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Ce qu'on préserve pour que le don soit : le don chez les couples québécois avec enfants de la classe moyenne

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Academic year: 2021

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(1)

Ce qu'on préserve pour que le don soit. Le don chez les

couples québécois avec enfants de la classe moyenne

Thèse

Annie Cloutier

Doctorat en sociologie

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

(2)

C

E QU

ON PRÉSERVE POUR QUE LE DON SOIT

.

LE DON CHEZ LES COUPLES QUÉBÉCOIS AVEC ENFANTS DE LA CLASSE MOYENNE

Thèse

Annie Cloutier

Sous la direction de :

(3)

Résumé

Cette thèse questionne certains présupposés communs de la sociologie de la famille occidentale du XXIe siècle

afin de proposer une vision compréhensive renouvelée des rapports familiaux. Elle montre que sous la perception d’une tendance actuelle à choisir de former ou de dissoudre des liens familiaux selon des souhaits et des appréciations personnelles de sa situation familiale et conjugale, loin de reposer d’abord sur l’intérêt, la domination ou la satisfaction immédiate des désirs, la vie de couple et de famille s’ancre dans des convictions profondes, qui forment un « métarécit » et qui rendent possible que des rapports de don s’établissent entre les membres des familles et des couples. Dans cette démonstration, la théorie du don joue un rôle important, et ce, de trois façons. Cette théorie s’inscrit d’abord en faux contre une tendance actuelle en sciences humaines, et en sociologie de la famille et du couple en particulier, à interpréter les phénomènes sociaux à l’aune de l’intérêt individuel, de la domination et de la satisfaction des désirs égoïstes, tout en dépassant les concepts de « solidarité » ou de « care », également chéris par la recherche actuelle, mais trop imprécis ou trop imprégnés des notions d’intérêt, de justice ou de domination. Ensuite, cette théorie reprend et subsume les principes organisateurs des familles les plus importants et les plus pertinents dégagés par les théoriciens de la famille et du couple depuis environ cent trente ans, de Durkheim à de Singly en passant par Parsons, Becker, Giddens et Kaufmann notamment. Finalement, nous considérons que c’est l’un de ces représentants les plus importants, Maurice Godelier, qui apporte la clé anthropologique nécessaire à la compréhension de ce que nous observons au sein des couples et des familles. Pour que les rapports aimants et solidaires qu’on y observe existent, il faut, en effet, qu’un métarécit du don soutienne les efforts de chacun dans leur perpétuation. Ainsi que le montre cette thèse, bien des auteurs, au fil des décennies, se sont approchés de cette découverte avant que l’individualisme et la recherche de l’intérêt personnel strictement financier en vienne à occuper une grande partie des préoccupations sociologiques, se sont approchés de cette découverte. Mais c’est grâce à la réponse que donne Godelier à « l’énigme du don » (pourquoi donne-t-on et pourquoi rend-on ?) que le rôle du métarécit et des sentiments forts dans le don conjugal et familial prend tout son sens. Le métarécit permet que des sentiments forts existent entre les membres des familles ; et que ces sentiments forts soient préservés. Cette préservation est cruciale, car pour que le don circule, explique Godelier, il faut qu’il y ait un fondement de non-circulation, de choses qu’on ne donne pas. En exposant et en analysant les témoignages de 20 membres de couples parentaux de la classe moyenne de la région de Québec, cette thèse montre comment la théorie du don, et plus particulièrement celle de Godelier, permet au mieux de comprendre ce qui se passe chez les couples avec enfants des années 2010. L’intérêt, la domination et la satisfaction des désirs occupent ici une place réelle, mais secondaire. Ce sont les sentiments forts, leur préservation, le métarécit qui les soutient et la circulation du don qu’ils permettent qui, au contraire, figurent à l’avant-plan d’une compréhension plus approfondie de leur expérience familiale et conjugale.

(4)

Table des matières

Résumé ...ii

Table des matières ... iii

Liste des tableaux ... vi

Remerciements ... viii

Introduction générale, problématique et méthodologie : pourquoi l’intérêt, la domination, le désir égoïste, les solidarités et le « care » ne suffisent pas pour comprendre les couples familiaux contemporains ... 1

PARTIE 1 THÉORIE SOCIOLOGIQUE DE LA FAMILLE EN OCCIDENT DEPUIS ENVIRON 100 ANS ... 21

Introduction : les couples et les familles obéissent-ils à des logiques individualiste, patriarcale ou utilitariste? ... 21

Chapitre 1 Les théoriciens de l’intégration ... 25

1.1 Introduction ... 25

1.2 Durkheim : les sentiments forts provoquent la solidarité ... 27

1.3 Burgess et Locke : les sentiments garantissent la cohésion ... 32

1.4 Parsons : la socialisation inculque les sentiments forts ... 38

1.5 Conclusion ... 43

Chapitre 2 Les théoriciens de l’aliénation ... 45

2.1 Introduction ... 45

2.2 Becker : l’intérêt, non les sentiments forts ... 47

2.3 Illouz : la marchandisation des sentiments ... 52

2.4 Tabet et Delphy : la domination patriarcale, non les sentiments forts ... 57

2.5 Conclusion ... 62

Chapitre 3 Les théoriciens de la crise du modèle moderne ... 65

3.1 Introduction ... 65

3.2 Shorter : origines de la famille moderne et des sentiments forts ... 66

3.3 Lasch et Dagenais : fin de la famille moderne et des sentiments forts ... 71

3.4 Théry : les sentiments forts en dépit du divorce ... 77

3.5 Conclusion ... 81

Chapitre 4 Les théoriciens du modèle relationnel ... 85

4.1 Introduction ... 85

4.2 De Singly : des relations au service de l’accomplissement du Soi... 87

4.3 Kellerhals : des relations qui varient selon les couples familiaux... 91

(5)

4.5 Bauman, Giddens et Bawin-Legros : la relation pure ... 99

4.6 Conclusion ... 103

Conclusion de la première partie ... 107

Partie 2 : Recherche empirique : le don dans les couples familiaux québécois des années 2010 ... 111

Introduction : Pourquoi et comment la théorie du don est celle qui articule le mieux le rôle des sentiments forts et du don dans les couples familiaux des années 2010 ... 111

Chapitre 5 Le don, les sentiments forts et le métarécit au fondement des rapports conjugaux et familiaux113 5.1 Introduction ... 113

5.2 Le don dont il est question dans cette thèse ... 114

5.2.1 Le don en dehors du marché, comme lien primordial et comme tiers paradigme ... 117

5.3 Godelier : « quelque chose » ... 119

5.3.1 L’inaliénable, les sentiments forts et le métarécit ... 122

5.4 Godbout et Charbonneau : la circulation du don dans la parenté ... 125

5.5 Conclusion ... 130

Chapitre 6 Le don « à la surface des choses » : le don dans les couples familiaux québécois des années 2010 ... 132

6.1 Introduction ... 132

6.1.1 Au sujet des personnes et des couples interrogés ... 135

6.1.2 Au sujet des témoignages ... 138

6.2 Ce qu’on se donne ... 140

6.2.1 Le meilleur de soi ... 140

6.2.2 Un temps abondant et attentif ... 141

6.2.3 Simplicité volontaire ... 144

6.2.4 Engagement, décentrement de soi, communication, travail sur soi ... 148

6.2.5 Fidélité sexuelle et affective ... 150

6.3 Ce qu’on se donne moins : les cadeaux ... 151

6.3.1 Ce qu’on donne aux enfants ... 156

6.4 Les conjoints calculent-ils ?... 158

6.4.1 Le don se vit de manière naturelle et comme une obligation inconditionnelle ... 159

6.4.2 Calculer le partage des tâches ménagères ... 162

6.4.3 Calculer le partage de l’argent... 165

6.5 Conclusion ... 167

Chapitre 7 : Les sentiments forts qui permettent le don en tant que principe organisateur ... 169

(6)

7.2 Envie d’un projet familial commun ... 174

7.3 Amour pour les enfants ... 176

7.4 Amour pour le conjoint : le couple comme maillon fort ... 178

7.4.1 Une équipe composée de partenaires de choix ... 181

7.4.2 Un amour fondé dans la confiance ... 185

7.4.3 Le couple est plus fort que la parenté élargie ... 186

7.4.4 Le couple représente la nouvelle garantie de ne pas être seul ... 189

7.4.5 Le couple est plus fort que la dyade parent-enfant ... 190

7.5 L’organisation familiale tient à l’engagement et aux sentiments forts ... 191

7.6 Conclusion ... 193

Chapitre 8 : Les sentiments forts sont ce qu’il faut préserver pour que le don existe ... 195

8.1 Introduction ... 195

8.2 Les sentiments forts préservés au sein du couple familial ... 197

8.2.1 Les sentiments forts relèvent d’un métarécit ... 199

8.2.2 Les sentiments forts sont en partie refoulés ... 203

8.2.3 Ce qui est échangé symbolise les sentiments forts ... 209

8.2.4 Les sentiments forts affirment l’existence, l’identité et la permanence du couple familial ... 212

8.2.5 Les sentiments forts permettent le don et le don préserve les sentiments forts ... 215

8.3 Les sentiments forts préservés vis-à-vis de l’extérieur ... 219

8.3.1 Fidélité sexuelle... 219

8.3.2 Savoirs, rites et valeurs... 222

8.4 Les sentiments forts préservés vis-à-vis de soi ... 224

8.5 Conclusion ... 227

Conclusion de la deuxième partie ... 228

Conclusion ... 231

Bibliographie ... 237

Annexe A Lettre de sollicitation ... 246

Annexe B Formulaire de consentement ... 248

(7)

Liste des tableaux

(8)

Il ne faut pas souhaiter que le citoyen soit, ni trop bon et trop subjectif, ni trop insensible et trop réaliste. Il faut qu'il ait un sens aigu de lui-même mais aussi des autres, de la réalité sociale (y a-t-il même, en ces choses de morale, une autre réalité ?) Il faut qu'il agisse en tenant compte de lui, des sous-groupes, et de la société. Cette morale est éternelle ; elle est commune aux sociétés les plus évoluées, à celles du proche futur, et aux sociétés les moins élevées que nous puissions imaginer. Nous touchons le roc. Nous ne parlons même plus en termes de droit, nous parlons d'hommes et de groupes d'hommes parce que ce sont eux, c'est la société, ce sont des sentiments d'hommes en esprit, en chair et en os, qui agissent de tout temps et ont agi partout. (MAUSS 1925 : 94)

(9)

Remerciements

Je tiens à exprimer ma plus vive gratitude à l’égard des femmes et des hommes qui ont consenti à témoigner dans le cadre de cette recherche. Leur générosité, leur intelligence et leur dévouement ont accompagné ma réflexion et ma compréhension de ce qui se vit au sein des couples familiaux. J’espère avec eux que leur témoignage contribuera à une réflexion approfondie sur la question.

Je remercie la Chaire de recherche du Canada en Statistiques sociales et changement familial, le Fonds de recherche sur la société et la culture (FQRSC), ainsi que le département de sociologie de l’Université Laval pour leur soutien financier. Je remercie particulièrement mon directeur de thèse, Dominique Morin, pour sa contribution, sa grande rigueur intellectuelle et morale, son soutien et son amitié. Ils se sont révélés inestimables, tant sur le plan technique, qu’intellectuel et émotionnel. Un merci particulier à Céline Le Bourdais, professeure à l’Université McGill, ainsi qu’à Gilles Gagné, professeur retraité de l’Université Laval.

Je remercie mon père, Jean-Claude Cloutier, et sa femme, Louise Tanguay, pour leur soutien et leur amour indéfectibles. Je remercie mes enfants chéris : Freya pour nos discussions périphériques au sujet du féminisme et de la phénoménologie, ainsi que pour l’exemple qu’elle m’offre par son courage et son intégrité ; Numa pour son amour, sa vivacité d’esprit et ses gin tonic ; et Casimir pour son calme, sa présence attentive et ses câlins consolateurs.

Je remercie mes amis précieux, et tout particulièrement, pour leur soutien moral d’une grande loyauté, Lucie, Élisabeth, Maria, Marion, Alexandra, François, Marie-Anne, Bärbel, David, Lyne, Jean, Éric, Catherine, Mélanie, Yvan, Anaïs et Viviane. Sans vous, cette thèse n’existerait pas.

Je remercie ma sœur, Suzie Cloutier, et mon frère, Christophe Cloutier-Roy, pour leurs encouragements et pour avoir tenu bon au plus fort de la tempête.

Comme toujours et de tout cœur, pour son soutien inébranlable, pour sa foi en moi et pour son amour que je lui rends au centuple, je remercie finalement mon mari et homme de ma vie, Gerrit Dogger.

(10)

Introduction générale, problématique et méthodologie : pourquoi

l’intérêt, la domination, le désir égoïste, les solidarités et le « care »

ne suffisent pas pour comprendre les couples familiaux

contemporains

La grande majorité des études sur la famille nous disent tout, sauf ce qu’on a le plus envie de savoir. (LASCH 2012 [1977] : 49)

Au cours du dernier siècle, en Occident, les rapports marchands en sont venus à exercer une telle hégémonie sur l’organisation de la vie sociale tant matérielle qu’intellectuelle qu’on a pu, à la suite de Polanyi (1983 [1944]), parler d’un « désencastrement » de l’économie. De moyen mis à la disposition de relations sociales harmonieuses et prospères, l’économie marchande, ainsi que l’obligation de production, d’efficacité, de calculs et de profits qu’elle sous-entend, sont devenues la mesure morale par excellence de toute action et de toute réflexion sociales. Au même moment, le domaine de l’aliénable s’est étendu jusqu’à atteindre les confins plus traditionnellement préservés de la vie sociale. La collaboration, l’entraide, l’amitié, l’affection, les soins, les relations amoureuses, sexuelles et même familiales, tout serait désormais commercialisable : « Les mêmes forces [capitalistes] qui ont appauvri le travail et la vie civique envahissent de manière grandissante le domaine privé et son dernier bastion, la famille. » (LASCH 2012 [1977] : 50)

Devant ce phénomène, plusieurs auteurs anglosaxons, à la suite des écrits classiques d’Esping-Andersen (1999[1990]), parlent désormais de « commodification » (« marchandisation ») des relations humaines (TRONTO 1993 ; ZELIZER 2005 ;

NUSSBAUM 2010,2011 ;HOCHSCHILD 2012 ;ILLOUZ 2012 ; FRASER 2014; DE SMET 2019). Selon ces auteurs, dans ce

contexte, les individus sont appelés à se faire entrepreneurs d’eux-mêmes et gestionnaires de toutes les facettes de leur vie dans un univers dont les règles sont la maximisation de son capital personnel, une conception individualiste de la liberté, la consommation, la concurrence et le profit (LIPOVETSKY 1983 ; EHRENBERG 2013). Pour ces commentateurs, la famille et

le couple n’échappent pas à cette tendance. L’hédonisme amoureux consumériste, croient-ils constater, prône une « sexualité récréative » (ILLOUZ 2012) dans un univers affectif « liquide » (BAUMAN 2008) qu’aucun principe stable ne guide,

si ce n’est un désir autoréférentiel et changeant (BECK et BECK-GERNSHEIM 1995;GIDDENS 2004 [1992]). Les services

autrefois prodigués par la famille sont de plus en plus confiés au marché par des contrats de sous-traitance (LASCH 2012

[1977] ; KAUFMANN 1996 ; ZELIZER 2005 ; HOCHSCHILD 2012). Des experts, biens et services en tout genre s’immiscent dans

la vie familiale avec la promesse de maximiser la vie amoureuse, sexuelle, parentale et familiale de ses membres (BECK

2001 [1986]) ; GIDDENS 1991;BECK et BECK-GERNSHEIM 1995 ; LASCH 2012 [1977] ; THÉRY 1996 ; ILLOUZ 2012). Scrutant

la situation par la lorgnette des exigences capitalistes, certains suggèrent que les pressions croissantes liées à l’emploi rémunéré à temps plein des femmes et des hommes dans des conditions toujours plus détériorées contribue à effriter le lien familial et à fragiliser la reproduction et la solidarité sociale (ANDERSON 2000;JENSON 2008 ; PRONOVOST 2008 ;

MERCURE 2008;MERCURE ET VULTUR 2010). Il semble que le havre familial (BURGESS et LOCKE 1945 ;PARSONS 1949 ;

LASCH 2012 [1977]) ancré dans la communauté solidaire de jadis n’existe plus : désormais, aucun territoire, pas même le

(11)

Qu’en est-il exactement ? La famille1 et le couple ne sont-ils plus qu’une somme de transactions comptabilisées, de

tractations et d’évaluation de coûts de renoncement (« opportunity costs ») (BECKER 1991 [1981]) ? N’y a-t-il plus d’espace

en leur sein pour l’intégration, l’entraide, le sentiment et le don ? Qu’est-ce qui motive les individus à former des couples et des familles ? De manière étonnante, pour ce qui est des familles dont les membres habitent sous un même toit, les sciences sociales des dernières années ont porté peu d’attention à cette question.

Les solidarités dans les familles élargies constituent certes un terrain de recherche important. Vieillissement de la population, recours aux « aidants naturels » et remise en question de l’État-providence pressant la recherche et offrant des occasions, quantité d’études ont été menées depuis une trentaine d’années au sujet des liens d’entraide et de la solidarité au sein de la parenté québécoise (GAGNON 1968 ; FORTIN 1987 ; DANDURAND et OUELLETTE 1992 ; GODBOUT et

CHARBONNEAU 1996a;DANDURAND 1998;CHARBONNEAU 2004;OUELLETTE,JOYAL etHURTUBISE 2005;GUBERMAN et al.

2006;LAVOIE,GUBERMAN etOLAZABAL 2008;KEMPENEERS et VAN PEVENAGE 2013 par exemple). Un champ de recherche

porte aussi sur les solidarités au sein des couples et des ex-couples (ATTIAS-DONFUT,LAPIERRE etSEGALEN 2002;BAWIN

-LEGROS 2003 ;KELLERHALS etLANGUIN 2008; MASSON 2009; OLAZABAL 2009 ; KEMPENEERS 2011). Au Québec, les

chercheures Céline Le Bourdais (HAMPLOVA et LE BOURDAIS 2009) et Hélène Belleau (BELLEAU etHENCHOZ 2008;BELLEAU

etPROULX 2011;BELLEAU etMARTIAL 2011;BELLEAU 2012 ;BELLEAU etLOBET 2017) se sont intéressées de près à ces

solidarités, et plus particulièrement au rapport des conjoints à l’argent, mais, succombant peut-être à la tendance identifiée par Polanyi à tout mesurer à l’aune de la transaction marchande, elles n’ont pas élargi leur conception de la solidarité conjugale2 au-delà de ce à quoi on peut attribuer une valeur monnayable. Sur le plan conceptuel, « les solidarités » qui font

l’objet de ces recherches ne se détachent pas d’une approche transactionnelle et quantifiable des relations au sein des familles. On y mesure, par exemple, ce que représentent les prêts d’argent et les services échangés tels que le gardiennage ou le voiturage en heures ou en perte de revenus. L’objectif plus ou moins central est souvent de déterminer si les interactions sont empreintes de justice ou d’équité au sens quantitatif du terme. Ce qui, de manière plus profonde, porte les gens à s’entraider, à se témoigner de l’affection, à ne pas nécessairement calculer ou justifier ce qui peut paraître inégal au compte, ce qui lie les individus formant couples ou familles et préserve les liens familiaux est plutôt laissé de côté ou condamné comme causes d’un aveuglement.

Des recherches et des écrits féministes, par ailleurs, et notamment dans les années 1970 et 1980 (période dite « de la deuxième vague féministe »), ont cherché à montrer la valeur (quantifiable) du travail de reproduction effectué par les femmes au sein des familles (FRIEDAN (1973 [1963]) ; COLLECTIF CLIO 1992 ;DESCARRIES etCORBEIL 2002 ;DUMONT 2008 ;

BAILLARGEON 2012). Ces études auraient pu contribuer à montrer, en plus des contraintes patriarcales, les représentations,

1 Tout au long de cette thèse, à moins d’indication contraire et dans le but de simplifier la lecture, le terme « famille » désigne un regroupement d’individus

liés par la filiation ou l’alliance, habitant sous un même toit et comptant au moins un enfant d’au moins un parent. Il ne se rapporte pas à la famille élargie, c’est-à-dire aux individus liés par la filiation ou l’alliance, mais n’habitant pas sous un même toit. Il ne se rapporte pas non plus aux autres cas de figure. (Ils sont nombreux, mais exclus du propos de cette thèse.) Le terme « famille "nucléaire" » est parfois utilisé comme synonyme, mais ceux qui sont le plus souvent utilisés, pour désigner la même réalité, sont « couples avec enfants » ou « couples familiaux », termes qui paraissent refléter le mieux l’entité précise qui figure au cœur des préoccupations de cette thèse. Cette thèse ne traite pas de l’expérience des familles monoparentales et l’usage du terme « famille » vise à alléger le texte sans suggérer que les observations rapportées vaudraient pour les familles monoparentales, ni que le terme « famille » doive être réservé davantage à la désignation des couples familiaux qu’à d’autres figures.

2 De la même façon, tout au long de cette thèse, l’adjectif « conjugal » et ses dérivés se rapportent, pour nos observations et réflexions, aux couples qui

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les valeurs, les normes, l’engagement, le don de soi ou l’amour qui guident possiblement les individus qui acceptent de consacrer une part importante de leur temps et de leur énergie au bien-être familial. Or, ces études inscrites dans le courant du féminisme matérialiste cherchaient plutôt à extraire le travail domestique des femmes de la sphère de la solidarité, perçue comme aliénante et injuste, qu’à considérer cette sphère comme un ancrage de la compréhension et de l’analyse3.

« À cette époque, la famille est perçue davantage comme un espace d’aliénation des femmes et de luttes de pouvoir que comme lieu de l’expression de solidarité. » (CHARBONNEAU 2004 : 192)

Plusieurs théoriciennes et les commentatrices héritières du féminisme de la deuxième vague continuent, ces années-ci, d’allier théories féministes matérialistes et utilitaristes pour faire des couples, et plus particulièrement du mariage, un lieu où la division sexuelle du travail s’effectue selon des paramètres ne différant qu’en termes de degrés de ceux des milieux de l’esclavage, de l’exploitation patriarcale et capitaliste ou de la prostitution (MATHIEU 1991 ;GUILLAUMIN 1978,1992 ;

WITTIG 1980a,1980b ;KERGOAT 1982,2000,2012 ;TABET 1987,2004 ;DELPHY 2009a, 2015 ; HAMELIN 2017;KORDUCKI

2020).

Au Québec, les chercheures héritières de ce courant s’intéressent principalement à la conciliation famille-travail et au partage des tâches, y compris, plus récemment, au partage du « travail émotionnel » et de la « charge mentale », s’efforçant d’en montrer l’injustice afin d’en affranchir les femmes (LE BOURDAIS,HAMEL etBERNARD 1987;HAICAULT 2000 ;

DES RIVIÈRES-PIGEON, DESCARRIES, GOULET et SÉGUIN 2001; DESCARRIES et CORBEIL 2002 ; BARRÈRE-MAURISSON et

TREMBLAY 2009 ; TREMBLAY 2004, 2005, 2007, 2012 ; SURPRENANT 2009 ; HARVEY 2018). Des chercheures se sont

penchées sur les causes de l’écart entre les aspirations de plusieurs couples à l’égalité (au sens de « pareil », ce qui inclut un temps identique passé par chaque conjoint à la réalisation des tâches ménagères) et une organisation du quotidien « plus équitable qu’égale » (HOCHSCHILD 1989 ; GARON 2013). Leurs analyses tendent à isoler les conceptions

différentialistes et « maternalistes » de ce que « cela veut dire d’être une femme », les politiques de conciliation famille-travail défaillantes et la valorisation de l’équité aux dépends de l’égalité comme principales explications. Bref, ces études, souvent ancrées dans des perspectives féministes, utilisent l’égalité (au sens de « pareil ») et l’autonomie comme concepts-clés plutôt que la solidarité. La solidarité y est conceptualisée comme un ensemble de prestations quantifiables qui contribuent souvent à l’injustice vis-à-vis des femmes, qui se montreraient plus solidaires que les hommes, plutôt que comme un lien social qui fait que les individus conçoivent leurs relations familiales dans des rôles déterminés, différenciés et interdépendants.

Cette approche différente de la solidarité, de fait, seules la recherche et la théorie du care (GILLIGAN 1982 ; TRONTO 1993;

BOURGAULT etPERREAULT 2015), qui connaissent un regain de popularité récent, la reprennent et la développent depuis

quelque temps. Le care reconnaît que l’entraide et l’octroi de soins sont essentiels aux relations humaines et fait des relations intimes en général, et des familles en particulier, l’un des cadres particuliers de ces relations d’entraide et de soins. Pour la théorie du care, il s’échange, au sein des couples et des familles, des gestes, des paroles, des intentions et

3 L’ouvrage de Louise Vandelac (1985) constitue une exception. Dans Du travail et de l’amour. Les dessous de la production domestique, l’auteure aborde

le travail accompli par les femmes au sein des familles comme une question plus large et plus complexe que ce qu’une approche égalitariste ou utilitariste laisse alors deviner. Cette approche n’a toutefois eu que peu de suite. (Néanmoins, voir R 2017.)

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des pensées de soin que les théories utilitaristes d’une part, et féministes marxistes ou égalitaristes d’autre part, peinent à saisir. Ces gestes, paroles, intentions et pensées sont motivées par une vision du monde, des valeurs, une morale, une culture, une coutume, des représentations sociales, un sens que les acteurs donnent à leurs actions. Le care envisage donc les relations humaines en général, et les soins en particulier, comme des pratiques culturelles par lesquelles des individus dépassent la satisfaction de leurs besoins personnels afin de collaborer avec les autres pour assurer le mieux-être de tous. Entre la sociologie phénoménologique et l’analyse d’un système de relations, le care rejoint une sociologie compréhensive attachée à expliquer les motivations des acteurs (PERREAULT 2015 : 36).

Cet accent mis sur les relations conduit les auteurs qui traitent du care à envisager la responsabilité enracinée dans la culture/coutume comme un rouage central des décisions et des interactions, ce qui lui confère une proximité avec des notions classiques en sociologie de la famille, telles que la solidarité conjugale (Durkheim) et la collaboration (Parsons). A priori, le care est donc une théorie relativement porteuse pour cette thèse parce qu’au contraire des théories économiques et politiques néolibérales d’une part, et des théories féministes marxistes et égalitaristes d’autre part, elle pose le rapport soucieux des autres comme un mode de connaissance, ainsi qu’un mode d’être et d’agir, non seulement valables, mais fondamentaux. Toutefois, c’est son approche critique et politique qui, pour cette thèse, cause problème de manière fondamentale. Car les soins qu’analyse l’approche du care continuent d’être envisagés comme une relation de pouvoir (biopouvoir foucaldien, lutte des classes marxiste, division du travail social, migrations nord-sud, patriarcat naturalisant le care, capabilities/dépendances, à l’avenant) faisant de ceux qui donnent ces soins des perdants : les femmes, dominées, soignent ; les hommes, dominants, reçoivent les soins. La notion de réciprocité, chère à la sociologie du don, se situe dans l’angle mort du care.

D’autres disciplines que la sociologie, par ailleurs, se sont intéressées aux échanges et à la solidarité qui se déploie au sein des couples. On ne peut, par exemple, sous-estimer l’influence de l’économie sur la sociologie nord-américaine du couple et de la famille des dernières décennies. Son principal représentant dans l’étude de la famille, le récipiendaire du prix Nobel d’économie Gary S. Becker (1991[1981]),a grandement contribué à la popularité de l’approche rationnelle du mariage. Les gens, propose-t-il, se choisissent et établissent le fonctionnement de leur union à partir de considérations comptables fondées sur leur intérêt personnel. Cette approche a connu un succès impressionnant tant en économie que dans les autres sciences humaines et sociales, et plus particulièrement dans une certaine sociologie. Or, s’il est absurde de nier l’importance et la pertinence de la dimension de calcul qui contribue à la mise en couple, il va néanmoins de soi que cette approche ne fait pas la part belle à une solidarité familiale souple, subtile, fondée dans les mœurs, les valeurs, les pratiques, les sentiments et les représentations, et plus complexe que les simples additions et soustractions d’une approche exclusivement rationnelle.

Parallèlement aux propositions de Becker, certains auteurs de divers horizons ont tenté de théoriser « l’intérêt au mariage » d’une façon qui tienne mieux compte de la complexité des acteurs, de la communauté, de la culture et des liens familiaux (HOCHSHILD 1989 ;NUSSBAUM 1995,2011; SOFER 2003; DONNI et PONTHIEUX 2011;SEN 2012 ; ILLOUZ 2012). Parmi eux,

Bourdieu (1972), de manière notoire, en étudiant les familles kabyles, a remplacé la notion d’intérêt par celle d’habitus, expliquant que les individus agissent certes selon des « stratégies matrimoniales » qui visent des buts pragmatiques

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(reproduction du groupe familial, par exemple), mais que ces stratégies relèvent d’un univers psychosocial complexe que le calcul strict ne parvient pas à expliquer. Bourdieu, néanmoins, persiste à voir, dans les familles comme dans les autres sphères d’action des individus, des lieux où opèrent des stratégies qui visent à maximiser le capital de chacun.

À la suite de Kempeneers (2011), pour qui il demeure ardu d’opérationnaliser une notion de la solidarité qui tienne compte de la complexité des échanges au sein des familles élargies, force est donc de constater qu’il en va de même pour le mode de fonctionnement général des familles : des notions nombreuses et complexes y interagissent, qui ne peuvent être réduites à l’intérêt strictement calculateur, et qu’aucune théorie sociologique de la famille ne parvient à véritablement saisir dans leur ensemble. La façon dont ces motivations se fondent dans des élans plus profonds encore que l’intérêt ou la domination et s’incarnent dans des interactions complexes, vivantes et changeantes, demeure mal perçue. De façon générale, on peut affirmer que dans la recherche francophone en sciences sociales, en 2019, les échanges familiaux sont généralement conceptualisés de manière réductrice et assez pauvre, au final, sur le plan heuristique, comme des échanges quantifiables (ou qu’on s’efforce de « rendre quantifiables » en leur attribuant une valeur d’échange et de comparaison quantifiable). Il faut d’ailleurs noter que sauf exception et de façon générale, ce sont ces échanges quantifiables que la littérature désigne par « solidarités ».

*

La tendance contemporaine à appréhender la quasi-totalité des phénomènes sociaux par la lorgnette du marché et de l’intérêt individuel à se lier et à collaborer se manifeste également dans la sociologie du couple actuelle, qui appréhende souvent le couple par la lorgnette d’un individualisme et d’une « diversification des formats familiaux », des choix des partenaires, de la durée et des modalités de fonctionnement des familles et des couples, qui seraient particulièrement poussées ces années-ci (TAHON 1995 ;THÉRY 1996 ; SEGALEN 2000 ; KELLERHALS,WIDMER etLEVY 2004 ; DÉCHAUX 2007 ;

KAUFMANN 2010a ; DE SINGLY 2010). Informés par la séparation de leurs parents (et, désormais, de leurs grands-parents),

les jeunes des années 2010 entretiendraient de la méfiance envers l’engagement et préfèreraient des « relations pures », libérées des normes, c’est-à-dire fondées sur l’ici, le maintenant, l’épanouissement personnel et la rencontre sexuelle, plutôt que sur ce qui a été critiqué comme un enrégimentement (GIDDENS (2004 [1992] ;BAUMAN 2008;ILLOUZ 2012 ;ROY

2014;IACUB 2016). Le couple, désormais, serait « tant que cela dure » (BAWIN-LEGROS 2003 : 92). Il ne s’agirait plus tant

de veiller à la durée de son couple que de décider de la pertinence d’en former un par rapport à l’objectif de préserver une liberté définie comme nécessairement soliptique.

L’amour, explique Illouz (2012), s’il continue d’être souvent considéré comme la condition sine qua non du couple, ne se fonde plus sur une rencontre qui permet la reconnaissance de l’autre, de soi et de la possibilité d’un cheminement commun, mais sur la consommation. On peut désormais « acheter l’amour sans être amoureux », d’après un slogan du site de rencontre en ligne Meetic. L’amour serait devenu une expérience. Pour certains jeunes, il est l’opposé du devoir (DORION

2017). L’application Tinder, qui permet la rencontre spontanée d’un partenaire inconnu, mais géographiquement proche et disposé à un contact sexuel, symboliserait cette tendance. Aux États-Unis, par ailleurs, des sites tels que familybydesign.com et modamily.com proposent de trouver un co-parent prêt à partager le projet parental sans s’engager

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dans une relation amoureuse pour autant. Pour plusieurs sociologues, ces phénomènes indiquent soit un délabrement flagrant des familles et des couples, soit une approche fortement individualiste, voire anomique, des liens familiaux. Or, cette thèse porte sur le fait qu’en dépit de l’importance toujours plus grande que prend l’individualisme dans les sociétés occidentales, et malgré la diversification apparente des familles, un principe unificateur et pérenne est à l’œuvre, qui continue de soutenir et d’inspirer les aspirations conjugales et familiales d’une bonne portion de la population québécoise. La majorité des Québécois, en effet, continue de chercher à faire couple, à créer ainsi une instance qui dépasse la somme de ses parties et à inscrire ce couple dans la durée (BELLEAU 2008). S’il était vrai que l’intérêt individualiste domine jusqu’à

les définir entièrement les rapports de couple et de famille, on devrait observer un désengagement important, tant dans les aspirations que dans les efforts des individus, vis-à-vis de ces instances. Ce n’est pas le cas. Comment le comprendre? Quelle place les approches sociologiques de la famille et du couple des dernières décennies accordent-elles au sens que donnent les acteurs à leurs pratiques et à leurs représentations ? À ce qui motive les relations humaines, les soins, l’entraide, le sentiment, le lien et la morale ? À la façon dont les liens s’établissent et persistent au sein des couples et des familles? À ce qui nourrit le devoir, l’engagement, la loyauté et la fidélité ? Au bonheur, au malheur, susceptibles d’en résulter ? À une notion intime, complexe et en évolution constante de l’intérêt et de la liberté ? À une conception souple – et non comptable - de la réciprocité ? Ces notions existent-elles (encore) au sein des couples ? Au sein de la sociologie de la famille ? Ont-elles jamais existé ? Si oui, comment et pourquoi ?

OBJECTIFS, HYPOTHÈSES ET MÉTHODE : LE DON, LES SENTIMENTS FORTS4 ET LE MÉTARÉCIT5 AU CŒUR DE LA FAMILLE

Cette thèse est le fruit d’un long travail de réflexion. Lorsque j’ai entrepris mon doctorat, en septembre 2012, il y avait à peine trois semaines que mon conjoint et moi nous étions mariés, au terme de 18 ans de vie commune. La cérémonie entremêlait des éléments de tradition (le mariage comme tel) et des façons de faire plutôt neuves et contemporaines (nous marier après la naissance de nos enfants, civilement, et, surtout, au terme d’un long processus de vie commune qui nous rendait particulièrement confiants et engagés). Dans les premiers temps de mon processus de doctorat, j’ai d’abord souhaité me pencher sur des questions qui interpelaient tant mon parcours de vie, que mes valeurs personnelles et mes préoccupations intellectuelles. Il semblait s’agir là d’un bouquet de motivations assez idéal pour plonger dans un parcours de recherche et de réflexion de l’ampleur d’une thèse doctorale.

J’avais déjà publié plusieurs textes et ouvrages sur la famille et j’avais donc eu la possibilité d’entrer en discussion avec des gens de tous horizons et de tous parcours. Comme Marcel Mauss au moment où il s’est mis à écrire sur le don

4Dans cette thèse, le terme « sentiments forts » renvoie à un ensemble d’émotions, d’attitudes, d’attentes, de désirs et de volonté, souvent ancrés dans

des représentations morales, qui font que l’être entier tend vers l’accomplissement de ce que ces sentiments forts évoquent ou appellent. Il s’agit de sentiments qui concernent l’individu dans sa complexité et son entièreté et non pas de sentiments intenses mais fugaces qui agitent l’individu « en surface », ainsi que le fait un intense désir sexuel momentané, par exemple.

5Dans son acception sociologique large, le terme « métarécit » est un discours de légitimation des règles du jeu, des normes, des institutions et des

hiérarchies qui régissent le social. Dans cette thèse, l’utilisation qui est faite du terme est celle de Godelier (1996), appliquée aux couples familiaux. Pour Godelier, le métarécit est un récit qui suscite l’adhésion, parce qu’en lui s’incarne le rapport des humains à l’origine des choses. Appliqué aux couples familiaux, le métarécit est un récit propre à chaque famille qui concerne les origines et la pérennité du couple familial, qui fonde et nourrit les sentiments forts et partant, les liens familiaux incarnés dans le don.

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à-dire assez tard dans sa vie), plusieurs questions s’étaient accumulées en moi, mais il me semblait qu’elles se résumaient à deux. D’abord : qu’est-ce qui fait qu’en dépit de l’individualisme ambiant, des quêtes féministes d’autonomie, de l’accent mis par notre société sur la poursuite de l’intérêt personnel et de la prolifération des sites de rencontres d’un soir tels que Tinder, une portion importante des gens désirent encore, non seulement faire couple et fonder des familles, mais également y consacrer une part importante de leur énergie et de leurs espoirs afin d’inscrire idéalement ces couples et ces familles dans la durée ? (BELLEAU 2008) Ensuite : qu’est-ce qui fait que plusieurs familles « tiennent » ? Parce qu’après tout, environ

la moitié des couples familiaux québécois ne se séparent pas ni ne divorcent. La majorité des couples qui franchissent le cap des 40 ans demeurent stables par la suite. Mais ces constats vont à l’encontre tant des représentations d’une bonne partie de la population que des prémisses de plusieurs études sociologiques actuelles sur la famille et les couples. Au moment d’entreprendre ma thèse, j’étais incapable de me débarrasser de l’impression que ces idées de profit, de ne chercher qu’à satisfaire ses besoins personnels en utilisant l’autre ou de ne pas trop vouloir joindre sa vie à celle de son conjoint ne correspondaient ni à ce que je vivais moi-même, ni à ce que vivaient plusieurs couples autour de moi. Il arrivait certes que les gens autour de moi divorcent, se séparent, songent à l’avantage économique qu’il y a à faire couple, soient infidèles ou aient des problèmes. Mais l’impression qui se dégageait de ces situations était que ces comportements demeuraient « de surface » et qu’il y avait quelque chose de beaucoup plus général et profond qui guidait les idéaux et les aspirations de ces couples. J’avais également l’impression que cette chose profonde avait partie liée avec la solidarité, un idéal familial, l’engagement, la confiance ou le sentiment amoureux. Est-ce que c’était vrai ? Et si oui, est-ce que c’était vrai dans différents milieux ? Dans quelles conditions ? De quelle façon ? Surtout : comment est-ce que je pourrais m’y intéresser sociologiquement ?

Ma thèse propose donc une réponse sociologique à un ensemble de questions qui visent à comprendre comment et pourquoi de nombreux couples québécois non seulement fondent des familles qu’ils espèrent « durables », mais également de quelle façon ils s’y prennent, consciemment ou non. Qu’est-ce qui fait que, chez eux, « ça fonctionne », au moins dans une durée qui se mesure en années, voire en décennies?

La réponse que propose ma thèse est fondée sur deux enquêtes distinctes qui s’enrichissent et se complètent mutuellement. L’une a été menée dans un corpus théorique, l’autre « sur le terrain » de la vie en couple avec des jeunes enfants au Québec, à l’ère de la conciliation famille-travail des deux parents.

Au commencement était donc le questionnement suivant : en dépit des nouvelles négatives au sujet des couples et des familles actuelles (individualisme, divorce, refus de l’engagement, caractère éphémère des unions, etc.), pourquoi plusieurs Québécois d’aujourd’hui cherchent-ils encore à former des couples ? Pourquoi la majorité de celles et ceux qui sont en couple y consacrent-ils une part importante de leur énergie et de leur capacité – du meilleur d’eux-mêmes ? Qu’est-ce qui continue de faire de la famille, non seulement un idéal désirable, mais un projet concret auquel on se consacre avec les meilleures intentions et actions ? Après tout, ainsi que le souligne le grand critique de l’amour moderne qu’est Bruckner, le fait est que « les mariages durent, au moins pour moitié, et les époux restent ensemble, sinon par affection débordante, au moins parce qu’ils y trouvent leur compte » (BRUCKNER 2010 : 106), davantage que dans la rupture, faut-il ajouter avec

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Kaufmann (2010a, 2010b). Le tout est de tenter de comprendre comment et pourquoi. L’intuition qui, dès les tout-débuts, a porté cette thèse était qu’en dépit des transformations aisément observables qu’ont subies les familles au cours des dernières décennies, les changements en faveur de l’individualisme, de l’intérêt personnel, du calcul de l’égalité et de la popularité des relations courtes comportant peu d’engagements relevaient sommes toutes de la surface des choses, alors que la vie des couples avec enfants québécois contemporains relevait au contraire d’un universel ou d’un intemporel, dont le principe ne pouvait avoir échappé aux penseurs les mieux éclairés de l’histoire de la sociologie de la famille. Dès le départ, en effet, cette thèse s’est voulue une réflexion de fond à la fois sur l’évolution de la famille et de la sociologie de la famille d’une part, et sur le fonctionnement concret des couples avec enfants québécois d’aujourd’hui.

La première démarche a donc consisté à relire les sociologues de la famille marquants des dernières décennies afin de cerner les principes les plus forts et les plus pertinents de ce qu’ils ont écrit jusqu’à aujourd’hui, dans l’espoir qu’ils apportent sinon une réponse entièrement satisfaisante – c’eût été l’idéal – du moins des éléments d’explication aux questions soulevées ci-haut. Or, si la théorie sociologique de la famille a produit un certain nombre de concepts fort éclairants, elle a aussi généré un foisonnement d’hypothèses éparses, parfois orientées par l’idéologie ou teintées d’émotions et empreintes de valeurs. La nécessité d’une seconde étape, dès lors, est rapidement devenue manifeste : il fallait regrouper et ordonner ces penseurs, afin de cerner les principes les plus porteurs dégagés par la mise en commun et la comparaison de leurs réflexions et de leurs travaux.

S’il est devenu plus clair, au terme de cette étape, qu’en dépit du fait que certains principes s’imposaient bel et bien (solidarité, sentiments forts, priorité accordée à la relation conjugale, partage sexué des tâches, centralité de l’enfant, intensité amoureuse et sexuelle, validation personnelle, sécurité et satisfaction dans la relation notamment), ces principes n’en paraissaient pas moins impuissants, même mis en commun, à véritablement expliquer ce qui se passe au sein des couples dans leurs échanges et dans leurs sentiments de solidarité. Chaque groupe d’auteurs paraissait avoir sa vision, pertinente, voire irréfragable, mais incomplète, partiale et parfois biaisée par sa visée politique ou morale. C’est alors que le don, qui apparaissait sporadiquement, ici et là, au fil des lectures, jusqu’à ce moment, s’est imposé comme une affirmation centrale. Ce qui se joue au sein des couples relèverait-il d’une dynamique sociale fondamentale, une dynamique identifiée il y a bientôt 100 ans par Mauss ? Une dynamique qui – bien que ce ne soit pas là sa visée première – explique et regroupe en un seul mécanisme chaque principe identifié par les groupes d’auteurs étudiés jusqu’à ce moment ? Quantité de réponses devenaient envisageables dans la direction de cette intuition que nous avons choisi de prendre, de préférence à celles des autres groupes de penseurs étudiés en première partie de la thèse.

Il s’agissait d’une intuition forte, appuyée sur une édification intellectuelle qui l’était tout autant. Il est rapidement apparu, en effet, qu’en dépit du fait qu’elle n’ait jamais joui d’une popularité exacerbée, la théorie du don6 relevait d’une véritable

tradition testée, commentée, critiquée et enrichie par des intellectuels et des chercheurs aussi éloquents que nombreux. À

6 Même si plusieurs théoriciens du don évoquent plutôt un « paradigme » du don qu’une théorie, nous préférons le terme de « théorie » parce qu’il cadre

mieux avec la démonstration de cette thèse, qui consiste notamment à comparer diverses théories de la famille et parce qu’une analyse du don en tant que paradigme aurait nécessité une démonstration plus complexe et plus large, peu compatible avec ce dont il s’agit ici. Le terme « paradigme » nous paraît néanmoins judicieux, car il évoque nécessairement la « révolution paradigmatique » au sens de Kuhn (2008 [1962]), révolution (ou, du moins, « élargissement ») de paradigme qui paraît judicieuse, c’est du moins la prétention de cette thèse, pour mieux comprendre les familles.

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partir de ce moment, l’objectif de cette thèse a été plus précisément défini : il s’agissait de montrer la pertinence de la théorie du don dans la compréhension de ce qui se passe au sein des couples québécois des années 2010. Or, une enquête d’envergure sur le don dans la parenté québécoise avait déjà été menée par Jacques T. Godbout et Johanne Charbonneau. La lecture de l’ouvrage qu’ils ont fait paraître à partir des résultats de leur recherche, La circulation du don dans la parenté. Une roue qui tourne (1996a), a été particulièrement encourageante : le don figurait bel et bien au fondement de certains rapports familiaux (ceux de la famille élargie). Mais Godbout et Charbonneau demeuraient convaincus que ce don devait nécessairement « sortir » de la famille nucléaire (c’est-à-dire de la famille dont les membres habitent sous un même toit) pour exister. Cette affirmation paraissait mal fondée. Ne s’agissait-il pas d’une intuition propre à une époque, désormais révolue, où il était encore difficilement envisageable de penser la famille sans immédiatement invoquer la famille élargie, une époque encore empreinte de tradition, en dépit des changements nombreux et importants que la famille subissait alors depuis la Révolution tranquille ? Les chercheurs des années 1990, après tout, avaient grandi dans des familles comptant des parents ou au moins des grands-parents pour qui la famille élargie avait un poids et une importance morale qu’elle n’a peut-être plus autant aujourd’hui. Autre point déconcertant : Godbout et Charbonneau affirmaient que le couple était le maillon faible de ce qu’ils concevaient comme une chaîne de don. Si leur raisonnement paraissait se tenir (c’est le seul lien familial qui repose sur l’alliance plutôt que sur la biologie), il allait à l’encontre du constat de la primauté croissante des couples sur les familles élargies depuis au moins le début du XXe siècle occidental, constat

établi par l’ensemble des auteurs dont la pensée inspire cette thèse (DURKHEIM 1888,1892,1967 [1893] ; BURGESS et LOCKE

1945 ; PARSONS etBALES 2007 [1956] ; SHORTER 1977;DAGENAIS 2000 ; DE SINGLY 2010, notamment). Or, il semblait de

plus en plus évident, à ce stade des réflexions, qu’il se jouait, entre les membres des couples, une interaction fondée sur un principe fort, possiblement universel. Si ce principe était le don, alors, dans un esprit de liberté contre les devoirs de la tradition, de l’appartenance, du respect de l’autorité et de la vocation, il devait pouvoir agir de manière particulièrement forte dans les couples conjugaux actuels et Godbout et Charbonneau, en faisant des couples le maillon faible du don, avaient tort en n’y ayant pas été attentifs dans leur enquête.

C’est à ce moment que la seconde partie de l’enquête a été initiée et que des participants ont été rencontrés. Pour éviter d’avoir un échantillon trop hétérogène, nous avions décidé de rencontrer des conjoints parents vivant dans une situation modale de notre époque : celle de membres de la classe moyenne vivant sous le même toit, à Québec, depuis plusieurs années et ayant concilié travail et famille avec au moins un jeune enfant. Nous leurs posions des questions sur leur situation, le parcours y ayant mené et le don dans la conciliation travail famille telle qu’ils et elles la vivaient. Les échanges s’écartèrent souvent des questions prévues. Ils parlaient de leur couple, de leur vie de famille, de son organisation, des valeurs, des doutes, des inégalités, des défis, des désillusions, des désirs et des élans qui les guidaient. Rapidement, une évidence s’est imposée : des « sentiments forts », déjà identifiés tant par les théoriciens de l’intégration (le terme de « sentiments collectifs forts » est de Durkheim) que par ceux du don7, étaient en jeu dans les relations des couples interrogés. Qu’étaient

ces sentiments ? Étaient-ils exclusivement positifs ? Que mettaient-ils en jeu ? Pourquoi étaient-ils importants ? Comment

7 Les théoriciens de l’aliénation, de la crise et de la relation, qui sont les autres théoriciens regroupés par cette thèse, reconnaissent aussi la centralité

des sentiments, souvent forts, dans les couples et les familles, ce qui renforce l’hypothèse selon laquelle ces sentiments sont une force incontournable et constante au fondement des couples et des familles. Toutefois, ainsi que nous le verrons, le type de sentiments forts sur lesquels ces théoriciens mettent l’accent, et les conclusions qu’ils tirent de leur importance, divergent le plus souvent des analyses de cette thèse.

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en problématiser la formation, la perpétuation, le renouvellement et les effets de manière sociologique ? Comment une perspective centrée sur le don était-elle en mesure d’intégrer sociologiquement les sentiments forts dans la réalité de la vie familiale ?

En tant que « fait social total » (MAUSS 1925) à la frontière de l’organique et du social, le don intégrait tant le

biopsychologique que le social dans toute leur complexité. En tant que « tiers paradigme » (CAILLÉ 2007a), il proposait un

équilibre qui paraissait assez juste entre les explications holistes et individualistes d’une part, et entre l’individu purement calculateur et le saint au dévouement altruiste extrême d’autre part, où les sentiments sociaux de l’ordre de l’amour et de l’amitié sont reconnus comme des produits et des ressorts de l’interaction. « [L]e don, écrit Caillé, est par nature ce qui permet de surmonter l’antithèse entre moi et autrui, entre obligation et liberté, entre la part de l’hérité et de l’a(d)venir [...]. [...] [D]ans l’action sociale, certes il entre du calcul et de l’intérêt, matériel ou immatériel, mais [...] il n’y a pas que cela : il y a aussi de l’obligation, de la spontanéité, de l’amitié et de la solidarité, bref du don. » (CAILLÉ 2007a : 12 et 16)

Plus étonnant, plus enthousiasmant encore, en proposant d’étudier les relations sociales « depuis leur milieu », dans leur interaction instituante lors de laquelle les préoccupations de deux individus deviennent celles d’une entité nouvelle, c’est-à-dire à équidistance entre les explications macrosociologiques et phénoménologiques, Caillé mettait le doigt sur le malaise éprouvé face aux théories étudiées jusqu’à ce moment en même temps que sur sa résolution :

La totalité sociale, écrit-il, ne préexiste pas plus aux individus que l’inverse, pour la bonne raison que les uns et les autres, comme leur position respective, s’engendrent incessamment par l’ensemble des interrelations et des interdépendances qui les lient. C’est donc la modalité générale de cette liaison et de cette interdépendance qu’il importe avant tout de comprendre. […] Le paradigme du don ne prétend justement analyser l’engendrement du lien social ni par en bas – depuis les individus toujours séparés -, ni par en haut – depuis une totalité sociale en surplomb et toujours déjà là -, mais en quelque sorte depuis son milieu, horizontalement, en fonction de l’ensemble des interrelations qui lient les individus et les transforment en acteurs proprement sociaux. (CAILLÉ 2007a : 18-19. Nous soulignons.)

La théorie du don portait donc son attention sur le moment de l’incarnation, c’est-à-dire sur le moment où l’élan humain s’institue dans une relation sociale. Mauss, dans une perspective quelque peu différente, développée dans l’étude du don agonistique plutôt qu’amical ou amoureux, portait l’attention de la sociologie sur « l'instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d'eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d'autrui » (MAUSS 1925: 119).

Transposée aux préoccupations de cette thèse, cette formulation permettait de voir l’importance et d’analyser certains moments dont témoignaient les personnes interrogées et qui traduisaient des gestes de dons ancrés dans des sentiments forts.

Cette « conscience sentimentale que les individus ont d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui », Mauss en avait aussi parlé comme étant fondée dans le « roc » d’une morale qu’il décrivait comme étant éternelle et qui résidait dans le sens aigu de la triple réalité de soi, des autres et de la collectivité. Cette affirmation validait la prémisse de cette thèse selon laquelle la question n’est pas tant de savoir si la famille subsiste sous telle ou telle forme – questionnement crucial et pessimiste des penseurs de la famille en crise et parfois de ceux de la relation éphémère, ainsi que nous le verrons – mais

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bien de comprendre ce qui en constitue le fondement tenace, fondement qui ne peut, lui, effectivement, que subsister en dessous des variations plus ou moins superficielles qui agitent la famille. Mauss avait parlé de « remettre au creuset » les catégories de pensée qui avaient servi à comprendre le social ; il semblait évident qu’il fallait faire de même avec ce qui avait servi à comprendre la famille. Qu’est-ce qu’institue le couple dans la famille avec enfant(s), que crée-t-il d’inaliénable et qui permet le don ?

Plus les couples racontaient, plus il devenait évident que la théorie du don était bel et bien celle qui explique le mieux ce qui se vit « sur le terrain » quotidien de ces familles de Québec. Il semblait, de plus, que ce don ne puisait pas l’essentiel de sa dynamique dans un rapport soutenu avec la famille élargie, mais qu’il semblait se suffire en grande partie à lui-même. Les personnes interrogées, de fait, évoquaient très peu les membres de leur famille élargie, avec qui ils entretenaient des rapports cordiaux, mais relativement distanciés, notamment en raison de l’éloignement géographique. Il paraissait plausible que les hypothèses de Godbout et Charbonneau soient au moins en partie contredites par les résultats que livrerait l’analyse des entrevues : loin d’être le maillon faible de la famille avec enfants, le couple en était peut-être le maillon fort. Le don, en effet, semblait y jouer un rôle d’une intensité particulière.

Restait à savoir pourquoi c’était le cas. Comment un don d’une telle force peut-il exister au sein d’un réseau réduit (deux adultes, peu d’enfants) ? La réponse – ou plutôt l’hypothèse, à ce stade - est venue de la lecture de L’énigme du don de Maurice Godelier (1996). Pour Godelier, ce qui rend le don possible, ce n’est pas tant l’existence d’un groupe social extérieur au sien propre avec lequel on échange des dons, ainsi que le suggère la théorie anthropologique traditionnelle fondée sur l’observation de la kula8, du potlatch ou d’un monde circulaire dans lequel les entités telles que les couples avec

enfants sont les maillons d’une chaîne de don qui n’a ni commencement ni fin (approche de Godbout et Charbonneau) que le fait qu’il y ait des choses qu’on ne donne pas. Quelle était cette chose chez les couples avec enfants ? Comment s’instituait-elle ? C’est ce qu’il fallait découvrir, en les interrogeant plus avant.

Des lecteurs de Godbout et Charbonneau auraient pu concevoir, s’ils s’étaient posé la question en termes godelieriens, que ce qui demeurait inaliénable pour que le don soit était justement l’appartenance à une famille élargie. Cette explication n’était pas satisfaisante. Cette appartenance, en effet, paraissait fragile dans les années 2010, où la famille n’est plus tant traitée comme une réalité naturelle et sacrée perpétuée par ceux qui y naissent que comme un projet et une situation d’adultes qui ont choisi et continuent de vouloir être une famille. Il paraissait avéré et assumé par la sociologie, en effet, que les familles n’existaient plus tant par la transmission intergénérationnelle (et patriarcale ou religieuse) et la reproduction de rôles et de statuts, mais plutôt à travers le souci commun de l’épanouissement personnel des membres de la famille (BURGESS et LOCKE 1945;PARSONS et BALES 2007[1956];SHORTER 1977;LASCH 2012[19977];DAGENAIS 2000).

Qu’est-ce qui, dans Qu’est-ce contexte, pouvait garantir le caractère indéfectible des relations avec la famille élargie ? Il semblait erroné d’attribuer à la famille élargie la « responsabilité » du don au sein des couples familiaux. De fait, dans un contexte où les liens entre les membres des couples subsistaient de plus en plus même au-delà de la séparation (THÉRY 1996), il paraissait

8 Bien que dans l’Essai sur le don Mauss traite du kula, en conformité avec l’usage actuel, cette thèse utilise le féminin pour déterminer grammaticalement

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plausible que le couple parental soit devenu l’endroit premier du don dans les familles, vécu dans l’enfance dans la relation parent-enfant, puis souhaité, puis accompli, dans la vie de la plupart des adultes.

Godelier expliquait que les choses qu’on ne doit pas échanger sont des « choses refoulées qui rendent possible l’existence sociale de l’homme » et qui « affirment en profondeur des identités et leur continuité à travers le temps ». (GODELIER 1996 :

246 et 49. Godelier souligne). Ces choses plutôt immatérielles incluent les savoirs, les rites, la culture, etc. Elles affirment les différences, les hiérarchies, les identités, bref, ce qui structure le groupe et maintient son existence dans le temps. Par exemple, sous les échanges entre citoyens d’une démocratie, il doit y avoir une constitution qui demeure hors des échanges qu’elle rend possible, oriente et qui y trouvent leur signification. Ces choses, dans les couples parentaux, pouvaient-elles résider dans ce qui soutient la perpétuation des sentiments forts, et notamment dans ce que Godelier appelle « métarécit » et qui, transposé aux couples familiaux, prend la forme d’un récit mythique des origines, de la force et du devenir du couple familial, voire dans les sentiments forts eux-mêmes, et dans l’évitement de ce qui inspire le contraire ? Si c’était le cas, alors les sentiments forts jouaient le rôle que jouent l’idéologie ou les croyances religieuses dans d’autres sociétés ou groupements sociaux : ils alimentent la confiance et l’espoir dans le fait que les efforts fournis, le meilleur de soi donné ont un sens qui dépasse les simples fins individuelles. Il fallait espérer que l’analyse des entrevues permette de répondre à ces questions de recherche qui, dès lors se formulaient de la manière suivante :

La théorie du don est-elle celle qui explique le mieux les rapports des couples familiaux québécois contemporains, tant dans la théorie que sur le terrain ? Si oui, la théorie de Godelier (1996) à propos de ce qu’il faut préserver pour que le don soit explique-t-elle la manière dont les couples instituent des rapports de don entre eux ? Quel rôle les sentiments forts jouent-ils dans ces rapports et dans la perpétuation du don?

Terrain, population et échantillonnage

Cette thèse se fonde sur deux enquêtes distinctes qui s’enrichissent et se complètent mutuellement, l’une menée dans un corpus théorique, l’autre « sur le terrain ». Elle s’efforce de comprendre la façon dont la théorie du don et l’organisation concrète des relations familiales s’informent et se répondent l’une et l’autre, tout en démontrant la pertinence contemporaine de cette théorie et des résultats de la recherche menée sur le terrain, dans une démarche itérative où la pratique avalise ce qu’affirme la théorie, et vice versa. La conduite des entrevues a donc été influencée par la théorie, aussi bien que les éléments de théorie retenus ont été suggérés par ce que révélaient les entrevues.

Première partie : corpus théorique

L’analyse du corpus a consisté en une revue critique de théories de la famille, sociologiques pour la plupart, dont les plus anciennes ont été proposées il y a un peu plus d’un siècle. Aucune règle n’a d’abord présidé à l’élaboration du programme de lecture, si ce n’est la volonté de se familiariser avec le plus grand nombre de perspectives possible, tant à travers les décennies que dans des contextes nationaux et culturels différents (bien que tous occidentaux). En plus de sociologues, des romanciers, des historiens et des philosophes ont été consultés, si bien que le corpus initial englobait un éventail

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d’ouvrages, pour la plupart classiques, dont les auteurs s’étalaient d’Adam Smith, Honoré de Balzac, John Stuart Mill, Max Weber, Friedrich Engels, Georg Simmel, Léon Blum et Karl Polanyi à Norbert Elias, Jacques Derrida, André Gorz, Amartya Sen, Pierre Bourdieu, Luc Boltanski et Paul Ricoeur en passant par Philippe Ariès, Jean Baechler, Edgar Morin, Jean-Louis Flandrin, Erich Fromm, Jack Goody et David Le Breton, pour ne citer que quelques-uns de ceux dont la lecture n’a laissé que peu ou pas de traces tangibles dans cette thèse, bien qu’elles aient eu un effet non-négligeable sur les réflexions qui ont permis sa rédaction. Plusieurs auteurs qui n’ont pas été retenus pour en discuter les perspectives sont néanmoins cités à divers moments.

Après une première ronde de lectures, une sélection des auteurs jugés les plus riches et les plus originaux parmi les plus pertinents s’est imposée afin de situer la perspective de cette thèse : Émile Durkheim, Ernest W. Burgess et Harvey J. Locke, Talcott Parsons9, Gary S. Becker, Eva Illouz, Paola Tabet, Christine Delphy, Edward Shorter, Christopher Lasch,

Daniel Dagenais, Irène Théry, François de Singly, Jean Kellerhals, Jean-Claude Kaufmann et Anthony Giddens ont été retenus. Ce processus de sélection a été suivi d’une mise en ordre thématique par regroupement d’auteurs dont les perspectives sur la famille et le couple apparaissaient se rapprocher, relativement à d’autres ensembles.

Le premier groupe d’auteurs, celui des théoriciens de l’intégration, inclut Émile Durkheim, Ernest W. Burgess et Harvey J. Locke, ainsi que Talcott Parsons. Pour ces auteurs, la famille est investie du rôle fondamental de la double intégration de ses membres dans la famille et dans la société. Dans l’optique de ces théoriciens, les individus s’inscrivent dans des structures familiales qui leur préexistent et qui leur survivent. Ces structures contribuent à assurer le bien-être et la perpétuation fonctionnelle des familles. Les sentiments, souvent forts, y jouent un rôle crucial.

Le second groupe d’auteurs, celui des théoriciens de l’aliénation, inclut Gary S. Becker, Eva Illouz, Paola Tabet et Christine Delphy. Ces auteurs critiquent l’idée que les comportements suivent et doivent suivre un modèle familial qu’ils perçoivent comme servant d’abord et avant tout une idéologie libérale des « bonnes mœurs » et du patriarcat. Ils et elles perçoivent les membres des couples et les familles comme étant aliénées par rapport à ce qui guide véritablement leurs choix amoureux et familiaux. Pour Becker et Illouz, ces motifs véritables sont économiques et rationnels et font peu de place au souci du bien-être des autres membres ou de l’ensemble familial. Pour Tabet et Delphy, qui sont des théoriciennes féministes matérialistes, l’aliénation qui résulte des rapports sociaux strictement intéressés et marchandisables propres à la famille et au couple s’abat plus particulièrement sur les femmes. Pour ces théoriciennes, la famille est l’institution d’exploitation des femmes par excellence.

Le troisième groupe d’auteurs, celui des théoriciens de la crise, inclut Edward Shorter, Christopher Lasch, Daniel Dagenais et Irène Théry. Ces auteurs perçoivent une crise, voire la fin imminente de la famille. Pour ces auteurs du dernier quart du XXe siècle, l’amour, l’affection, la solidarité, la fonction de socialisation et la division genrée du travail – c’est-à-dire ce qui

9 En dépit du fait que l’ouvrage majeur de Parsons qui porte sur la famille (Family Socialization and Interaction Process, 2007 [1956]) a été écrit en

collaboration avec Robert Freed Bales, cette thèse, sauf lorsqu’il s’agit de citer la référence bibliographique exacte de l’ouvrage, n’évoque que Parsons en tant que penseur de l’intégration familiale parce que cette pensée s’inscrit dans l’œuvre entière de Parsons, à laquelle Bales ne peut prétendre avoir contribué de manière significative. Il en va autrement de la coécriture de Burgess et Locke, dont les idées sont indissociables. Dans le cas de Godbout et Charbonneau, leur ouvrage commun est de loin le plus important pour cette thèse, bien que certains écrits de Godbout seul soient cités ici et là.

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autrefois intégrait les familles – sont en train de périr sous les assauts d’un consumérisme et de revendications féministes effrénés. Individualisme, cynisme vis-à-vis de l’amour, caractère éphémère des unions, recherche d’une satisfaction d’abord personnelle dans l’union et la parentalité : pour ces auteurs, sans cadre institué contraignant, la famille fondée sur l’intégration et l’amour n’est plus.

Le quatrième groupe d’auteurs, celui des théoriciens de la relation, inclut François de Singly, Jean Kellerhals, Jean-Claude Kaufmann et Anthony Giddens. Pour ces auteurs contemporains, les familles et les couples continuent d’exister et de bien se porter. C’est leur fonction qui a changé. Alors que les individus se mettaient jadis au service du groupe familial ou amoureux, c’est désormais le groupe familial ou amoureux qui est au service de l’accomplissement de l’individu. Ces théoriciens remettent l’amour à l’honneur, mais ce sentiment sert d’abord et avant tout la validation du Soi.

La démarche de réflexion, d’identification, de comparaison et de classification qui a abouti à ce regroupement a servi à mettre des piliers de la compréhension sociologique des familles en évidence, piliers qui devaient servir à trois choses :

• proposer une vision schématique des principes les plus porteurs qu’a dégagés la recherche sociologique sur la famille et le couple du dernier siècle ;

• examiner si et comment la théorie du don reprend et dépasse ces principes ;

• analyser, dans la seconde partie de cette thèse, à quel point et en quoi ces principes s’observent dans les témoignages des membres de couples interrogés.

Cette approche se voulait similaire à celle de Parsons dans The structure of social action, qui déclarait privilégier la méthode empirique qui consiste à parcourir la pensée de plusieurs auteurs afin d’en dégager les principaux thèmes communs :

Adoptant des auteurs dont les œuvres avaient été presque complètement autonomes les unes des autres, Parsons voulait ainsi montrer, avec encore plus de force, la convergence qu'il avait cru déceler dans leur analyse des fondements de la société, des rapports entre la personne et la société et dans leur définition du lien social. Les écrits de Durkheim, Weber, Pareto et Marshall étaient donc pour lui des « faits » qu'il cherchait à rapporter de la manière la plus vraie possible, c'est-à-dire sans fausser la pensée des auteurs, et qu'il voulait ensuite interpréter ou ré-interpréter dans un nouveau cadre de pensée, la théorie générale de l'action qui, à ses yeux, correspondait à l'intention profonde de ces auteurs. (ROCHER 1988 : 28)

Or, même si le cadre nouveau de compréhension et d’analyse des couples et des familles que cherche à élaborer cette thèse est évidemment moins ambitieux que celui d’une théorie générale de l’action (et qu’il repose sur une théorie qui existe déjà, de fait), il n’en représente pas moins une manière différente d’approcher le fonctionnement des familles et des couples contemporains, une manière qui se fonde, tout en s’efforçant de la dépasser en la subsumant sous un angle inédit, sur la pensée des auteurs nommés ci-haut.

Figure

Tableau 1 : Caractéristiques des participants  Nom 113 Âg e  Âge du  conjoi nt  Conjoint  interrogé  Années en  couple  Marié  N  d’enfants  Âge des enfants  Occupation  Occupation du conjoint  Stabilité du couple114 Partage des revenus115

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