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Un peu plus tard, à l’âge où elle a déjà bien appris à lire, une lecture qui la fascine et qui contribue d’une manière décisive à sa formation spirituelle et morale est Leila dans l'île déserte 263

C’était un ouvrage en deux volumes, traduit de l'anglais; le premier volume portait le titre Leila

dans l’île déserte et le second Leila dans 1a maison paternelle. Le personnage principal était une

petite fille qui, revenant d'Amérique en Angleterre en compagnie de son père, Mr. Howard, fait

naufrage sur une île déserte. Le père et la fillette âgée de huit ans sont obligés d’y vivre trois ans

avant d'être rapatriés par un navire anglais de passage. Le père « parlait constamment à sa fille du

bon Dieu. Cette fois-ci il ne s'agissait plus de l'enfant Jésus, ami des fillettes du couvent, ni du bon

Jésus autour de qui tournait tous les récits de la religieuse aveugle de Carouge. Le héros des récits

de Mr. Howard était Dieu lui-même, un personnage merveilleusement grand, puissant et bon

264

. »

Mr. Howard voulait aussi que « sa fille fût parfaite, aussi développait-il en elle non seulement la

patience, l'endurance, toutes les qualités actives et précieuses que leur imposait leur vie de

Robinson, mais s'ingéniait surtout à lui faire comprendre l'utilité ou plutôt la nécessité de la

douleur noblement acceptée pour modeler une âme et en tirer ce qu'elle contient de meilleur

265

. »

La fille demanda à sa mère le sens du mot « épreuve », car ces idées étaient très nouvelles pour

elle, et elle ne tarda pas à les embrasser, étant très proches de ce qu’elle avait déjà accumulé

comme expérience de vie.

Elena reste, jusqu’à l’âge de la maturité intellectuelle de Margareta, la personne qui

stimule le goût pour la lecture de sa fille, qui lui fait connaître les grands auteurs. « Lorsqu’elle vit

que sa fille aimait à lire Le père Goriot jusqu'à sangloter, pendant des heures, le nez dans son

oreiller, elle lui fit venir de Paris tout Balzac en cinquante-deux volumes

266

. » Margareta dévore

l’œuvre du grand romancier, puis découvre les frères Goncourt qui deviennent pour elle non

seulement les écrivains les plus appréciés mais aussi un modèle qu’elle essaye de suivre, écrivant

avec sa cousine Marya à la manière des deux grands écrivains. Les deux jeunes filles se

passionnent pour Les frères Zemganno et se donnent même leurs noms: Gianni et Nello.

262 Ibid.

263 En réalité l’ouvrage s’appelle Leila ou L’Ile déserte. Il est signé par Ann Frase Tytler. 264 Blandine, Première partie, chapitre 17 « Leila dans l’île déserte ».

265 Ibid.

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Margareta est celle qui, en dépit de sa jeunesse, remplit d’instinct le rôle de Gianni l’aîné. « En

leur longues causeries intimes, elles décidèrent d’être comme eux, de vivre loin du monde,

d’écrire ensemble leurs livres et commencèrent même un roman qui ne fut jamais terminé et dont

le premier chapitre fut composé à la façon des Goncourt, c’est-à-dire qu’après l’avoir longuement

discuté ensemble, chacune alla l’écrire de son côté ; on compara ensuite les deux textes et on les

refondit en un seul, en conservant ce qu’il y avait de meilleur dans chacun

267

. »

Plus tard, Margareta se passionne pour les philosophes grecs. Son vieux professeur de grec

qui devient son grand ami et admirateur se prend d’affection pour la fillette, grâce « à la passion

qu’elle mettait à lire avec lui Euripide et Homère. Le vieux savant grisonnant et chauve avait la

tête d’un apôtre tel qu’on le voit dans les tableaux d’Albrecht Dürer, mais son visage était

empreint d’une bonhommie toute paternelle

268

. » Déçu par le manque d’intérêt des autres élèves,

il était totalement ravi par l’enfant studieuse qu’il appelait son petit dictionnaire. La fille

« touchait en lisant Platon au faîte suprême de la beauté morale, rendue en un style d’une

incomparable splendeur » et en lisant le Criton ou le Phédon elle éprouvait « une joie si vive,

qu’elle sentait tout son corps frémir et son cœur se gonfler à l’étouffer. Le sublime lui semblait la

seule atmosphère respirable

269

. »

Lire la philosophie grecque « la comblait d’une grâce intérieure dont elle ne connut pas

d’égal avant d’avoir découvert comme une terre nouvelle l’Évangile et Jésus. Les premières

extases religieuses si chères aux cœurs fervents, elle en fit l’expérience d’abord dans Platon. C’est

pourquoi, beaucoup plus tard, en plein vingtième siècle, quand elle lut Saint Augustin, elle

comprit combien il avait eu raison quand il avait dit que Dieu reconnaîtrait Platon comme un des

siens et quoique païen, l’accueillerait dans son ciel

270

. » Sans savoir beaucoup de choses sur la

religion, elle « vivait pourtant à la façon d’un dévot et d’un croyant en cherchant innocemment

dans Epictète, Platon et Marc Aurèle la nourriture de son âme qu’elle devait trouver plus tard dans

l’Evangile. La flamme qu’allumait en elle Socrate avivait de couleurs éclatantes tout ce que sa vie

d’écolière pouvait avoir de rebutant

271

. »

267 Ibid.

268 Ibid, Seconde partie, chapitre 16 « Trois amies ». 269 Ibid.

270 Ibid.

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À cette époque-là, la fille n’avait pas encore le droit de lire ce qu’elle voulait, et surtout

des romans. Quand les « grandes » lisaient à haute voix le théâtre de Victor Hugo ou Les Sept

Péchés capitaux d’Eugène Sue, elle était renvoyée. Elle était encore très docile et « n’eût jamais

songé à écouter ou à lire en cachette quoi que ce soit

272

». Quand on lui demandait d’apporter un

livre de la bibliothèque et on lui disait de ne pas regarder dedans, elle obéissait scrupuleusement.

Ce genre de tentation lui était encore inconnu.

Un jour, elle entend« les grandes » discuter avec grand enthousiasme à propos d’un des

livres d’Eugène Sue, dont le héros s’appelait Fernand : « Une partie des jeunes filles l’admirait

sans réserve, tandis que d’autres lui reprochaient de manquer de caractère

273

. » Elle ne comprend

rien car ne pas avoir de caractère pour elle n’avait aucun sens. C’est pourquoi elle demande le

sens de l’expression. Sa cousine lui explique que celui qui manque de caractère est un être faible,

irrésolu, qui ne sait pas dominer ses vices, qui se laisse entrainer par mille tentations. En

l’écoutant, la fille jura de n’être jamais pareille à Fernand. « Il fallait commencer tout de suite sur

elle-même un travail de perfectionnement. En cherchant bien, elle trouva qu’une de ses faiblesses

consistait à n’aimer point sauter à bas de son lit, dès que sonnait la cloche matinale », par contre

« paresser un peu au creux chaud du lit, engourdie par un demi sommeil délicieux, se lever au

dernier moment

274

». Décidant que celui-ci était son péché le plus grand, elle « alla donc prier une

petite camarade de venir chaque matin lui souffler à l’oreille le mot Fernand sitôt que la clochette

sonnerait.

275

» Ce fut le remède qu’elle trouva à sa paresse matinale.

C’était la période où l’on hésitait encore à permettre aux jeunes filles 1a lecture des

romanciers français, toutefois les romans anglais étaient acceptés. Parmi ceux-ci George Eliot

occupait une place tout à fait particulière, surtout grâce à son ouvrage intitulé Daniel de Ronda.

La future écrivaine avait depuis les premières années l’idée de générosité envers les faibles et les

déshérités, idée qui enflammait son cœur et imposait comme un devoir inéluctable l'obligation de

prendre parti pour eux, et d'aller dans cette voie jusqu'au sacrifice. « Daniel de Ronda mettait en

présence deux types d'humanité aussi admirables, aussi passionnants l'un que l'autre, aux yeux des

jeunes lectrices. L’un était Daniel, jeune Anglais doué de toutes les qualités de beauté et d'esprit

272 Ibid, Seconde partie, chapitre 6 « Fernand ». 273 Ibid.

274 Ibid.

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qui ornent d'ordinaire les héros de roman, l’autre était Mordecaï, son ami intime, philosophe juif,