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Kellerhals : des relations qui varient selon les couples familiaux

Chapitre 4 Les théoriciens du modèle relationnel

4.3 Kellerhals : des relations qui varient selon les couples familiaux

Prenant acte de constats qui remontent, on l’a vu, à Burgess et Locke, et qui ne se sont pas démentis depuis, plusieurs chercheurs ont tenté d’établir des « typologies conjugales » sur les prémisses selon lesquelles les couples d’aujourd’hui forment des « systèmes d’interaction » d’une part, et qu’ils explorent une variété de « styles » d’autre part. L’une des plus connues est peut-être celle des sociologues suisses Kellerhals, Widmer et Levy (2004 ; WIDMER,KELLERHALS etLEVY 2006),

qui, dans le but d’étudier le conflit et la satisfaction conjugale, proposent cinq couples idéal-typiques : • le couple bastion (c’est-à-dire le couple nucléaire parsonien traditionnel) ;

• le couple associatif (c’est-à-dire le couple giddensien dans sa forme « pure ») ; et entre ces deux pôles :

• le couple compagnon (« bastion ouvert ») ;

• le couple cocon (deux individus poursuivant des buts personnels dans leur vie publique, mais fusionnant dans leur vie privée) ;

• et le couple parallèle (c’est-à-dire les couples « non classables », comportant des traits divers et parfois contradictoires)80.

Afin d’établir leur classification, les auteurs évaluent des dimensions telles que la mise en commun des revenus et des ressources, l’ouverture sur l’environnement extérieur, la nature des priorités individuelles et communes, le degré de sexualisation des rôles, le pouvoir, l’autorité, ainsi que la régularité du quotidien familial. Les principales conclusions des auteurs sont à l’effet que les couples compagnons vivent moins de conflits conjugaux que les autres couples ; qu’à l’inverse les couples associatifs et parallèles sont ceux qui vivent le plus de conflits conjugaux ; et que les couples bastion et les

79 Cet accent mis sur le bonheur, en soi, fait l’objet de nombreuses critiques depuis quelques années. Illouz y voit, une fois de plus, une soumission des

individus au marché capitaliste qui tente par tous les moyens de leur vendre l’idée que seul un état permanent de bonheur est normal, et qu’il faut se soigner lorsqu’on n’atteint pas cet état. (ILLOUZ etCABANAS 2018)

80 Au Québec, depuis quelques années, plusieurs enquêtes portent également sur les « styles conjugaux » mais elles tendent plutôt à établir des

catégories selon des variables se rapportant au partage des tâches ménagères ou de l’argent (RAPOPORT et LE BOURDAIS 2006;BELLEAU et HENCHOZ

2008;SURPRENANT 2009 ;BELLEAU et MARTIAL 2011;BOULET etLE BOURDAIS 2017). Ces enquêtes cherchent à établir le taux de satisfaction des partenaires selon le style de partage des tâches auxquels ils adhèrent.

couples cocon vivent relativement peu de conflits conjugaux. Ces résultats tendent à aller dans le sens des principaux constats de cette thèse. Toutefois, la conclusion la plus générale à laquelle arrivent les chercheurs est que l’emphase mise sur l’autonomie et la participation sociale des deux conjoints hors de la famille est associée à une augmentation des problèmes conjugaux (WIDMER,KELLERHALS etLEVY 2006 : 84) :

Pouvoir social, intégration culturelle et projet conjugal se répondent : chaque personne – avec ses atouts culturels, économiques et sociaux – cherche à construire son identité personnelle par le biais de ce projet conjugal. L’accent mis sur l’autonomie individuelle dans le couple, par exemple, ou sur le degré d’ouverture du ménage sur l’extérieur, est corrélé aux chances de chacun d’acquérir pouvoir, reconnaissance et satisfaction en dehors du champ familial. (KELLERHALS,WIDMER et LEVY 2004 : 9-

10)

Or, outre les enjeux d’émancipation féministes auxquels il renvoie immédiatement, le concept d’autonomie est étroitement lié à l’individualisation des membres des couples contemporains, qui, selon les auteurs, accordent désormais la priorité à l’accomplissement de soi, à l’égalité, au refus de l’autorité et qui relèguent les interactions intimes, les soins, le maintien des structures et la solidarité à l’arrière-plan. Les couples autonomes, selon les auteurs, tendent vers la « relation pure » (GIDDENS 2004 [1992]) : la mise en commun et les obligations envers l’autre ne les intéressent que peu. Pour eux, l’essence

du couple se réduit à la communication franche. Les auteurs se demandent toutefois si cette communication, si ouverte et honnête soit-elle, est en mesure de contrer les effets de l’individualisme sur les couples.

C’est que les couples, quel que soit leur type, ont du pain sur la planche. Pour Kellerhals, Widmer et Levy, dans le monde individualiste qui est désormais le leur, les couples, de fait, font nécessairement face à trois tâches incontournables :

• définir leur territoire et marquer leurs frontières avec l’extérieur ; • se construire un mythe et des rites81 ;

• définir et agencer les rôles et les pouvoirs de chacun (KELLERHALS,WIDMER et LEVY 2004 : 7).

Pour Kellerhals et ses collaborateurs, les couples se trouvent donc dans l’obligation de s’adonner à un bricolage conjugal qui répond à un « devoir d’originalité » et qui les amène à créer un « couple sur mesure » jamais achevé, en devenir incessant, qu’ils comparent à ce qu’ils perçoivent des autres couples, qu’ils cherchent à présenter comme « réussi », qu’ils voient critiqué par leurs proches et dont ils réévaluent sans cesse la fonction et la pertinence. Dans cette construction d’un style conjugal approprié et dans l’atteinte de la satisfaction des deux conjoints, les auteurs font finalement remarquer que l’enjeu de la « bonne distance » émotionnelle entre les partenaires est considéré comme fondamental par les chercheurs (KELLERHALS,WIDMER et LEVY 2004 : 9). Cette construction s’effectue toutefois dans un contexte social parfois antagoniste,

qui inclut :

81 Ce point est crucial, si on envisage les choses du point de vue de Godelier, le récit familial – le métarécit - étant ce qui ancre les sentiments forts. Le

premier point, en outre, a aussi son importance : pour préserver le don, les couples familiaux doivent effectivement « protéger leurs frontières », ainsi que nous le verrons au chapitre 8.

• l’avènement de trajectoires de vie désormais individualisées, marquées par des inversions, des retours en arrière, des transitions diverses et non balisées qui font que les parcours des membres du couples « entrent en collision » au lieu de suivre un trajet socialement établi et prévisible ;

• des changements nombreux et rapides dans la façon dont les couples vivent leur vie commune, ce qui rompt la transmission traditionnelle lors de laquelle les aînés conseillaient les plus jeunes ; les aînés connaissant mal le nouveau contexte, ont de la difficulté à conseiller et à aider ;

• la télévision qui contrôle les représentations que se font les membres des couples de ce que doit être leur ménage (KELLERHALS,WIDMER etLEVY 2004 : 19-21)82.

Bien que certaines des préoccupations de Kellerhals et de ses collaborateurs ne figurent pas au centre de cette thèse (les trajectoires de vie et l’évolution des rapports avec la parenté, par exemple), elles sont néanmoins importantes car elles parlent du contexte social contemporain, dans lequel évoluent les participants et dont ils tiennent compte dans l’établissement de relations de don. Ce qu’il importe surtout de retenir, c’est que les familles diversifiées qu’étudient Kellerhals et ses collaborateurs leur paraissent avoir certains points communs. Ces points sont-ils assez forts pour tenir lieu de principes organisateurs ? Cela n’est pas sûr, à moins, bien entendu, d’affirmer, à l’instar de Burgess et Locke, que la diversification est un principe organisateur en soi. Mais des constats importants se dégagent : pour être bien, les couples et les familles doivent contrer l’individualisme ambiant dans une certaine mesure, c’est-à-dire qu’ils ne doivent pas laisser les buts extérieurs à la famille prendre le pas sur la famille. Ils doivent aussi marquer les frontières de leur couple ou de leur famille et se construire un récit « mythique ». Notons finalement que pour Kellerhals et al., une saine communication est certes nécessaire, mais ne suffit pas, à elle seule, à contrer les charges individualistes du monde social extérieur.

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