• Aucun résultat trouvé

A - Tekhnê et logos : ne pas dissocier les usages des techniques

dénomination spécifique pour un champ transversal

I.2. A - Tekhnê et logos : ne pas dissocier les usages des techniques

Étymologiquement, le mot « technologie » vient de « tekhnê » (art en grec) et de « logos»

(pensée). La « technique » signifie une façon de produire, une méthode de travail (la technique d’un alpiniste ou la technique d'un violoniste par exemple, c’est-à-dire un usage extrêmement normé et codifié), mais aussi les outils et tous les dispositifs techniques

« réels » qui y sont associés (les ingénieurs par exemple font un « état de l’art » pour connaître les développements récents d’une technique en particulier), tandis que le mot

« technologie » regroupe les discours qui les accompagnent et la pensée qui les sous-tend.

Nous n'adopterons pas ici une distinction étanche entre technique et technologie car elle est porteuse soit de déterminismes sociaux, soit de déterminismes techniques [PROULXS, 2000]. C’est pour éviter ce cloisonnement que nous désignons certaines pratiques artistiques comme étant « tekhnê-logiques » et non spécifiquement techniques (électroniques, vidéographiques, numériques, etc.) ou spécifiquement technologiques (de purs discours sur la technique). Elles relèvent donc tout autant des usages techniques

(utiliser un ordinateur, une caméra vidéo, etc.) que des usages sociaux, des discours et des imaginaires qui les accompagnent ou les structurent. Ceci nous permet d’éviter une dichotomie entre technique et logos, entre pratique manuelle et pensée intellectuelle, entre praxis et théorie. L’art tekhnê-logique est producteur de machines techniques (« installations », « dispositifs » sont des termes fréquemment utilisés dans le domaine de l’art contemporain) qui sont aussi des machines sociales [G. DELEUZE, C. PARNET, 1996]. L’art tekhnê-logique n’est pas seulement un champ socio-technique, c’est surtout une longue chaîne dynamique d’acteurs différents reliés entre eux : des acteurs humains (artistes, ingénieurs, juriste, spectateurs etc.) et des acteurs non-humains (acteurs sémiotiques, des figures-types, mais aussi des agencements techniques) [LATOUR, 89]35.

Les « arts tekhnê-logiques » ne se constituent pas comme un champ artistique homogène, ni par des postures critiques semblables. Ce champ est en effet caractérisé par une hétérogénéité des approches tant pratiques que théoriques, mais il est spécifique dans le fait qu'il désigne non seulement un espace social (avec ses enjeux symboliques) mais aussi des lieux, des topoï, où il est possible d'examiner des pratiques artistiques de détournements et d'appropriations de dispositifs technologiques contemporains. Nous préférons donc cette désignation large en lieu et place de celles, plus resserrées, communément admises par une partie de la critique et des artistes : « art vidéo », « art numérique », « computer art », « net art », « arts interactifs », « art virtuel », « art de la communication », etc. Elle les contient toutes, sans pour autant leur assigner une fonction commune (par exemple l'interactivité ou la communication), une façon de faire identique (par exemple travailler avec le Web ou la vidéo), ou une vision artistique partagée (par exemple un courant artistique singulier). Les arts tekhnê-logiques n’ont pas pour sépcificité d’user de la technique (tous les arts en usent, y compris les arts les plus

« conceptuels » et les moins « matériels »), mais d’introduire une dimension critique de la technique, quelle qu’elle soit.

35 Pour la notion d’acteurs, consulter les pages 154, 292, 217, 279, 318-19, 322 et 338 in La science en action.

I.2.B - Penser les T.I.C. par l’épreuve des sens : une autre façon de définir les « usages »

Ces arts ne se définissent donc pas tant par les techniques utilisées (il en existe d’innombrables) que par leur propension à penser la technique, à l’éprouver, et, pourrions-nous dire, à la « sentir ». Les artistes utilisant les « nouvelles » technologies seraient entre deux mondes, entre un « monde » d'usage social et un « monde » d'usages techniques. La mise en résonance de ces deux mondes ne se caractérise pas par une connaissance approfondie de chacun de ces deux mondes mais par une expérience qui construit l'entre-deux. L'expérience de cet entre-deux, vécue comme un processus, permet aux artistes tekhnê-logiques de se construire leur « monde », différent des deux autres, mais s’appuyant sur certains de leurs éléments que l'artiste aura sélectionnés.

Comment se construit un monde ? Prenons l'exemple des aveugles, chers à Diderot. Dans leur cas, c'est tout l'appareil du sens commun qui s'est effondré : aucune synthèse centrale, aucune finalité ne vient combler l'absence de liaison entre leur répertoire sensible, le tact, et la vision qui sert de modèle à ceux qui voient. Le seul problème qu'ils se posent concerne l'unité de leur expérience, puisque la cécité les condamne à vivre entre deux mondes. Tout leur propos, c'est de se faire un territoire, un monde propre, tout en restant connecté au reste des hommes, tout en persistant à parler leur langage. [nous soulignons] Puisque entre vision et tact, aucune liaison directe ne peut s'établir, on pourrait penser que les aveugles resteront confinés dans un monde incertain, fantômatique, parmi des idées inadéquates et tronquées, des tentatives ratées. Pourtant, rien de plus délicat, de plus incisif que leur pratique : leur tact est assez fin pour suppléer à tout. Sans doute, il est sûr que des connections restent impossibles, mais il s'agit de phénomènes qui n'existent pas pour eux.

[…]

Par exemple la réflexion d'un miroir reste forcément inconcevable, quand on éprouve toute chose par la pulpe des doigts. Pourtant, en cherchant à percer le mur, l'aveugle aura cette formule éblouissante : c'est « une machine qui met les choses en relief loin d'elles-mêmes… » [DIDEROT]

Même si un miroir est plat, même si l'intuition, la donation, n'est pas possible, la traduction s'avère rigoureusement exacte. Et de fait, en dehors des purs phénomènes optiques qui échappent à sa puissance, l'aveugle parvient à retracer les connexions des autres dans sa propre langue. Par superpositions, il recrée pour son propre monde l'univers du visible. [nous soulignons] [PAPAÏS, 1995 : 90, 91]

L'expérience tekhnê-logique ferait toucher du bout des doigts, ou ferait entendre,

« ressentir », ce qui est invisible dans le domaine technique et techno-logique en ne créant

pas nécessairement des formes mais en créant des in-formations, dans son sens dynamique, en multipliant les possibles, en faisant éclater les formes-normes, en s’extrayant d’un ordonnancement symbolique particulier. Si nous devions définir « la » forme artistique, ce serait sans doute une « non-forme », à l’image des graphistes chinois qui se sont employés pendant des siècles à créer la « grande image sans forme ». [F.

JULLIEN, 2003]

Telle est l'expérience de l'aveugle admirablement décrite par Papaïs : l'artiste produit son monde propre, avec son « langage » qui lui est singulier et qui lui sert pourtant de lien entre la réalité et lui, entre son expérience singulière et les mondes qui l'entourent, entre lui et les autres (les spectateurs, les lecteurs, les auditeurs mais aussi ceux avec qui il a éventuellement travaillé pour créer son monde : ingénieurs, techniciens, sociologues, etc.) Le propos artistique ne repose absolument pas sur une « illustration » de sa propre vision des choses (sa vision de l'art, sa vision de la technologie, etc.). La vision comme expérience en soi prévaut, même s'il elle s'incarne finalement dans une œuvre, dans un objet ou dans un dispositif tangible et d'apparence stable et fini (une installation vidéo, un cd-rom, un concert, un roman, un site Web, etc.). Car l'objet produit est le lieu, le territoire, où l'expérience artistique, à défaut d'être partagée avec quelqu'un d'autre, va créer des connexions avec celui qui l'entend, la regarde ou l'expérimente avec ses sens.

Pour l'aveugle, le tact, c'est la notion commune, le film de trame, l'intensité dominante qui entre en résonance avec tous les ordres sensibles, c'est la ritournelle qui vient tracer le territoire. Il suffit de cette dominante, il suffit du tact pour que tout l'être soit donné, dans l'infini de ses nuances, avec la garantie constante d'un accord pratique qui s'éprouve à même la chair. C'est l'usage qui fait l'expérience [nous soulignons], pourvu qu'on l'invente, pourvu que la puissance s'exerce. Si nous l'exerçons, alors, comme les aveugles, nous pouvons transformer le manque, en remplissant l'absence. [PAPAÏS, 1995 : 92]

Si l'art tekhnê-logique permet de penser la technique en l'éprouvant (dans tous les sens du terme), ce n'est pas pour autant un espace de partage, de « communication » d'un

« message » artistique, c'est davantage un « accord pratique » qui s'éprouve de façon sensible, avec tout ce que cela suppose comme ambiguïtés entre malentendu et résonance, entre complexité et simplicité, entre singularité et universalité. L'usage « tekhnê-logique

», dans tous ses registres et dans toutes ses dimensions temporelles (des usages

« créateurs » : recherches, essais, tests puis finalement réalisation, invention ; aux usages des spectateurs : écouter, voir ou expérimenter une œuvre), n'est pas un outil ou une

finalité en soi, il se constitue en lui-même comme un processus d'agencements sensibles singuliers. Cette expérience tekhnê-logique est vécue par son ou ses inventeurs puis par ses expérimentateurs à travers l'invention de formes sensibles singulières qui sont tout à la fois le lieu et la force qui permettent une telle esthétique.

User de dispositifs techniques ou des objets techniques de communication, en créer parfois, participe à une pensée artistique en action, à la fois pensée et praxis. Les médiums utilisés, ou pour ajuster à notre époque cette terminologie des années 1960, les médias utilisés ne sont pas de simples supports ou moyens de transmission, ils deviennent sujet et objet de l’œuvre. A la manière de ces « arts médiatiques » [POISANT, 1995] qui sont une des façons de penser les nouveaux médias, les « arts tekhnê-logiques » pourraient créer un champ théorique et pratique, critique, des techniques et des technologies contemporaines. Cette mise en situation critique, sous tension, de formes diverses pouvant être éprouvée par les sens participe pleinement à une esthétique du processus que nous désignerons dans la dernière partie de cette thèse comme une esthétique in-formationnelle.

.I..3. - Une critique des usages télécommunicationnels :

analyse de « Crossing Talks » de M. Benayoun