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Les « grandes rencontres » de la vie de Margareta n’ont pas fini ; après celle avec Edmond

de Goncourt, en 1892, suit une autre, tout aussi importante. Arrivée à Genève, Margareta

372 BNR, Mss. CCCXLIII/2, f. 56, lettre datée mercredi le 21 février ’94.

373 Ibid.

374 Nous utilisons ce terme dans le sens donné par Nathalie Heinich dans l’ouvrage États de femme : L’identité féminine dans la fiction occidentale, Gallimard, 1996.

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s’empresse de chercher Edouard Rod dont elle ne connaît pas l’adresse, comme cela a été le cas

pour Edmond de Goncourt. La future écrivaine avait lu La Course à la mort et Le Sens de la vie et

s’était mis en tête de connaître l’écrivain « dont l’œuvre l’avait frappée par l’originalité de la

pensée, 1a simplicité d’un style absolument dépouillé d’ornements et la sincérité d’un pessimisme

bravement adapté et rehaussé par de profondes résonnances morales

375

. » Elle avait lu aussi Les

Roches Blanches, Au milieu du chemin de la vie et Le Glaive et le Bandeau, ainsi que son dernier

livre La seconde vie de Michel Tessier.

Pendant trois jours elle est à la recherche de l’adresse, sonnant à la porte des maisons

qu’on lui a indiquées comme étant la demeure d’Edouard Rod. Dans une villa enfouie sous des

roses, la maîtresse de maison, une Russe enthousiaste, lui indique, après une longue conversation

à l’éloge d’Edouard Rod dont elle aussi admirait les ouvrages, la véritable adresse de l’écrivain :

c’était villa Iris, à Champel.

Bientôt trouvée, la villa lui semble imposante, « entourée de parterres et d’ombrages

376

».

Margareta se hâte de se présenter au maître avec deux petits cahiers contenant son journal qu’elle

avait tenu par à-coups, durant les dernières années. Elle comptait les soumettre à l’écrivain, dans

l’espoir qu’il lui dirait avec franchise, si après cette lecture, il trouvait en elle « l’étoffe d’un futur

romancier

377

». Cette fois-ci elle a plus de chance que dans la rencontre avec Edmond de

Goncourt, elle est tout de suite introduite chez l’écrivain.

Au moment où la jeune femme le vit pour la première fois, elle constate que c’était un

« homme encore jeune, au visage pâle, au grand front large et bien dessiné, aux yeux sombres, dont 1e

regard lent et pensif exprimait un amer désenchantement. Une courte barbe brune, en pointe,

accentuait la pâleur de son teint et toute l’attitude du corps, pourtant vigoureux et bien campé, reflétait

une tristesse presque morbide

378

. » Les livres qu’elle avait lus lui avait fait comprendre qu’il « jugeait

la vie, les hommes avec une clairvoyance désabusée, douloureusement sensible aux faiblesses et aux

tares d’une humanité qui le décevait non sans lui inspirer une indulgence attendrie

379

».

375 Blandine, Cinquième partie, chapitre 5 « Miss Cozens ». 376 Blandine, Cinquième partie, chapitre 14 « Edouard Rod ». 377 Ibid.

378 Ibid.

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Le dernier roman racontait l’amour déchirant d’un homme marié et père de famille pour

une jeune amie de sa femme. Pour « élever contre sa faiblesse un obstacle insurmontable », le

héros de ce livre avait proposé au Parlement dont il était membre, une loi contre le divorce, qui,

votée, le séparait « à jamais d’un bonheur vaguement entrevu

380

». Ainsi le livre était construit sur

ce conflit intérieur entre amour et devoir. Le sujet avait touché la future écrivaine parles thèmes

du sacrifice et de l’héroïsme qui la préoccupaient aussi. Elle entame alors une conversation sur ces

thèmes, parlant du « parfum de vérité qui s’exhalait de cette œuvre », citant des fragments où elle

sentait cette touche de vérité qui constituait pour elle l’attrait du roman. Embarrassé, l’écrivain

reconnaît que l’histoire n’est pas totalement inventée, qu’elle a été écrite à partir d’une pile de

lettres oubliées par une famille d’américains qui avait habité la villa d’un ami.

Arrivée à la pension Richardet, Margareta se rend compte qu’elle a fait la plus grande

gaffe de sa vie. Grand-mère Richardet et ses deux filles lui expliquent que le livre d’Edouard Rod

contenait en fait sa propre histoire d’amour. « Tout le monde sait qu’il est épris d’une jeune fille

très honnête d’ailleurs, et qu’il est malheureux comme les pierres. Sa femme passe sa vie à

sangloter ; quant à la jeune fille, elle s’absente de Genève aussi souvent que cela lui est possible,

mais elle a ici sa famille qu’elle ne peut quitter pour de bon. Alors c’est lui qui veut renoncer à sa

chaire de professeur à l’Université et s’installer à Paris. Ce sera une grande perte pour Genève.

C’est un secret qui court les rues ; tout le monde en parle ici, on fait des paris sur l’issue. Cette

histoire d’américains et des lettres trouvées, il l’a improvisée à votre intention, mais il a dû être

bien embarrassé, le pauvre homme

381

. »

Dans la lettre habituelle adressée à sa mère elle se plaint de sa maladresse. Celle-ci la

console : « Donc tu as été stupide devant Rod. Je ne le crois pas. Tu étais émue, voilà tout. Il est

trop grand connaisseur du cœur humain pour n’avoir pas compris ton état. Mais c’était pour

aujourd’hui même, qu’il t’avait fixé un rendez-vous, voyons. Écris-moi vite le résultat de cette

entrevue. Pourvu que tu ne te décourage pas dans ton premier essai, pauvre chérie, tu as déjà

perdu confiance en toi-même. J’espère qu’avec l’âge tu apprendras à trouver le juste milieu entre

380 Ibid.

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les deux. Combien d’écrivains qui, à ton âge, ne savaient pas leur orthographe – cela ne les a pas

empêchés de devenir de grands écrivains

382

. »

La mère avait raison. Le lendemain, quand Margareta se rend chez Edouard Rod pour

récupérer ces cahiers et apprendre son avis à propos de ce qu’elle y a écrit, elle constate qu’il n’est

pas fâché. Il enclenche la conversation en demandant quel est le nom du poète anglais qu’elle a

cité. Les vers appartenaient à Robert Browning et Margareta pense qu’ils l’ont intéressés parce

qu’ils résumaient son état d’esprit. Puis il lui parle des défis qui menacent l’existence d’une

femme-écrivain. Elle n’en est pas encore consciente et à cette époque de sa vie elle ne pourrait pas

deviner « les luttes qu’elle aurait à soutenir plus tard », qui « ne se précisaient pas dans sa pensée,

et de ce fait n’avaient rien qui pût l’effrayer

383

». Ce qui l’intéressait c’était de savoir si elle avait

les qualités nécessaires pour devenir écrivain et de ce point de vue l’avis fut tout à fait favorable.

Elle quitte donc Edouard Rod heureuse et court chez elle pour raconter à la mère l’histoire

de l’entrevue. « J’ai été aujourd’hui chez Rod. Il a été charmant, m’a promis la préface et de me

trouver un éditeur, mais il ne peut me donner une réponse que la semaine prochaine, car il est trop

occupé. Tu comprends comme je serai heureuse s’il me trouve un éditeur à Paris ! Est-ce moi qui

devrais payer à l’éditeur pour l’imprimer ? Mais s’il demande 1000 francs ? Je ne sais rien de ces

choses-là et ne m’en occupe pas avant de savoir si Rod trouve ça assez bon pour être publié. Il

m’a promis de me dire franchement. S’il me dit que cela ne vaut pas 2 sous, je ne serai pas

étonnée

384

».

Finalement Edouard Rod l’a aidée à publier la traduction des vers de Mihai Eminescu et la