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Malgré la distance temporelle, les intuitions critiques de Lovinescu, surtout celles concernant la présence du corps féminin, rencontrent celles d’Hélène Cixous.157 Il remarque aussi,

comme S. de Beauvoir plus tard, que les femmes s’attachent à décrire des atmosphères, plutôt

qu’à construire de véritables histoires ou à créer des personnages convaincants. De ce point de

155 Ana Blandiana, Întâmplări din grădina mea, Arpagic, Bucureşti, 1980, Întoarcerea lui Arpagic, Bucureşti, Humanitas, 2014.

156 E. Lovinescu, Critice, Bucuresti, Minerva, 1982, p.125. 157 Ibid.

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vue, il reproche discrètement à Hortensia Papadat-Bengescu, l’écrivaine qui constitue l’objet de

l’étude et qui est encore à ces débuts, le fait qu’elle n’ait pas encore [je souligne] « le sens de

l’épique ».

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D’ailleurs, il voit toute la littérature de son temps, comme une littérature basée sur la

sensorialité, par des écrivains comme Mihail Sadoveanu (pour le visuel) ou Ion Luca Caragiale

(pour l’oralité), par les représentants du « semănătorism » et « poporanism ». Finalement, il

reconnaît à Hortensia Papadat-Bengescu le raffinement et l’intellectualisme par lesquels elle

réussit à s’élever au-delà de la condition de femme-écrivain, prisonnière du monde instinctuel.

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Dix ans plus tard, en 1935, il a changé d’avis. Dans la préface de l’anthologie de littérature

féminine, celle de Margareta Miller-Verghy et Ecaterina Săndulescu, Evoluţia scrisului feminin în

România, le critique revient sur ses idées et, comme un vrai précurseur des études modernes sur le

genre, il plaide alors pour l’universalité de l’acte créateur qui ne peut et ne doit pas rester le

privilège d’un seul sexe. L’ouvrage, singulier dans le paysage de la littérature roumaine, reste une

œuvre de pionnières, qui a réussi, à une époque où, même en France on n’a pas encore ouvert la

discussion sur le concept d’écriture féminine, à réaliser un panorama de la littérature des

femmes-écrivains roumaines. Il réunit des textes appartenant à 34 auteures, accompagnés de médaillons

biobibliographiques.

La structure de l’ouvrage peut nous aider à répondre à la question posée au début du

chapitre sur l’évolution de la littérature féminine. Les écrivaines sont répertoriées ainsi: la

première catégorie est celle des femmes-écrivains qui ont écrit en langues étrangères, parmi

lesquelles se remarquent Martha Bibescu, Anne de Noailles, Elena Văcărescu, Dora d’Istria, les

reines Carmen Sylva et Marie, une autre, appelées les écrivains-femmes précurseurs, restées

presque inconnues dans l‘histoire de la littérature : Elena Hartulari, Matilda Cugler-Poni,

Veronica Micle, Sofia Nădejde, Adela Xenopol, etc. et une dernière, appelées femmes

prosateurs-poètes où l’on a rangé des noms plus connus comme Elena Farago, Otilia Cazimir, Henriette

Yvonne-Stahl, etc. Cette répartition confirme notre affirmation, à savoir celle que les premières

écrivaines ont été, pour la plupart, bilingues. L’ouvrage a le mérite d’imposer, à une époque où la

littérature féminine commence à se faire remarquer par la critique, la notion de littérature

féminine.

158 Ibid, p. 122. 159 Ibid, p. 134.

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Les débats sur la littérature féminine cessent après 1944, à l’époque du communisme. Ils

réapparaissent beaucoup plus tard, après 1989. Signé par Elena Zaharia-Filipaş, l’ouvrage Studii

de literatură feminină (Études de littérature féminine) c’est un recueil d’essais critiques sur des

femmes-écrivains roumaines. Les études sont précédées par un commentaire sur les remarques

d’E. Lovinescu à propos de la littérature féminine. À partir de ses idées, l’auteure réussit à

schématiser les traits de celle-ci : le premier c’est la prédisposition aux instincts (voir ci-dessus),

qui trahit, pour l’auteure, « une attitude primitive masculine »

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, un autre serait la pudeur, trait

qui apparait plutôt à la suite de l’insertion de la femme dans le social et comme résultat de

l’éducation, le mystère féminin, un cliché qui exprime l’impossibilité, pour l’homme, de

comprendre l’âme de la femme, dû aussi à la déficience de la femme à s’exprimer clairement,

logiquement, rationnellement. L’auteure remarque ici que cette poétique du mystère, associé aux

« paroles à voix basse », à « l’ombre », au « vague », aux « suggestions », aux « sensations » entre

aussi dans le répertoire des poètes symbolistes, ce qui prouve que « le féminin » n’exprime pas

toujours le sexe auctorial. Un autre trait de la littérature féminine, que l’auteure décèle dans les

remarques de Lovinescu est le sentimentalisme. C’est, d’ailleurs, un des stéréotypes les plus

fâcheux, issu de la dichotomie classique entre sentiment et raison, commente Elena

Zaharia-Filipaş. Le dernier trait que le critique trouve à la littérature féminine est le lyrisme et la

subjectivité. Selon le critique de Sburătorul toute la littérature féminine est lyrique, et cette

particularité féminine est vue tantôt positivement pour une poète comme Elena Farago, tantôt

négativement pour la prose de Hortensia qui gagne dans la profondeur à mesure qu’elle s’éloigne

de la subjectivité et s’engage sur la voix de l’esprit analytique considéré comme masculin.

Elena Zaharia-Filipaş construit ici, à partir des remarques critiques d’E. Lovinescu une

définition du concept de littérature féminine, définition qui sera complétée par un tableau

comprenant quelques portraits de femmes-écrivains. Une remarque pertinente nous semble celle

que beaucoup de femmes-écrivains roumaines « poussent » à l’ombre d’un père ou d’un époux

célèbre qui ait un rôle stimulant dans leurs existences. C’est le cas d’Hermiona Asachi, Iulia

Haşdeu, Adela Xenopol, Sofia Nădejde, Veronica Micle, Matilda Cugler-Poni, Maria Mavrodin,

etc. Une autre, tout aussi intéressante est que, au fur et à mesure que les revues littéraires

apparaissent et regroupent autour d’elles des personnalités de l’époque, il y a des

femmes-160 Elena Zaharia- Filipaş, Studii de literatură feminină, Bucureşti, Editura Paideea, 2004, p. 8.

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écrivains qui se forment dans leur atmosphère et en profitent pour « réussir » dans la vie littéraire.

Comme exemple, l’auteure nous donne les noms de Matilda Cugler-Poni, qui évolue dans le

cercle de la revue Convorbiri literare, Sofia Nădejde, dont le nom est lié à Contemporanul,

Constanţa Hodoş et Maria Cunţan, collaboratrices de Semănătorul. Ces remarques nous font

réfléchir au fait que, malgré l’indépendance tellement clamée par la femme, elle a eu besoin quand

même d’une épaule masculine pour s’appuyer ou pour l’aider à être propulsée sur la scène

littéraire.

Liana Cozea est une « partisane » de la littérature féminine qui, à partir des années ’90

s’occupe du sujet, réalise des enquêtes, écrit des études, le dernier publié en 2005. La prose

féminine représente pour l’auteure une voix unique et inimitable qui excelle, du moins dans les

années ’20-’30, dans l’analyse psychologique, poussée jusqu’aux plus profonds abîmes de l’âme

humaine. L’écriture féminine devient souvent le lieu d’une « autoscopie » du moi, fondée sur un

désir aigu de subjectivité. C’est une prose « sentimentale et raffinée », « érudite et spéculative »,

« analytique et obsessive »

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.

Le seul représentant du sexe opposé qui ait abordé sérieusement et favorablement le statut

de la littérature féminine est, pour Lilana Cozea, E. Lovinescu, les autres, parmi lesquels

Perpessicius, Pompiliu Constantinescu, Şerban Cioculescu et même G. Călinescu, sont victimes

d’une « misogynie littéraire » la seule véritable écrivaine, acceptée par tous, étant Hortensia

Papadat-Bengescu.

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Suite à des enquêtes réalisées par la revue Familia, en 1986 et en 1989, la même auteure