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Ce qu’on pourrait retenir comme présentant un intérêt documentaire c’est le portrait du boyard à l’époque de cohabitation des styles oriental et occidental, portrait qui confirme

affirmation faite au début de ce chapitre, à savoir celle que les boyards roumains étaient

conservateurs et n’avaient aucun désir d’accepter le progrès : « Grégory Manescu était un de ces

vieux boyards aux mœurs simples, dont le type tend à se perdre. Franc et cordial par nature, mais

antipathique aux idées nouvelles, il protestait de toutes les manières contre les innovations de son

temps, son costume même en était une preuve, il portait en effet, la longue robe de soie, l’ample

pelasse de martre, le large pantalon de mérinos rouge serré au bas de la jambe, la calotte cerise, les

babouches jaunes et le long cachemire en guise de ceinture. Rien ne manquerait à son costume

oriental : le chapelet d’ambre, la montre turque, et jusqu’à l’ischlik, cet énorme bonnet rond de

deux pieds de haut sur quatre de circonférence

119

. » Grigore Manescu, aimait peu tout ce qui

évoquait la civilisation occidentale, il s’insurge surtout contre le langage très poli et plein de

fioritures de provenance française: « Allons, dit-il, quand aurez-vous fini toutes ces phrases ? Tu

veux danser avec ma fille, n’est-ce pas ? Eh, bien ! Demande-le-lui tout honnêtement

120

. »

Le même souci documentaire on le retrouve dans le portrait du Phanariote, dressé avec un

visible parti-pris: « Le Phanariote, né dans le faubourg du Constantinople, dont il tire son nom, est

un Grec renié par sa patrie, qui cherche à se greffer sur la première nation venue. Le Phanariote,

avant 1820, commençait par vendre de la limonade dans la ville des Sultans et finissait par monter

sur quelque trône des Principautés Danubiennes. Tout l’or qu’il amassait dans ses mille

commerces, il le versait à pleines mains dans les poches des vizirs, ceux-ci vendaient à l’enchère

118 Voir ci-dessus, le sous-chapitre « Le narcissisme. Le moi n’est pas toujours haissable ». Cf. Béatrice Didier,

op.cit., p. 30 : « Les meilleures romancières parviennent bien à créer des personnages masculins, mais dont le caractère souvent réside dans l’absence du caractère. »

119 Constance De Dunka (Camille d’Alb), op. cit., p. 11. 120 Ibid, p. 11-12.

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le trône des Principautés qui ne leur appartenait pas. Le Phanariote, revêtu de la kouka princière,

arrivait avec plusieurs de ses compatriotes aussi avides que lui. Tous les ministères, toutes les

hautes dignités étaient partagées entre les favoris ; chacun cherchait à dépouiller boyards et

villageois indigènes, sachant que sous peu un autre débitant de limonade arriverait de

Constantinople, revêtu de la dignité de prince

121

. »

Les idées concernant le progrès et la condition de la femme sont marquées par une position

d’équilibre: il faut accepter le progrès sans nier la tradition. Ces idées, que l’auteure développera

plus tard pendant ses conférences sont à l’époque très novatrices. On pourrait considérer la prose

de Constance de Dunka-Schiau comme « féminine » par les sentiments qui sont souvent

hypertrophiés, par les personnages masculins qui sont soit un comble de méchanceté et de ruse,

soit esquissés d’une manière romantique, comme le damné, qui succombe à cause de sa passion.

Alba Monte (Eliza Opran). Sur cette écrivaine nous n’avons aucune information, sauf

celle qu’elle est l’auteure du roman Une destinée étrange

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, publié en 1880, roman qui n’existe

plus d’ailleurs dans aucune bibliothèque de Roumanie. C’est un roman épistolaire dont la matière

est constituée des lettres de Julia Castelnalt de Raon, lettres adressées à son amie Constance de

Saint-Brieuc. Constance a quitté déjà le pensionnat où elles se sont connues et, revenue à la

maison, est en train de se marier ; la relation reste vivante par l’intermédiaire des lettres.

À travers ces lettres, la voix narrative, celle de Julia, raconte son histoire de vie : morte

quand la fille était en bas âge, sa mère l’avait confiée à sa meilleure amie, qui était aussi la

marraine de la fille. Celle-ci l’élèvera jusqu’au moment où elle-même s’approchera de la fin de la

vie. Pour ne pas la laisser dans les mains de son oncle, le frère de sa mère, décidé à la spolier, la

marraine l’épouse (malgré l’âge de la fille) à son frère, un personnage bizarre qui n’aimait que la

peinture et la nature. Bientôt la fille est amenée en France comme pensionnaire chez Mme

Desrosiers. Pourtant, celle-ci est obligée de fermer le pensionnat à cause des difficultés

financières. Soucieuse pour le sort de Julia, elle écrit à Henri de Raon, le « mari » de Julia qui fait

son apparition et propose à la fille de l’emmener à sa maison et d’y vivre séparément jusqu’à l’âge

de la maturité ; moment où ils décideront s’ils resteront ensemble comme mari et femme ou ils

121 Ibid, p. 127-130.

122 Alba Monte (Eliza Opran), Une destinée étrange, Paris, E. Dentu Éditeur, Libraire de la Société des gens de lettres, 1880, republié en roumain sous le titre O soartă stranie, foiletonul revistei Războiul, 1880, an III, nr. 109-112.

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divorceront. Entre les deux commencent une histoire d‘amour faite d’avancées et de reculs qui

finira par l’accomplissement de l’amour.

Une destinée étrange est un très bon roman, bien écrit, dont le discours est très spirituel,

les lettres sont un « bavardage » intelligent, écumant. À le lire, on n’a pas l’impression d’avoir

affaire à un des premiers romans. Il est très probable que l’auteure a passé une bonne partie de sa

vie en France, ainsi s’explique la qualité de la langue française qu’elle utilise, le roman ne semble

pas être une traduction. La forme de la lettre

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confère plus d’authenticité et la radiographie d’un

sentiment, qui est suivi dans sa progression, de la méfiance à l’amour, est très bien réalisée. On

trouve des pages intéressantes sur « la chambre à soi », sur les occupations de la jeune fille

124

, les

femmes mariées

125

, l’art de la causerie

126

, la nature

127

, des thèmes spécifiques pour une littérature

féminine de XIX

e

siècle.

Marie Demetrius Ghika (Mme Edmond de Hertz) est une écrivaine tout aussi inconnue

que ses collègues de la même génération. Ce qu’on peut déduire c’est qu’elle faisait partie de la

famille Ghika et qu’elle a contracté un mariage avec Edmond de Hertz. Elle publie à Paris Heures

de loisir

128

, un recueil de poésies, en général des élégies et des méditations sur les thèmes

romantiques de l’amour, la mort, le rêve. L’ouvrage commence par une poésie-dédicace qui fait

l’éloge de sa « chère cousine », « Madame la Princesse Dora d’Istria » : « Ces vers, éclos en

Roumanie/ De ma jeunesse sont les fleurs/Aux pâles et frêles couleurs./Pour leur donner un peu

de vie/ Il ne leur faudrait qu’un rayon/ De cette splendeur infinie/Noble symbole du génie/Qu’on

voit briller sur votre front

129

. » Les vers sont sensiblement influencés par l’esthétique romantique

et les modèles sont visiblement Lamartine et Hugo, mais le ton élégiaque, larmoyant, est remplacé

quelquefois par un autre, plus optimiste, qui ne manque pas de sensibilité et de fraîcheur, comme

dans le sonnet Soirée de printemps : « Un soir, sous les tilleuls, nous rêvions toutes deux./Le

murmure des eaux, le parfum des prairies,/Je ne sais quel soupir et quels accents joyeux,/Faisaient

123 Le roman epistolier est considéré, à côté du journal, comme première forme de littérature féminine. Voir ci-dessus, le sous-chapitre« Se replier sur soi-même : autobiographie, journal, écriture du dedans ».

124 Ibid, p. 234. 125 Ibid, p. 240. 126 Ibid, p. 241. 127 Ibid, p. 240.

128 Marie Demetrius Ghika (Mme Edmond de Hertz), Heures de loisir, Paris, Lachaud et Burdin, Libraire-Éditeur, Bucarest, Chez tous les libraires, 1874.

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naître dans mon cœur de douces rêveries.//Le rossignol dans l’humide buisson,/L’écho lui

répondait dans la forêt voisine,/Mille étoiles brillaient dans leur grâce divine/Et les senteurs

d’avril parfumaient le vallon

130

. »

La princesse Aurélie Ghika. À propos de cette écrivaine, complètement inconnue, G.

Bengescu nous offre l’information qu’elle est d’origine française, née « de Subirau », que son

premier livre sur la Roumanie La Valachie moderne a été sévèrement accueilli par la Revue des

livres nouveaux (août 1850) critiquant le style de l’auteure. Quelques informations sur son destin,

nous avons trouvées dans la généalogie de la famille Ghika. En effet, Aurélie Soubirau est née à

Caen le 27 mars 1820 et est morte le 21 février 1904. Mariée au prince roumain Grigore IV

Ghika, député (1812-1858), ils ont eu deux enfants Lucia Ruxandra et Gheorghe.

En 1848, Aurélie Ghika fait paraître à Paris, au Comptoir des imprimeurs unis, Le petit