• Aucun résultat trouvé

des dizaines de documents concernant les activités organisées par cette institution qui a été pour Margareta non seulement un moyen de survivre financièrement mais aussi une manière de vivre

dans une atmosphère de beauté artistique, exerçant en même temps sa capacité à faire du bien.

Cette œuvre de philanthropie artistique, réalisée avec tant d’esprit inventif, dans laquelle elle s’est

investie de tout son être a dû s’arrêter à un certain moment. Comme toute activité qui la

passionnait, et nous avons déjà vu la période d’étudiante à Genève, elle s’impliquait tellement,

qu’elle arrivait à la fin à bout de souffle, fatiguée, malade. Cette fois-ci un événement important,

avec des conséquences fâcheuses pour toute sa vie, vient s’ajouter à cet état de fatigue.

L’accident. L’autre lumière

Nous ne connaissons pas encore avec précision la date de l’événement qui a bouleversé

l’existence de Margareta et qui a coupé sa vie en deux. Dans la plupart des biographies, l’année

mentionnée est 1924, mais la correspondance atteste le fait qu’en 1924 elle retournait déjà dans le

pays après une période de deux ans d’hospitalisation, donc l’accident aurait dû avoir lieu au moins

deux ans auparavant. En août 1922, une lettre parle des « yeux fatigués » de Margareta. « Chère

mademoiselle et amie, c’est avec beaucoup de chagrin que j’ai appris que vos yeux étaient de

nouveau fatigués

569

. »

Le 3 décembre 1923, une lettre de Lily Teodoreanu nous fait savoir qu’elle a des ennuis

aux yeux et qu’elle partira à Paris pour se soigner. La lettre souligne la force de Margareta qui

réussit à s’en sortir de tous les événements difficiles de la vie et sa capacité de renaître de ses

propres cendres. « Tante Margot, chérie, je viens d’apprendre par une lettre de Mama-Kiki que tu

as des ennuis de nouveau avec tes yeux et que tu partiras à Paris. J’ai été toute attristée au début,

mais j’ai un tel espoir dans la grande force qui t’anime – tu es une parcelle de ce qui fait la

grandeur des fakirs – que j’ai pleinement confiance que tu vaincras ton mal et que tu nous

rentreras de Paris plus rayonnante de vie que jamais. Il semble que toutes les épreuves ne te sont

envoyées que pour assouplir, affermir et rendre ton âme plus haute et plus invulnérable. Tante

Margot chérie, ma tendresse t’accompagne et mes plus fervents vœux de guérison. J’embrasse de

tout cœur tes yeux tourmentés et ton front qui a su garder sa belle sérénité

570

. »

569 BNR, Mss. CXXXII/8, f.31, lettre datée 29 aout 1922, signée A. Haret. 570 BNR, Mss. CXXXII/8, f. 36, lettre datée 3 décembre 1923, Jassy,

175

L’accident a lieu à Paris, où elle était « chez sa cousine Mélissande » (c’est le nom donné

dans le roman Cealaltă lumină à sa nièce Cella Delavrancea), après avoir visité l’exposition de

Gustave Moreau. C’est, du moins la version du roman. Le taxi dans lequel elle se trouvait fut

violemment frappé par un camion qui venait de derrière. Le choc fut si fort qu’il provoqua le

décollage de la rétine des deux yeux. Le seul médecin qui osait opérer de tels cas était le docteur

Sourdille de Nantes.

C’est de nouveau sa nièce, Cella, qui s’occupe de tous les détails concernant les médecins

et l’opération. « Margoton chérie, mon docteur, Pierre Abrami, a téléphoné à Maurrax et à l’autre

grand oculiste de Paris, pour savoir si vraiment Sourdille avait trouvé le moyen d’opérer ton cas.

On lui a répondu qu’en effet Sourdille avait tenté cette opération et qu’il avait eu des résultats

sérieux. Alors j’ai prié Abrami d’écrire à Sourdille immédiatement afin d’apprendre dans quelles

conditions il ferait cette opération, ce qu’il faudrait passer de temps à la clinique, ce que cela

coûtera, etc.

571

. » Dans la lettre suivante, celle du 7 mars, Cella écrit à sa tante que le docteur

Sourdille ne répond pas. Il paraît que Margareta était en Roumanie, aussi sa nièce lui

conseille-t-elle de venir à Paris à la fin du mois, car là il faisait mauvais et l’humidité était difficile à

supporter. Finalement, Cella accompagne sa tante à Nantes, la confie au docteur et aux sœurs.

Obligée de la quitter quand même, elle lui écrit en partant : « Je suis reconnaissante aux bonnes

sœurs des soins qu’elles te donnent et j’écrirai au docteur Sourdille auquel je n’ai pas pu dire au

revoir, puisqu’il était dans la salle d’opération

572

. »

Le 3 avril l’opération a déjà eu lieu. Cella lui écrit que Philippe, son actuel mari,

s’intéresse affectueusement à son sort, qu’elle lui a raconté sa patience et sa bonne volonté « à

supporter l’insupportable

573

. » Cinq jours plus tard, Cella écrit de nouveau à sa tante pour

exprimer sa confiance dans la force de celle-ci de résister et pour lui conseiller de supporter, car

on ne triomphe du mal que par mal.

Le 5 mai, à Avignon, Cella est pleine de regret, car son déménagement l’a empêchée

d’aller de nouveau à Nantes ; elle est d’autant plus inquiète qu’on lui a annoncé une troisième

intervention toujours aussi douloureuse. Elle a décidé de vendre le plus grand trésor qu’elle

571 BNR, Mss. CC/9, f. 83, lettre datée samedi 9 février. 572 BNR, Mss. CC/9, f. 86, lettre datée mardi 8 avril. 573 Ibid, f. 85, lettre datée jeudi 3 avril.

176

possédait : «J’ai décidé de vendre mon collier de perles. (...) Comme j’ai le souci de toi au point

de vue argent, sache que je te donnerai sur cette vente mille cinq cents francs, mais comme je ne

sais pas si le collier sera vendu jusqu’à ton retour à Paris, je voudrais que le si gentil Docteur

Sourdille te permette de lui rester redevable de ses 1500 francs que je lui ferai acquitter dès la

vente faite, probablement fin mai

574

. » En dehors de ces 1500 francs, elle bénéficiera au total de

6500 francs pour pouvoir revenir en Roumanie par l’express ou par le bateau.

Un mois plus tard elle assure sa tante encore une fois de son appui, moral et financier. « Je

t’écris du plus joli coin de France pour t’embrasser avant mon départ, Margoton chérie, et te

souhaiter de tout cœur guérison complète après ce martyre que tu endure là-bas. […] Je t’ai parlé

de mon collier de perles pour que tu puisses assurer le docteur Sourdille du paiement de ces 1500

francs et qu’il consente à entendre un peu

575

. »

Après la vente du collier, Cella remet la somme promise et l’assure de nouveau de son

support. « Margoton chérie, je te fais tenir par la Banque Russo-Asiatique, 9, rue Boudreau,

derrière l’Opéra, 2000 francs, ceci en dehors de ce qu’on t’enverra de Bucarest. Je pense à toi

avec affection et inquiétude. Tous nous pensons à toi. Je voudrais qu’après cette épreuve, tu ne

t’occupes plus d’affaires, mais de livres, de livres où tu diras tout ce que tu as pensé ces semaines

hors la vie. Je t’embrasse fort, Cellica

576

. »

L’opération est suivie par deux années de combat acharné contre la mort. Obligée à une

immobilité totale, pour que la rétine se recolle, Margareta passe ses jours à remémorer les

moments de sa vie. En Roumanie tout le monde est inquiet, mais en même temps tous essayent de

l’encourager.

La guérison, même incomplète, ramène Margareta dans le pays. Les cousines, les nièces,

tout le monde s’en réjouit. Marya Delavrancea lui écrit une lettre très touchante où elle parle du

long séjour que sa cousine a passé « aux enfers » et exprime son affection : « quelle joie de savoir

que tu nous es revenue et en plus guérie et vaillante. Comme aux temps mythologiques, tu as dû

faire un séjour long et douloureux dans des domaines inexplorés par les simples mortels, pour

connaître la grande douleur et passer par des moments tragiques. L’espoir et ton courage t’ont

574 BNR, Mss. CC/9, f. 87, lettre datée 5 mai.

575 BNR, Mss. CC/9, f. 81, lettre datée mercredi 14 mai. 576 BNR, Mss. CC/9, f. 68, lettre datée 21 juin 1924.

177

heureusement soutenue et tu n’es pas arrivée au bord de l’abîme. Une petite lueur t’a guidée et tu

as eu la force qui soutient et qui élève l’âme des martyres. Mais nous avons souffert avec toi,

chérie, et chaque nouvelle retouche qui enfonçait l’instrument dans ton œil nous le sentions

douloureusement dans nos cœurs ; nous nous demandons avec angoisse quand tu auras fini de

souffrir. C’est bien vrai ! Te voilà comme une blessée de guerre qui nous revient avec sa cicatrice.

Pauvre chérie ! […] De pareilles expériences meurtrissent l’âme et laissent des fois des traces

ineffaçables, tout en donnant un nouvel élan pour la lutte dans l’avenir. […] Parle-nous

longuement. De te sentir tellement aimée, n’est-ce pas un contrepoids à la douleur ? D’où as-tu

tiré tant de forces

577

? »

Le docteur Sourdille, l’artisan de cette miraculeuse survie, n’a pas été un simple médecin,

il est devenu pour Margareta un véritable ami. Aussi, avant et après le départ de celle-ci vers la

Roumanie, s’intéresse-t-il à l’état de sa patiente et lui donne des conseils. « Je voudrais que cette

lettre vous arrivât avant votre départ pour „le pays des saules”. J’espère et je souhaite que votre

œil ne subira aucun dommage du long voyage que vous allez entreprendre. […] Je vous félicite

pour la belle et intéressante œuvre à laquelle vous voulez vous attacher et qui ne m’étonne pas de

votre bon cœur. Je suis bien sûr qu’elle réussira. J’ai lu avec le plus grand plaisir Isvor.

578

Le

premier volume surtout est admirable, d’une poésie délicieuse, avec le parfum des réflexions

d’une profondeur étrange et, excusez-moi, pas féminine du tout

579

. » On voit combien l’idée d’une

littérature féminine sentimentale et plaintive était enracinée dans la conscience des gens.

Margareta invite son docteur en Roumanie, mais les circonstances ne lui sont pas

favorables : « Et oui, certes, le sort nous est hostile, et ce ne sera pas encore cette année que j’irai

au pays des saules. Voici l’hiver et son triste cortège. L’hiver en Roumanie doit être plus vilain

que le nôtre qui est doux, assez court et qui, dès le mois de janvier nous apporte des moissons de

fleurs de camélia

580

. » Il travaille énormément et n’hésite pas à le dire et redire :« Je suis

submergé de travail et je ne puis suffire à tout. Actuellement j’ai sept décollés à la clinique et trois

à l’hôpital. C’est vous dire la peine que j’ai, mais j’ai la force d’en avoir huit guéris sur les dix,

dont trois aveugles. Et j’en attends d’autres ces jours-ci. Vous voyez combien il me serait difficile

577 BNR, Mss. CC/11, f. 28, lettre datée 10 août 1924. 578 Martha Bibescu, Isvor, le pays des saules, Plon, 1929. 579 BNR, Mss. CC/17, f. 48, lettre datée 22 juillet 1924.

178

d’aller maintenant en voyage

581

. » Il parle de la nouvelle qu’elle a recommencée à lire et à écrire

et lui demande quand sera écrit le nouveau roman ? Malgré la distance, il continue à lui donner

des indications : « N’abusez pas trop de la cocaïne, si votre œil reste rouge, écrivez-moi, je vous

indiquerai quelques recettes. Mais surtout n’oubliez pas l’atropine, de temps en temps, une fois

par semaine. Cela vous donnera une pupille impressionnante

582

. » Il lui donne « feu vert » pour

aller au théâtre, quant au cinéma, il est circonspect.

Déjà un an après le départ de Margareta, le docteur Sourdille, si vaillant et si énergique

d’habitude, se trouvesurmené, accablé de travail et de fatigue. Il a dû se reposer longuement à

Pâques. « Dès juin, je suis tombé gravement malade, il m’a fallu aller passer trois semaines à Paris

pour m’y faire soigner. J’ai dû fermer mon cabinet depuis cette époque et j’ai refusé de le rouvrir

avant le 15 septembre. Heureusement, je vais mieux

583

. » Il lui demande comment elle va. « Je

vous félicite de votre activité, de votre ardeur de vie, de votre apostolat enthousiaste pour les

choses de l’esprit. Vous avez choisi la meilleure part. Vous avez la chance de vivre dans le rêve.

Sous l’azur. Moi, je suis plongé dans les tristes réalités, au contact de la maladie, avec ce seul

idéal : conserver à quelques malheureux la joie de la lumière

584

. » Il espère que l’année prochaine

il pourra respirer « l’air séraphique », car, à ce moment-là il doit se confronter à la vie dure,

survivre aux impôts écrasants et aux les soucis causés par le fisc.

Après l’accident, Margareta fait un procès au chauffeur. Dans les lettres tout le monde s’y

intéresse. Au début c’est le docteur Sourdille qui lui demande : « Pourquoi votre procès dure-t-il

trois ans déjà tandis que d’autres similaires sont jugés après quelques mois

585

? » Marinette, sa

lectrice, s’intéresse elle aussi à cela : « Et votre procès de Paris, où en est-il

586

? »Finalement il

paraît qu’elle perd le procès, comme le prouve une autre lettre de Marinette. « J’ai appris par Mme

Joubert que vous avez perdu votre grand procès. Mais est-il définitif ? Sans appel

587

? »

L’avocat qui s’occupe du procès, conscient de sa déception, lui explique dans une lettre

pourquoi le procès dure autant, depuis trois ans, tandis que d’autres, similaires, sont jugés après

581 Ibid.

582 Ibid.

583 BNR, Mss. CC/17, f. 52, lettre datée 25 août 1925, Nantes

.

584 Ibid.

585 BNR, Mss.CC/17, f. 49, lettre datée 26 octobre 1924, Nantes. 586 BNR, Mss.CC/17, F. 35, lettre datée 23 août 1924.

179

quelques mois de la date de l’accident. L’explication qu’il fournit est que, vu qu’il s’agit d’un

accident entrainant une responsabilité pénale, c’est le Tribunal Correctionnel qui s’occupe et par

conséquent la procédure est extrêmement longue. Le procès suppose une expertise et une enquête,

ce qui demande du temps. Il affirme que les compensations financières seront jugées

probablement comme trop importantes. « Si les juges sont guidés dans leur jugement par le souci

de réparer équitablement le tort énorme qui vous a été occasionné par l’accident – tort qui peut

être difficilement chiffré – alors vous obtiendrez un bon résultat. Mais si, par contre, on exige la

justification irréfutable du préjudice, votre procès devient plus précaire

588

. »

Revenue à la vie après ce passage par le monde d’au-delà, Margareta s’habitue petit à petit

à la situation, continue sa vie d’écrivaine et de traductrice, en dictant ses œuvres et le 10 % de la

vue normale qu’elle réussit à regagner lui suffira pour mettre à bout ses projets littéraires. Cette

expérience lui fait comprendre pourtant combien elle avait autour d’elle des personnes chères,

prêtes à l’aider, prêtes à souffrir à côté d’elle, c’est une expérience qui lui fait comprendre le sens

inestimable de la solidarité humaine. « Mais il faut tout de même ne pas négliger vos yeux

589

», le

conseil du médecin soucieux de la santé de son ancienne patiente aurait retenti probablement toute

sa vie dans ses oreilles.

Le 11 mars 1931, elle déménage à l’Asile pour les vieillards Mitropolitul Ghenadie, situé

au numéro 78, rue Labirint.