l'esprit utilitaire a été fortement exprimé par l'ensemble de nos interlocuteurs : dans la famille, on ne veut en aucun cas « compter » ce qui est donné et ce qui est reçu, ni surtout le soumettre au calcul de l'équivalence. » (GODBOUT etCHARBONNEAU 1996b : 18) Chez les couples interrogés dans le cadre de cette thèse,

l’ « enrobage » est durci par le métarécit.

107 Bien qu’on ait plus tendance à donner aux personnes avec qui on entretient des liens privilégiés, expliquent les auteurs, le fait que ce soit justement

ces personnes avec qui on entretient des liens privilégiés n’est pas innocent socialement. D’ailleurs, les personnes interrogées les nomment par les liens sociaux qu’elles entretiennent avec elles : ma belle-sœur, ma voisine, etc. Au sujet de la solidarité élective contemporaine, voir notamment GODBOUT

1992;ATTIAS-DONFUT,LAPIERRE etSEGALEN 2002;BAWIN-LEGROS 2003;OUELLETTE,JOYAL etHURTUBISE 2005;BELLEAU etMARTIAL 2011;BELLEAU et PROULX 2011;GUBERMAN et al.2006;KELLERHALS etLANGUIN 2008;OLAZABAL 2009;HAMPLOVA etLE BOURDAIS 2009; DE SINGLY 2009, 2010.

C’est que dans un réseau où circule le don, font remarquer les auteurs, le principe d’égalité est une solution, pas un principe de base. Ce qui compte, c’est la dette, la reconnaissance et le temps nécessaire pour passer de l’un à l’autre dans une roue sans fin. Un principe d’égalité est certes à l’œuvre, mais il diffère de celui qui prévaut dans l’échange marchand en ce que l’équivalence qu’il établit ne se situe pas entre le donateur et le donataire, mais bien entre deux donataires équivalents. Un grand-parent, par exemple, se soucie de faire cadeau du même montant d’argent à chacun de ses petits-enfants :

Il est important de noter que l'égalité ne joue pas entre celui qui reçoit et celui qui donne, mais entre ceux qui reçoivent d'un même donneur. L'égalité ne s'applique donc pas aux relations de réciprocité, mais plutôt dans le cadre de la redistribution (Polanyi) : c'est l'égalité entre ceux qui reçoivent qui compte. « Il ne faut pas qu'il y ait d'injustice » (Madeleine, 72 ans, réseau 4). L’égalité relève donc plus de la problématique de la justice distributive que de celle de l'équivalence marchande. En outre, elle est complétée par la logique des besoins. (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996b : 18-19)

Chez les participants interrogés par Godbout et Charbonneau, l’équivalence propre au don diffère également de celle qui préside à l’échange marchand en ce que dans le don, ce qui est échangé symbolise la qualité de la relation, alors que dans l’échange marchand, les choses échangées s’équivalent en prix. Dans la famille, il est ainsi fort peu valorisé de donner un cadeau de valeur égale à celui qui a précédemment été reçu du destinataire, mais qui ne reconnaît pas la personnalité de celui-ci ou qui ne souligne pas l’affection qu’on lui porte. Plus important encore, toutefois, que ce principe d’affection, est le fait que c’est la transmission, plus que la réciprocité ou l’égalité, qui régule les échanges dans la famille élargie : « […] les parents, devenus grands-parents, n’attendent pas de leurs enfants qu’ils leur rendent ce qu’ils leur ont donné quand ils étaient jeunes. La norme veut plutôt que les enfants donnent à leurs propres enfants. » (GODBOUT et CHARBONNEAU 1996a :

108) Dans ce contexte, la réception du don évolue également : les récipiendaires s’inquiètent de trop recevoir. Par exemple, les parents vieillissants ne souhaitent pas être un fardeau pour leurs enfants. Ils protestent lorsqu’on leur « donne trop ». Ils ressentent peut-être alors le « côté sombre du don », qui réside dans la domination ou l’humiliation potentielle du receveur qui n’est pas en position de rendre, parfois aussi dans l’exploitation du donneur (GODBOUT et CHARBONNEAU

1996a : 113).

L’esprit du don dans les familles québécoises élargies modernes diffère donc de celui qui préside au don dans les familles traditionnelles dans trois aspects principaux, concluent Godbout et Charbonneau : la prise de distance vis-à-vis des rituels, le caractère libre du don et sa personnalisation. Mais la réticence face aux anciennes contraintes de solidarité n’empêche pas les familles modernes d’en créer de nouvelles. La circulation du don dans la parenté obéit à ces nouvelles obligations : « La circulation du don dans les réseaux de parenté prend trois formes : les cadeaux, l’hospitalité, les services. » (GODBOUT

et CHARBONNEAU 1996b : 13) Ces formes s’inscrivent dans quatre types de dons : les échanges affectifs, les services

rendus, les dons de transmission et les dons rituels, notamment les cadeaux (GODBOUT 1992 : 74). Bien qu’une latitude

importante soit concédée aux membres des familles quant à la façon, au rythme et à l’interprétation de ces obligations, elles existent et chacun doit s’y plier – ou subir les conséquences du choix de s’y soustraire. Ces conséquences sont sociales : elles affectent l’appartenance et le lien familiaux.

En somme, Godbout et Charbonneau conçoivent le don dans la parenté des années 1990 comme présentant une relative résistance à une modernité individualiste :

[L]a parenté accueille la modernité sans perdre certaines de ses caractéristiques fondamentales non modernes : les obligations sont assumées, le don se perpétue, l'inconditionnalité de la relation conserve tout son prix, et il y a donc affirmation du caractère holiste du réseau familial, en ce sens que le tout continue d'être plus que la somme des parties. […] Par ailleurs, le réseau familial se transforme et s'adapte à l'individu moderne en même temps que des contraintes anciennes (telle la soumission à l'autorité parentale) se muent en obligations voulues par les sujets. (GODBOUT ET CHARBONNEAU 1996b :

22-23)

Non seulement le don est-il aussi présent que jamais au sein des familles, pensent les chercheurs, mais pour Godbout (2014 : 50) : « On peut même affirmer que, dans la famille, le don est plus important qu’avant, car la famille traditionnelle fonctionnait sur le modèle de l’autorité patriarcale. C’est la société moderne qui a permis cela. » Autrement dit, la liberté et l’individualisme croissants, ainsi que l’avait déjà vu Mauss, permettent que croissent également la réciprocité, une réciprocité choisie, et donc, dès lors, les liens. En dépit de son indéniable modernité et de son adhésion partielle aux principes marchands, la famille québécoise moderne, concluent les auteurs (GODBOUT ET CHARBONNEAU 1996a : 109),

demeure une « famille-providence ». Les auteurs concluent que les membres des familles accordent plus d’importance aux liens et à la liberté qu’aux structures et aux biens. Les participants, qui sont les enfants et les petits-enfants des répondants à l’enquête de Godbout et Charbonneau, poussent cette quête de liberté dans le don plus loin encore en s’efforçant de trouver un sens ancré dans un métarécit de sentiments forts et d’engagement qui les encourage à donner. Ils justifient désormais le don qu’ils pratiquent (c’est-à-dire qu’ils le perçoivent eux-mêmes comme étant raisonnable) grâce à la représentation d’un complexe d’engagements mutuels de sentiments dont la force croît avec le temps.

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