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B - Pour une définition ouverte des usages à travers la notion de

B. c - Premières définitions des catégories de formes

Nous avons, à ce stade introductif, abondamment évoqué le terme de « forme » et l’avons déjà qualifié de différentes manières (symbolique, socio-technique...), il est donc nécessaire de poser quelques définitions sans pour autant y plier à l’avance nos observations (c’est-à-dire proposer des définitions définitives et fermées) mais au contraire pour les faire travailler.

Si la plasticité de ces premières définitions nous permet par la suite de ne pas être pris au piège d’une lecture préétablie des faits observés, elle correspond aussi, reconnaissons-le, à notre difficulté de nommer effectivement des catégories de formes distinctes les unes des autres alors qu’elles sont soit étroitement liées entre elles. L’irréductibilité des formes à être définies comme étant techniques, culturelles ou sociales, déjà-là ou émergentes, est en effet contenue dans notre hypothèse in-formationnelle : elles sont tout cela à la fois.

Mais pour qualifier et rendre intelligible ce que nous entendons par processus in-formationnels, il faut se résoudre à poser des définitions, mêmes succinctes, quitte à les déconstruire ou à les approfondir tout au long de notre recherche. Cette première sélection de formes (en les nommant) est donc arbitraire et pose déjà une série de questions.

Les formes symboliques

Lorsque nous parlerons ainsi de « formes symboliques », ce que nous avons déjà commencé à faire, nous empruntons ces termes à Erwin Panofsky (et à Cassirer) mais nous en proposerons une définition moins fermée. Nous considérerons que les formes symboliques ne correspondent ni à un art de la symbolique, ni à un exercice de style

« symboliste ». Ces formes, pouvant être graphiques, discursives, architecturales, ou de toute autre nature, sont construites selon un ordre et des lois internes qui les dépassent mais qu’elles contribuent aussi à faire exister. L’exemple de l’interdépendance entre l’innovation architecturale gothique et la pensée scolastique qui lui était contemporaine

montre que le Gothique n’a pas pour unique fonction de représenter un ordre symbolisé (symbolisme formel) mais aussi, et sans doute essentiellement, de participer à la réalité de cet ordre lui-même. [P. BOURDIEU, E. PANOFSKY, 1974] Dans ce cas précis, l’ordonnancement architectural correspond à celui d’une pensée. Cependant, nous ne nous inscrivons pas totalement dans l’interprétation physio-psychologique de Panofsky qui introduit la notion de représentation de la réalité (semiosis) dans l’art (symbolique) lorsqu’il fonde par exemple la perspective sur le mécanisme du processus de la vision.

Nous reprendrons davantage le terme « symbolique » dans le sens que Cassirer lui aura attribué dans sa seconde période, au voisinage de la phénoménologie des années 1920-30, sans pour autant imaginer produire une sémiotique générale (ni même différentielle), puisque nous attribuons des « formes symboliques » par exemple à des agencements techniques qui ne sont pas le résultat d’une sémiotique élaborée a priori : ils créent des formes encore non intelligibles aujourd’hui mais pourtant déjà en action. La semiosis est alors à son tour informée, elle n’est pas un référent physiologique séparé, elle est, elle aussi, inclue dans la relation entre le <perçu - vécu> et les symboles différentiels fabriqués par l’écologie humaine : la technique, l’art, la religion, les mythes... Quitte à risquer une proposition semblant invoquer, à ce stade introductif, une « pensée magique », ou une mystique, nous posons l’hypothèse que l’in-formation est l’entre-deux, la relation dynamique et quasi-organique, du domaine primaire de la semiosis et de la sémiosis élaborée.

Le domaine primaire de la sémiosis serait la perception en tant qu’elle donne du sens au perçu, vécu. Elle rattache (comme le dit René Thom) les formes saillantes qui répondent aux capacités de nos organes sensoriels et des centres neuraux qui les contrôlent au formes prégnantes, issues de la sélection fonctionnelle, des exigences contextuelles de l’écologie humaine. Au-delà de cette sémiosis spontanée, l’humain s’inscrit dans une évolution culturelle, dans des traditions linguistiques, artistiques, techniques, mythiques, etc., qui redéfinissent ce qui est saillant et prégnant sans pourtant sortir d’un cadre de variation fondamentale circonscrit par la sémiosis spontanée.

Les formes symboliques qui apparaissent dans la sémiosis élaborée, dans les traditions historiques ont un caractère différentiel, c’est-à-dire il ne suffit plus de les comprendre comme variations d’une force sémiotique sous-jacente, il faut voir les forces de différentiation, divergence, séparation, individualisation pour les comprendre. La différence entre les individus, les groupes, les sociétés, est elle-même une force majeure qu’il faut comprendre pour bien saisir les formes symboliques tels que les langues particulières, les traditions artistiques, techniques et les mythes et religions. [W. WILDGEN, 2001]

Tout en nous inspirant de René Thom pour les propagations par singularité et par similarité, comme nous l’avons fait plus haut, nous ne prêtons pas les mêmes significations aux termes « saillance » et « prégnance » puisque nous ne les délions pas nécessairement de leur cause (par exemple un son qui va stimuler nos organes sensoriels) de leur interprétation socio-symbolique (comprendre que ce son correspond à une

« sonnerie de téléphone »), nous les lions toutes deux au monde symbolique de la culture : la saillance comme forme reconnaissable en tant que telle n’est pas une forme

« naturelle » pure (dépendante d’une vision neuro-biologique), indépendante de notre propre observation formante (culture) ; la prégnance comme forme paradoxale, invisible dans les deux cas extrêmes : une forme en devenir ou en formation (une forme non stable à l’image d’un brouillard) ou une forme cristallisée (par exemple une doxa). L’in-formation étant le passage d’état à un autre, mais également l’ensemble des paramètres qui les font exister (visiblement ou invisiblement) : l’imaginaire, le savoir, les usages (dans le sens des pratiques) mais aussi des paramètres non humains (le contexte, des objets...). les émergences de formes pouvant être des saillances isolées, encore non reproduites, ou des prégnances de formes en devenir (pas encore saillance).

La forme symbolique n’est donc ni un code, ni un paradigme [Khun, 1983 : 10] puisque certaines de ces formes continuent à informer (« dans le sens fort ») dans des temporalités et des contextes différents, et ceci malgré l’avènement de nouveaux paradigmes ou l’apparition de changements radicaux dans les schèmes culturels. Mais comme nous l’avons souligné la forme symbolique peut se cristalliser, et devenir transparente, évidente comme le sont les Doxa, et invisibles aussi. La persistance dans le temps de certaines de ces formes, nous venons de le voir avec la perspective artificielle, mais nous le verrons aussi avec d'anciennes figures archétypales de l’artiste qui structurent encore aujourd’hui le statut symbolique de l’artiste, nécessitent une reconstruction de leur forme symbolique, non pas pour les y enfermer à nouveau mais pour comprendre leur efficience. Comment un statut spécifiquement post-moderne d’un artiste (l’artiste libéral dans son sens économique) réagence d’anciennes fonctions des arts mécaniques pré-renaissants?

Comment des interfaces technologiques de communication « intuitive » ré-introduisent dans la « société de contrôle » certains élément de l’ancien « régime de souveraineté » ? Comment la designo de Vinci est retravaillée dans la forme projet des processus managériaux ? Ces persistances ou ces résurgences posent la question de l’évolution des

formes, toutes sortes de formes (symboliques, organisationnelles, techniques, etc.), et semblent d’ailleurs contredire les théories évolutionnistes.

Lorsque nous solliciterons donc le concept « forme symbolique » pour parler (ou faire parler) des installations artistiques, ou des installations non-artistiques comme un gazomètre du XIXème siècle ou d’un système de télécommunication du XXème siècle, ou de tout autre agencement. Nous ne nous intéresserons pas en premier lieu à ce que l’artiste, l’ingénieur, ou tout autre acteur-concepteur, a voulu symboliser dans une œuvre (son « message » ou son « concept ») mais davantage à la façon dont il s’est constitué. Ce qui nous amène à penser les formes symboliques, non pas comme de simples « symboles de » (métaphoriques), mais comme un jeu entre ce qui les constituent (techniquement, socialement, politiquement...) et l’apparence perceptible ou intelligible qui les caractérisent. Cette hypothèse nous amènera à supposer des formes symboliques contemporaines : les interfaces dites « intuitives », et plus largement les TIC, feront l’objet d’une analyse croisée entre des pratiques artistiques qui en usent et des pratiques de R&D qui les développent, et nous amèneront à nommer ce qui nous semblerait être une forme symbolique contemporaine : les gaz media ou les gaz medias.

Cette forme symbolique peut exister aussi comme une forme socio-technique. Cette dernière ne cessera de se modifier au fil du temps techniquement mais aussi socialement (émergence de nouveaux usages, perfectionnement ou innovation technique...), mais cette trans-formation n’affectera pas nécessairement sa forme symbolique, elle la renforcera peut-être.

Les formes socio-techniques

La catégorie « forme socio-technique » que nous utiliserons souvent est, elle aussi, polysémique, mais elle reste cependant suffisamment évocatrice pour comprendre son sens : certaines formes considérées comme étant « purement » techniques (une machine à laver le linge, un moteur de voiture, un système d’exploitation informatique, un appareil à résonance magnétique...) sont aussi et indissolublement des formes sociales, moins visibles et plus mouvantes. Nous ne sous-entendons pas que la technique prédétermine l’usage social (l’inverse n’est d’ailleurs pas valide non plus) même si elle peut le conditionner partiellement, dans un cadre de fonctionnement [P. Flichy, 1994]. Pour paraphraser Gilles Deleuze, une « machine technique », c’est aussi une « machine sociale », même celle qui fonctionne automatiquement, sans intervention humaine directe.

Lorsque nous parlerons de formes socio-technique, c’est simplement pour nous rappeler cela. Les termes « techno-logique » puis « tekhnê-logique » s’inscrivent dans une réflexion identique : nous associerons toujours la technique et technologie aux dimensions sociales qui les constituent, qui les font exister ou même celles qui contribuent à les dé-former (les détournements d’usages par exemple) : des usages, des discours, des imaginaires, autant de pratiques constitutives.

Nous prendrons l’exemple de la forme socio-technique « C.A.V.E » (dispositif cubique d’immersion 3D) : ce sont des formes techniques suffisamment stables pour les nommer d’une manière générique (même s’il en existe différents types), et elles incluent autant la façon dont elles sont fabriquées techniquement que la façon dont elles sont utilisées par les usagers (artistes ou non). La forme socio-technique ne se réduit donc pas à ses éléments techniques, elle est constamment travaillée par les usages qui l’ont conçue ou qui la font opérer. Le CAVE (nous nous y arrêterons plus longuement dans le cadre d’une étude de cas artistique), est un dispositif technique stable dans son agencement global (des images vidéoprojetées autour d’un spectateur interacteur) mais qui, à chaque utilisation, sera différent dans les modalités d’interactivité (et donc dans sa dimension d’usage social), dans ses modalités de fabrication technique (différentes manières de vidéoprojeter les images, différents types de systèmes informatiques, le relier à des TIC ou non...) et dans sa dimension symbolique (former un pilote d’avion dans, créer une installation artistique...).

Son efficience socio-technique (donner l’illusion au spectateur d’être immergé dans un environnement dit virtuel) n’est pas nécessairement corrélée à sa dimension symbolique (un usage de formation professionnel dans un cas ou un usage de type artistique dans l’autre). La forme CAVE existe autant par le fait qu’elle soit reconnaissable comme telle que par les détournements qui la font travailler de l’intérieur. Elle existe aussi dans sa dimension économique et commerciale car elle est une marque déposée, ce qui ne sera pas sans poser de problème, nous le verrons en détail lorsqu’un artiste se servira de cette forme (reconnue comme telle) en contestant pourtant son attachement juridique et commercial.

Les formes organisationnelles

Nous parlerons aussi de « formes organisationnelles ». Ces formes n’apparaissent pas nécessairement comme des formes visibles, circonscrites à une forme socio-technique précise (un intranet, un dispositif de télécommunication...). Elles peuvent revêtir une apparence banale ou diffuse, et, en se développant dans le temps, changer d’apparence technique mais pas de forme organisationnelle. Nous prendrons l’exemple d’artistes (notamment Yves Pazat*, Magali Desbazeille*) qui ont créé des installations vidéos interactives avec des technologies spécifiques. En retraçant leurs histoires de productions, et en remontant bien avant la conception de leur installation, nous nous apercevrons que la gestation de certaines formes organisationnelles s’incarnent progressivement dans des œuvres et des technologies différentes. Dans un cas l’utilisation d’un pigment

« fluorescent » dans une installation des années 1980 préfigurera ce que fera l’artiste vingt années plus tard avec des technologies plus contemporaines (et l’utilisation notamment d’images satellites dans un dispositif de type CAVE), dans un autre cas l’utilisation de la forme « passage piéton » dans une installation artistique prédéterminera la façon dont l’artiste gérera l’interactivité dans une installation plus récente qui ,d’apparence, n’a rien à voir avec un passage piéton. Les formes socio-techniques utilisées dans ces différents cas sont bien différentes (un passage piéton est différent d’un système de déclenchement vidéo, une couleur « fluorescente » est différente d’une image satellite) mais, la façon dont elles sont agencées dans les installations peuvent contribuer à construire une forme organisationnelle similaire. Cette forme organisationnelle est à la fois spatiale (attribuer par exemple au spectateur un certain type de déplacement dans

l’espace de l’installation pour que l’interactivité fonctionne) et temporelle (l’interactivité se fonde aussi sur le déroulement de l’action dans un temps donné). Dans les deux cas, elles conditionnent le statut du spectateur et sa marge plus ou moins grande à suivre les règles (ou à les détourner à son tour !).

Les formes artistiques

Une installation artistique qui utilise des technologies se rattache donc à des formes qui lui préexistent (une forme socio-technique, une forme symbolique...), qu’il faudra considérer comme telles pour ne pas les laisser dans leur fonction de « boîte noire », et peut produire elle-même, à partir de ces formes, de nouvelles formes en les faisant travailler autrement, en opérant une déterritorialisation (constitution d’un nouvel horizon d’attente). C’est ce que nous évoquions plus haut lorsque nous attribuons à l’artiste le statut de créateur de formes. Quelles sont-elles ? En quoi seraient-elles différentes des autres formes que nous venons d’évoquer ? Nous répondrons à cette question au fur et à mesure des cas que nous étudierons tout au long de la thèse. Méfions-nous en effet des définitions universelles appliquées à un champ où, justement, les approches singulières de chaque artiste devraient nous inciter à pratiquer davantage une casuistique. Nous pouvons cependant établir un premier cadre d’analyse sans pour autant lui attribuer la vertu d’expliquer la totalité des pratiques artistiques. Rappelons-nous que le champ artistique observé est limité aux artistes qui prennent pour objet et sujet les technologies. Les artistes travaillent alors avec et sur les technologies, dans leurs dimensions techniques, sociales et symboliques. C’est ce que nous appellerons des arts « tekhnê-logiques » pour éviter les malentendus produits par les multiples désignations actuellement en vigueur (« art de la communication », « art numérique », « Web art »...).

Lorsque nous disons que les artistes créent des formes spécifiques, cela ne signifie en aucune manière qu’ils créent des formes autonomes, coupées des autres activités humaines, mais elles se réalisent dans un champ symbolique particulier qui a accédé progressivement à un type d’autonomie symbolique (depuis notamment le XIXème siècle, l’art est désigné comme tel sans qu’il soit nécessaire de le relier à d’autres fonctions sociales). Ce paradoxe crée à notre sens une tension entre les usages sociaux non artistiques et les usages dits artistiques. Finalement, si nous devions poursuivre cette idée

que l’art est une activité symbolique spécifique, nous pourrions dire qu’elle dé-forme les formes sociales, elles les détournent de leurs fonctions usuelles, normalisées dans le champ social. Elles peuvent parfois transformer une forme sociale normalisée, et nous défaire (au moins temporairement) de son pouvoir. Avec Gilles Deleuze, nous pourrions également dire que l’art ne consiste pas à reproduire ou à interpréter des formes mais à

« capter les forces » et créer des « lignes de fuite ». Nous garderons cependant l’hypothèse que la majorité des artistes s’inscrivent dans un processus de « mises en formes » (même si elles sont contestataires ou « nouvelles ») et participent donc aussi à un processus de normalisation, parfois malgré elles. Les formes socio-techniques les plus strictes seraient des « formats », formes-normes, et les formes artistiques s’attacheraient à les dé-formater, les dé-normaliser (pour parfois les faire entrer dans une autre norme...),17 c’est-à-dire à les transformer en forces, en in-formation. Nous pourrions prendre comme exemple significatif de ce déformatage (ce dé-codage) le travail artistique du canadien Michel de Broin qui s’attache à

s’est employé à détourner la forme linéaire d’une route en respectant la convention de la

« ligne continue » du code de la route. Il en résulte une perturbation, un affolement des règles, qui aboutit, peut-être (nous le verrons tout au long de cette thèse), à un questionnement des normes établies et, finalement, à la création d’un lieu pour de nouveaux usages à partir d’usages normés qui ont été déviés.

Visuel : 12 tonnes de bitume, pictogramme, peinture signalétique / 40 mètres de long Installation permanente, Canal Lachine, Montréal, 200118

17 Jacques Perriault indique que « l’injonction de format ne concerne pas uniquement le message et son support, elle englobe le dispositif de réception. [...] nous nous interrogeons peu aujourd’hui sur les dispositifs d’accueil des réseaux numériques : quel en est le l ieu, dans l’appartement, dans la classe, dans les espaces publics ? » (in L’accès au savoir en ligne, Odile Jacob, coll . Le champ médiologique, 2002, Paris, 267 pages). Quand nous parlons ici de forme, nous intégrons l’ensemble des interactions in-formelles qui le constituent : de la conception à sa réalisation, du projet à sa réception par les spectateurs.

18 Visuel : http://www.kloud.org/mdb/entrelacement/index.html

De nombreux autres types de détournements existent. Ils correspondent à une des composantes de la logique de l’usage [Jacques PERRIAULT, 1989]. Ils procèdent, nous le verrons, de façons diverses (par déviance, par appropriation, par récupération, par modification...) et s’opèrent par décalages successifs et de différents types : sociaux, symboliques, techniques. Si les usages des artistes procèdent de cette façon, cela ne constitue pas en soi une spécificité au regard des usages sociaux en général, car, finalement, tous les usages intègrent plus ou moins consciemment des actions de braconnage, [M .CERTEAU, 1980] de bricolage [C. LEVI-STRAUSS, 1962] ou se réalisent par diverses autres façons d’adapter des usages préétablis à la réalité environnementale de l’usager. L’action de détournement ou d’appropriation de formes et d’usages n’est donc pas une spécificité artistique, par contre, et c’est là notre hypothèse, certains artistes systématisent cette posture de détournement (volontairement ou non) et la rendent perceptible lors du processus de création, pour, finalement, lui confèrer une nouvelle forme dans ce que Deleuze nommerait, à la suite de Charles Sanders Peirce, un percept, ou la création d’un « bloc de sensation ». Un tel processus crée des traces de natures temporelles diverses : éphémères ou durables, dynamiques ou stables, rapides ou lentes, en germe ou en fin de processus. Ces traces nous permettent de reconstituer une histoire des usages : la façon dont ils se sont formés ou transformés, la manière dont ils ont émergé et quelques-fois ont été abandonnés. Cette traçabilité condensée constitue le cœur de notre recherche pour répondre à la question de l’anticipation des usages sociaux des techniques.

Nous posons donc l’hypothèse que les artistes rendent perceptible ce qui est invisible.

Nous prendrons l’exemple du « SMS » qui, au fil des années, s’est constitué comme un usage majeur de la téléphonie mobile, et, pourtant, aucun des opérateurs de télécommunication n’a réellement anticipé cette émergence car les usages singuliers et non prévus, formes saillantes, sont devenus progressivement prégnants et donc perceptibles lorsque le phénomène a pris une ampleur quantitative. Le succès commercial du SMS a pourtant d’abord été un échec des méthodes industrielles d’anticipation. La concurrence croissante dans le secteur des télécommunications en Europe exige désormais une anticipation des usages non prévus pour concevoir des « services » (des formes-normes) en amont. La prolifération des outils et des dispositifs technologiques engendre peut-être une multiplication des usages saillants (mais quantitativement trop

réduits pour être perceptible dans une vision globale) qui deviendront des usages prégnants.

Les usages émergents sont visibles lorsqu’ils ne sont plus strictement émergents, mais lorsqu’ils sont dans leur phase de réplication, de propagation massive. Les artistes, et notamment ceux qui relèvent des arts tekhnê-logiques, permettraient d’observer un processus d’émergence d’usages, c’est-à-dire de rendre visible ce qui généralement se

Les usages émergents sont visibles lorsqu’ils ne sont plus strictement émergents, mais lorsqu’ils sont dans leur phase de réplication, de propagation massive. Les artistes, et notamment ceux qui relèvent des arts tekhnê-logiques, permettraient d’observer un processus d’émergence d’usages, c’est-à-dire de rendre visible ce qui généralement se